P.-V. Stock (p. 179-186).

XII

L’IDÉE MARCHE


Une lettre de Roger-la-Honte m’a appelé à Rouen ; il s’agissait d’une taxe extraordinaire à prélever sur un capital déterminé. Nous avons opéré la saisie pendant la nuit, afin de ne déranger personne, et nous sommes partis ensemble pour l’Angleterre. Je suis très content d’être revenu à Londres. L’Anarchie est un peu persécutée en ce moment et ses grands hommes se sont réfugiés sur le sol britannique. Ces théoriciens, ces faiseurs de systèmes qui ont si souvent déjà, dans leurs diverses publications, tracé la voie de l’humanité, ont sûrement une vision nette des choses, la prescience de l’avenir ; ils connaissent le secret du Futur, et peut-être…

Mais pourquoi pas ? Pourquoi me refuseraient-ils le secours de leur expérience ? Pourquoi ne voudraient-ils pas m’indiquer la route qu’il faut suivre ? Car ils ne doivent pas se payer de mots, ceux-là ; et s’ils parlent, ce doit être pour dire quelque chose. Si j’allais les voir ?… Oui, mais ils sont tant… Ils sont tant qu’il faut choisir.

J’ai fait mon choix : Balon, le psychologue anarchiste, que sa Cérébralité soldatesque a rendu si célèbre ; et Talmasco, dont le dernier livre a fait tant de bruit. Chez Balon, pour commencer.

Il me reçoit fort aimablement. Son abord n’est pas des plus sympathiques, pourtant ; il donne plutôt l’impression d’un pince-maille agité, d’un fesse-mathieu perplexe, d’un de ces parents pauvres qui meurent de privations sur les cent mille francs qui bourrent leur paillasse, d’un vilain tondeur d’œufs. Mais ses manières sont tellement accueillantes ! Il me met tout de suite à mon aise ; de telle façon, même, que je suis obligé de me déclarer un peu confus.

— La confusion ! dit Balon en souriant. Je ne connais que ça ; c’est quand on prend une chose pour une autre. Ça arrive tous les jours. Ainsi, pour ne vous citer qu’un fait, on me confond à chaque instant, moi, Balon le psychologue, avec M. Talon le sociologue. Qu’y voulez-vous faire ?… Que les gens continuent, si cela les amuse. Je ne suis, moi — et je tiens à le dire bien haut, car je prise avant tout la modestie — qu’un homme de science. Je m’occupe exclusivement des causalités, des modalités, des cérébralités, des mentalités, des…

Oui, oui, je ne l’ignore pas. C’est même étonnant qu’un écrivain puisse s’intéresser à tant d’aussi belles choses. Quelle cervelle il doit avoir, ce Balon ! Et je ne crois pas trouver une meilleure occasion de lui présenter mes félicitations au sujet de sa Cérébralité soldatesque.

— Ne m’étouffez pas sous les compliments, répond-il. Contentez-vous de dire que c’est une œuvre. Un chef-d’œuvre, si vous voulez ; et n’en parlons plus. Ah ! messieurs les militaires ont passé de mauvais quarts d’heure à l’époque où a paru mon livre. Les militaires ! Des pillards sanguinaires, tous !… Des bouchers ! D’horribles bouchers !…

Des bouchers ! Brrr !!!… Il faut l’entendre prononcer ce mot-là. Comme on voit bien qu’il a l’horreur de la viande ! Comme on le devine, comme on le sent — et comme on n’a pas tort ! — Car Balon n’est pas seulement un psychologue et un homme de science ; c’est encore un végétarien. Les légumes et les œufs constituent ses aliments : le lait est sa boisson. Bénédictin de la Cause, anachorète de la Sociale, moine du Progrès, confesseur de la Foi vivifiante, il n’a nul besoin de fouetter ses convictions avec des excitants vulgaires et de piquer sa pensée libre de l’aiguillon des stimulants équivoques. L’ébullition d’un potage aux herbes lui donne la note exacte de l’effervescence des désirs libertaires ; des œufs brouillés symbolisent pour lui l’état présent de la Société, dédaigneuse de l’harmonie nécessaire ; des salsifis, blancs au-dedans et noirs dehors, lui représentent le caractère de l’homme dont la bonté native ne fait point de doute pour lui ; il retrouve, dans le va-et-vient d’une queue de panais agitée par le vent, tous les frémissements de l’âme moderne ; et c’est dans du lait écrémé, image de la science, imparfaite, hélas ! qu’il cherche à étancher sa soif de progrès et de liberté.

Vie frugale, méthode de travail simplifiée, voilà le système de Balon. Simplifiée ! Que dis-je ? Réduite à sa plus simple expression. Car Balon a un procédé à lui. Je le connais, mais n’attendez point que je vous en fasse part. Le libraire qui lui fournit à forfait les vieux journaux qu’il découpe, et l’épicier qui lui vend sa gomme arabique ne vous en diraient pas davantage.

Aussi, ça tient, ce que fait Balon. C’est épais et solide. Il n’a rien inventé, je l’accorde. Mais il vous présente les choses d’une façon tellement inattendue ! C’est presque l’histoire de l’œuf de Colomb. Omne ex ovo. Quel œuf !

Balon est un pondeur. Il a déjà fait, des parasites de la Société, plusieurs vigoureuses peintures — à la colle. — De plus, c’est un couveur. Il mijote quelque chose qui ne sera pas, comme on dit, dans un sac. Il prouvera victorieusement, une fois de plus, que l’Idée marche. Certains écumeurs ne seront pas contents, peut-être. Qu’ils tremblent dès aujourd’hui, comme ils l’ont fait si souvent déjà — car c’est l’effroi des exploiteurs et la terreur des soudards, cet homme de science refusé au conseil de révision, ce psychologue qui dissèque les âmes aussi froidement qu’il découpe son papier, qu’un verre de vin fait pâlir et qui cane devant un bifteck !

Balon est convaincu de l’excellence des théories anarchistes. Il me le déclare hautement. Certaines de ses phrases respirent la bataille, semblent saupoudrées de salpêtre. Balon, lui, à force de s’abreuver de laitage, a pris, plutôt, une odeur d’érable ; il fleure la crèche, il sent la nourrice sur lieux…

Pas de blague ! Cette nourrice-là, si sèche qu’elle paraisse, allaitera les générations futures ; et c’est à ses mamelles bienfaisantes que viendront boire les hommes de demain. Ah ! Balon, biberon de vérité, homme de science, alma mater !…

Je voudrais vous le faire connaître, au physique, comme je vous l’ai présenté au moral. Mais, voilà, c’est bien difficile ; et je ne sais pas trop comment dire : Petit, noueux, des genoux qui font des avances et des épaules qui demandent l’aumône, un nez en patère et des oreilles en champignons, des cerceaux de vestiaire en guise de bras, des pieds à rebords et plats comme des égouttoirs à pépins — il me donne l’idée d’un porte-manteau rabougri, d’un porte-manteau pour culs-de-jatte.

Comme j’ai eu raison de me raccrocher à lui, d’avoir foi en son expérience ! Il m’a fait voir des choses que je ne soupçonnais pas ; non, je n’aurais jamais cru les doctrines anarchistes aussi compliquées…

— Ne doutez pas du succès définitif, me dit-il en m’accompagnant jusqu’à la porte. L’étude des causalités des mentalités actuelles, basée sur la comparaison raisonnée des modalités des cérébralités, m’a profondément persuadé de la fatalité du triomphe de l’Idée. Quant à prévoir certaines éventualités, dans un délai plus ou moins bref, ce m’est impossible ; il faudrait me livrer à des travaux considérables, et le temps me manque. Je ne suis qu’un homme de science, souvenez-vous-en. Je puis donc vous dire avec certitude où nous irons, mais je ne puis vous indiquer avec la même précision la meilleure route à suivre.

C’est malheureux. C’est justement ce que je voulais savoir… Enfin, malgré tout, c’est très beau, ce que m’a dit Balon. Et puis, il parle si bien ! Presque aussi bien qu’il écrit. La modalité, la causalité, la céré… céri… Oh ! c’est très beau.

Je ne serais pas fâché, cependant, si Talmasco se montrait plus explicite. Il faudra que je lui pose des questions catégoriques, dès que j’arriverai chez lui.


Tiens ! j’y suis.

Sa femme vient m’ouvrir et m’introduit. Et, une minute après, Talmasco apparaît en personne. Je lui pose des questions catégoriques.

— Vous faites bien, me dit-il, de venir me trouver. Je ne dois pas vous cacher que l’Anarchie traverse une crise en ce moment ; mais cette crise, croyez-le, ne sera que passagère…

Talmasco, qui pourtant est un libertaire déterminé, a plutôt l’allure d’un bourgeois bien élevé ; son existence, paraît-il, est aussi des plus bourgeoises. Son geste hésitant, sans ampleur, lui donne l’aspect, quand il parle, d’un nageur inexpérimenté. Il a la voix de ces chantres d’une chapelle romaine qui n’entonnent leur premier cantique qu’après avoir fait trancher certaines difficultés d’organe par la main de praticiens spéciaux.

— L’Anarchie a eu le tort de mal comprendre jusqu’ici, continue-t-il, le grand principe de la fraternité. Avec la solidarité pour base, voyez-vous, l’Idée eût été invincible et nous n’aurions point assisté, ainsi que cela est arrivé trop souvent, à des spectacles plutôt regrettables. Je parle de la solidarité la plus large, non pas seulement entre nous, libertaires, mais entre nous et certains groupements socialistes que nos théories ont déjà séduits. Ah ! si nous avions pu nous entendre, tout ce que nous aurions pu faire dans les syndicats ouvriers !… C’est si beau, si grand, si puissant, la fraternité ! Ce sentiment-là… Mais on sonne ; permettez-moi d’aller ouvrir.

Talmasco descend. Tout à coup, j’entends un cri ; des cris : un bruit de lutte dans le corridor. Qu’y a-t-il ?… Mme  Talmasco et moi nous nous précipitons… Mais Talmasco remonte déjà l’escalier, le col arraché, la cravate pendante et le nez en sang. Il explique ce qui s’est passé. Des compagnons, qui lui en veulent sans qu’il sache trop pourquoi, sont venus le demander sous un prétexte et, brusquement sans éclaircissements préalables, lui ont sauté à la gorge. Il a pu s’en débarrasser et les mettre à la porte sans leur faire de mal.

— Des compagnons trop pressés et qui ne raisonnent pas, déclare Talmasco en épongeant son nez meurtri. Ils ont tort, mais que voulez-vous ? On ne peut pas leur garder rancune de leur impatience. S’ils ne souffraient pas autant, ils réfléchiraient un peu plus. D’ailleurs, ceci vient à point nommé à l’appui de ma thèse. Si ces compagnons avaient une notion suffisante de l’idée de fraternité, ils comprendraient qu’au lieu de perdre notre temps à nous quereller entre nous, nous aurions tout intérêt à nous unir et à chercher à grossir nos forces contre l’ennemi commun. La fraternité, malheureusement, est un sentiment assez complexe, malgré sa simplicité apparente…

On sonne encore. Cette fois, c’est Mme  Talmasco qui va ouvrir.

— Peut-être aussi, continue Talmasco, n’avons-nous point mis, nous autres théoriciens, toute la patience désirable…

Mais, sitôt la porte ouverte, en bas, un vacarme terrible éclate. Une bordée d’injures atroces fracasse l’escalier. Ce sont les compagnes des compagnons qui viennent insulter Mme  Talmasco, lui reprocher ceci, cela, et un tas d’et cætera. Le propriétaire n’a que le temps d’accourir et de pousser la porte sur le nez des furies, qui continuent à hurler dans la rue. Mme  Talmasco remonte, tout en larmes.

— Bah ! ce n’est rien, dit Talmasco ; un simple malentendu. Les compagnons se figurent, parce que nous savons tenir à peu près une plume, que nous ne cherchons qu’à prendre de l’autorité sur eux. Ils ont raison de se montrer jaloux de leur indépendance, c’est certain. Cependant, ils devraient se rendre compte que nous sommes en pleine période de lutte, que le mouvement révolutionnaire ne demande qu’à prendre une extension énorme, et que l’union est éminemment nécessaire. Ah ! la fraternité ! c’est si beau ! C’est tellement sublime !… Ce doit être l’auréole des temps nouveaux…

La voix monotone, féminine, continue à chantonner, sans clef de la, scandée par les sanglots et les soupirs de Mme  Talmasco, qui persiste à pleurer dans un coin. C’est assez pénible. Je me lève et Talmasco me dit, au moment où je le quitte.

— Le mot d’ordre de l’Anarchie doit être : Bonne volonté et Fraternité.

Oui, oui… certainement… évidemment… Mais, mais, mais…


Un soir, j’ai rencontré un anarchiste.

C’est un trimardeur, qui ne fait pas grand’chose, boit un peu, crie pas mal, ne s’inquiète guère de sa famille et n’a nul souci de ses enfants. Il serait fort heureux que la vie fût moins pénible pour ceux qui aiment le travail, moins vide pour ceux qui ne l’aiment pas, et que la misère cessât d’exister. Je crois qu’il ferait tout pour cela, ce vagabond ; mais je pense aussi qu’il n’a aucune confiance dans les moyens d’action préconisés par les apôtres de la révolution illégale.

— En conscience, lui ai-je demandé, à qui croyez-vous que puisse être utile la propagande anarchiste ? Profite-t-elle aux malheureux ?

— Non, sûrement. Car, depuis qu’il est de mode d’exposer les théories anarchistes, je ne vois pas que la condition des déshérités se soit améliorée ; elle a empiré, plutôt.

— Eh ! bien, pour prendre un instant au sérieux les arguments de vos frères-ennemis les socialistes, croyez-vous que cette propagande profite au gouvernement ?

— Non, sûrement. L’idée d’autorité a été battue en brèche sans aucun résultat. Un petit nombre d’individus ont cessé de croire à la divinité de l’État, mais les masses terrorisées se sont rapprochées de l’idole ; de sorte que, tout compte fait, la puissance gouvernementale n’a été ni accrue ni diminuée.

— À qui profite-t-elle donc, alors, cette propagande ?

Il a réfléchi un instant et m’a répondu :

— Au mouchard.