Le Virgile travesti (éd. 1786)/À Monseigneur Séguier, chancelier de France

À MONSEIGNEUR SEGUIER, CHANCELIER DE FRANCE.


MONSEIGNEUR,


Il y a si peu de rapport entre un petit poëte burlesque et un grand chancelier, que l’on dira sans doute que je manque de jugement, de dédier un livre si peu sérieux au plus sage homme de notre siècle. La France na jamais eu de chancelier de votre force ; et l’on peut dire qu’outre les vertus théologales et cardinales, vous avez encore les vertus chanceliéres. On en a pu remarquer quelques-unes en plusieurs de ceux qui vous ont devancé ; en vous seul on les voit reluire toutes à la fois et si également, qu’il est bien difficile de connoître laquelle de ces vertus vous rend le plus recommandable. Pour moi, MONSEIGNEUR, j’admire sur toutes les autres votre bonté ; c’est par elle que mon premier livre de Virgile ne vous a point déplu, et c’est par elle que je prends la hardiesse de vous dédier le second, moi qui suis un inconnu, un inutile, enfin un malade qui na plus que la voix, et qui, dans sa plus parfaite santé, ne se seroit pas trouvé digne d’une grâce si extraordinaire. C’est en être prodigue, MONSEIGNEUR, et c’est ce qui me fait dire hardiment, quoique la façon de parler soit un peu bizarre, que je vous remercie du présent que je vous fais. Il y a peu de personnes dans le monde, fut-ce sur les galères, qui m’osassent disputer la triste qualité du plus malheureux de tous les hqmmes. Il y a dix ans que je suis malade, cinq ans que j’ai un procès ; mais si je contribue durant quelques heures à votre divertissement, j’aurai l’esprit satisfait ; quelque mauvaise mine que fasse mon visage, et peut-être serai-je envié de quelque homme allant et venant ; en quoi consiste à mon avis le souverain bien de la vie. Voilà, MONSEIGNEUR ; une grande obligation que vous aura le doyen des malades de France ; il la reconnoîtroit mal, s’il vous importunait davantage de sa mauvaise épître ; outre que la pauvre Didon brûle d’impatience d’entendre les travaux de son cher Enée, il n’attend plus que vous pour commencer. Ne faites pas languir davantage cette pauvre Phénicienne, et me faites l’honneur de croire, quoiqu’il n’y ait guéres de foi à ajouter à un grand faiseur de mauvais livres, que je suis plus qu’homme au monde de toute mon ame,


MONSEIGNEUR,

Votre très-humble, très-obeissant et très-obligé serviteur,
SCARRON.