Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 225-230).

Je me charge d’offrir le dîner.

CHAPITRE XXXIV

Le dernier mot de Mlle Léonide.

Dans le grand salon rouge du docteur, on venait de signer le contrat de mariage d’Anne et d’Emmanuel, en présence de leurs familles et de Mlle Léonide, arrivée le matin même de la ville, où elle avait fait en compagnie de Véronique un mystérieux voyage de trois jours. Anne avait la robe rose qui dormait dans son armoire depuis quinze mois, et une couronne de chrysanthèmes mêlés de feuillage de bruyère, où Véronique avait mis tout son art : c’était la plus jolie fiancée qu’on pût voir. Le docteur avait beaucoup causé avec Mlle Léonide ; il paraissait très-content, et on l’avait vu lui serrer les mains en l’appelant « ma chère vieille amie ». Au moment où les deux familles allaient se séparer, Mlle Léonide demanda la parole.

« Le mariage n’est que pour après-demain, dit-elle ; j’ai donc d’ici là le temps de vous faire une petite communication, et je vous invite à venir chez moi demain à midi : je ne vous garderai pas longtemps. »

Chacun accepta, en se demandant ce que pouvait avoir à dire Mlle Léonide ; et l’on fut exact au rendez-vous.

Mlle Léonide reçut ses invités dans la salle d’école, remise à neuf après le départ du dernier blessé. On y vit arriver successivement la famille Arnaudeau, Anne et son père, M. Bardio, le maire de la commune, un monsieur inconnu que Mlle Brandy présenta comme l’inspecteur des écoles, le curé de la paroisse et son principal marguillier, Ambroise, Julien Tarnaud et sa femme, Véronique et la Tessier, qui restèrent modestement près de la porte, étonnés de se trouver en si brillante compagnie, et enfin le notaire, qui déposa sur la table un grand portefeuille noir dont il tira plusieurs papiers.

Alors, la réunion étant au complet, Mlle Léonide prit place derrière la table.

« Je vous ai fait venir tous, dit-elle, pour vous faire part de mes dernières dispositions. Il y a des gens qui font leur testament en faveur de tel ou tel, et qui réjouissent grandement leurs héritiers quand ils finissent par se décider à mourir. Moi, je me suis dit : je vais faire mon testament de mon vivant ; j’y gagnerai de voir pendant quelques années, j’espère, le bien que j’aurai fait, et personne ne se réjouira de ma mort. J’ai donc disposé d’une partie de mon bien pour différentes choses, me réservant seulement une rente pour vivre chez mon excellent ami le docteur, qui veut bien me recevoir dans sa maison, et qui y gagnera de ne pas rester seul et d’être toujours sûr de trouver en rentrant quelqu’un au coin de son feu pour le faire enrager. »

Ici le discours de Mlle Léonide fut interrompu par Anne, qui lui sauta au cou en la serrant à l’étouffer. De là, la jeune fille passa dans les bras de son père, qu’elle embrassa en lui disant :

« Oh ! à présent je suis tout à fait contente. Si tu savais ! cela me faisait tant de peine de te laisser seul !

— Un peu de silence, je n’ai pas fini ! cria Mlle Brandy en frappant sur sa table comme si elle voulait faire taire une classe turbulente. Il faut bien que je vous dise ce que j’ai fait du reste de mon argent. Monsieur le notaire, voulez-vous présenter à la signature de M. le curé et de M. le marguillier l’acte que voici. Il y est fait don à l’église de Chaillé-les-Ormeaux d’un petit orgue ou harmonium à deux claviers, destiné à accompagner le chant des prières, et d’une rente de 500 francs constituée au profit de l’organiste ; sous la condition expresse que le premier organiste, qui conservera cette charge sa vie durant, sera Ambroise Tarnaud, ex-sergent de mobiles à l’armée de la Loire, chevalier de la Légion d’honneur, fils de Julien Tarnaud, ménétrier, demeurant à la Sapinière.

— Oh ! mademoiselle ! » s’écria Ambroise étouffant de bonheur. Il ne put pas ajouter un mot, et se précipita vers Mlle Léonide dont il couvrit les mains de baisers.

« Mon cher garçon, lui murmurait-elle, tout émue elle-même et le laissant faire, l’art est une grande et belle chose, c’est vrai ; mais il vaut autant quand il élève les âmes à Dieu sous la voûte d’une vieille église de campagne que quand il appelle sur une scène les applaudissements de la foule. Avec ton violon et ton orgue, tu peux être heureux sans sortir d’ici.

— Je serai heureux ! je suis heureux ! répondit Ambroise avec ravissement. Ô ma Véronique !

— J’ai quelque chose à lui dire aussi, à elle. Reste encore, je n’ai pas fini. »

L’acte signé, le notaire en présenta un autre à Mlle Brandy.

« Celui-ci, dit-elle, est l’acte de donation à la commune de Chaillé de ma maison et du jardin y attenant, avec une portion de mon mobilier que j’y laisserai, notamment celui de la salle d’école ; laquelle maison sera et demeurera à perpétuité une école ; et pour que les enfants les plus pauvres y puissent être reçus, je constitue à l’institutrice une rente de 500 francs, afin qu’elle instruise gratuitement les enfants que le conseil municipal aura dispensés de payer l’école. Le tout sous la condition expresse que la première institutrice, qui conservera cette fonction sa vie durant, sera Véronique Tessier, fille de la veuve Tessier, que j’ai instruite moi-même, et qui vient de subir avec succès ses examens d’institutrice. »

Ce fut au tour de Véronique d’être dans la joie. Elle avait travaillé sous la direction de Mlle Léonide, avec l’espoir d’obtenir une place dans quelque école et de pouvoir ainsi assurer le repos de sa mère. Mais la courageuse fille n’avait jamais pensé que ce pût être à Chaillé, puisque Chaillé n’avait pas d’autre école que celle de Mlle Léonide, et son cœur se brisait à l’idée de quitter tout ce qu’elle aimait pour s’en aller dans un bourg inconnu instruire des enfants inconnus. Ceux de Chaillé, elle savait leur nom à tous, elle les avait vus naître, elle les avait vus grandir ; il n’y en avait aucun qu’elle n’eût un jour ou l’autre porté tout petit dans ses bras, à qui elle n’eût fait quelque joujou avec des glands ou des brins de jonc. Elle les aimait et ils l’aimaient ; aussi il lui sembla qu’elle devenait leur mère à tous, et elle se sentit le cœur assez large pour les y loger tous à la fois. Elle se jeta dans les bras de Mlle Léonide, qui l’embrassa tendrement et lui dit : « Je sais que tu aimeras les enfants, et je te les donne avec confiance ; c’est autant pour eux que pour toi que je fais cela. » Puis M. le maire et le notaire vinrent donner une poignée de main à la jeune institutrice ; elle fut présentée à M. l’inspecteur, qui lui fit un petit discours sur ses nouveaux devoirs. La Tessier était dans le ravissement.

Enfin Mlle Léonide reprit la parole.

Il n’y a plus rien sur les papiers de M. le notaire, dit-elle. Mais j’ai quelque chose à ajouter. Il est convenable qu’une institutrice soit mariée, et si personne n’y met d’opposition, nous marierons notre institutrice avec notre organiste : il me semble qu’ils se conviennent parfaitement. Je me charge d’offrir le dîner de noce. »

Il n’y eut pas d’opposition, même de la part de la Tarnaude, car Véronique devenait une demoiselle, et un bon parti. Il y avait longtemps que la Tessier aimait Ambroise comme s’il eût été son fils. Quant à Véronique, elle mit résolument sa main dans celle d’Ambroise en lui disant tout bas : « Tu vois bien qu’il fallait avoir un peu de patience ! » Ambroise, lui, ne dit rien du tout : il était trop heureux.

Le lendemain, Anne et Emmanuel furent mariés, et Ambroise joua du violon dans l’église de façon à faire soupirer de regret M. Bardio. Mais il ne soupirait pas, lui ; et s’il jouait si bien, c’est que toute la joie de son cœur était passée dans son archet et dans ses doigts, pendant qu’il faisait vibrer le fameux violon d’Amati, que Mlle Léonide lui donnait comme cadeau de noce. La semaine suivante, on fit le dernier déménagement de Mlle Léonide ; et le mois d’après, l’école se rouvrit sous la direction de Véronique, devenue Mme Ambroise Tarnaud. Le dîner de noce, offert par Mlle Brandy, fut très-simple : Véronique avait prié sa bienfaitrice d’employer le superflu de la dépense à donner des vêtements d’hiver aux plus pauvres de ses écoliers. Il n’aurait pas fallu proposer à Martuche d’en faire autant pour le dîner de noce d’Emmanuel : elle s’y surpassa, et l’on en parlera longtemps dans le pays.

Il y a plus d’un an que ces choses sont arrivées ; le docteur ne s’ennuie pas chez lui, car Mlle Léonide ne manque jamais de sujets de conversation ; mais il ne se passe pas de jour qu’il ne gravisse le coteau où est bâtie la Ferme-Neuve. Ajax, le vieil Ajax, qui passe tout son temps couché sur le paillasson de la salle à manger, et qui ne se dérangerait ni pour un chat ni pour un os, se lève avec empressement en étirant ses quatre pattes, lorsque son maître lui dit : « Allons, mon bon chien, allons voir Anne ! » Anne, prévenue de l’arrivée de son père par les aboiements de Caïman qui s’élance au-devant d’Ajax, vient à sa rencontre dans sa douce majesté de dame et de fermière. Son teint rose est un peu hâlé, ses mains blanches sont un peu brunies, mais tout marche à merveille dans la basse-cour, dans la laiterie et dans le potager. La jeune femme porte dans ses bras un petit être emmaillotté de blanc, dont la petite figure rouge fait de temps en temps une légère grimace : Anne prétend alors qu’il rit déjà et qu’il ne tardera pas à connaître son grand-père. Emmanuel se lève dès l’aube, va, vient, visite ses champs, inspecte ses travailleurs : il vient de rentrer ses dernières récoltes de l’année, qui sont superbes, et les pauvres s’en sont bien trouvés.

Plusieurs fermiers, qui avaient perdu une partie de leurs récoltes pour n’avoir pas pu les rentrer à temps à cause du manque de bras, voyant qu’Emmanuel n’avait rien perdu, grâce à ses machines, sont allés lui demander à les examiner de près. Emmanuel, qui n’est pas d’avis de mettre la lumière sous le boisseau, a fait manœuvrer ses machines devant eux, et a offert de les leur prêter à l’essai. Grâce à Emmanuel, la richesse du pays sera certainement doublée d’ici à peu d’années ; c’est sa manière d’être utile à la France.

Mme Arnaudeau n’a pas, cette année, passé autant de temps que de coutume chez sa fille, où elle assistait à des scènes de ménage fort désagréables : M. le vicomte commence à trouver que sa femme dépense trop, et Sylvanie le considère comme un affreux tyran, quand il lui parle de supprimer une robe ou un chapeau par saison. Mme Arnaudeau est peut-être aussi retenue à Chaillé par le jeune ménage de la Ferme-Neuve. Elle contemple souvent et longtemps son petit-fils, et dit à Anne : « Pourvu qu’il ne soit pas un affreux gamin comme était son père ! Si vous saviez, ma chère, comme il était malpropre et désordonné ! — Je sais, je sais, répond Anne en riant, c’est moi qui lui ai appris à mettre sa cravate. »

Les bancs de l’école sont bien garnis, et Véronique gouverne son petit peuple avec autorité et tendresse : elle aime ses élèves et elle en est aimée. Elle a de la dentelle à sa coiffe du dimanche (c’est Ambroise qui le veut), et la Tessier s’occupe tout doucement du ménage et tricote au coin du feu, sans se fatiguer, les bas de la famille. Ambroise retrouve peu à peu ses anciennes occupations ; il faut bien qu’on se remette à vivre. Si, le dimanche, un étranger passant par Chaillé entre dans la vieille église, il s’arrête ravi des mélodies graves et sereines qui montent de l’orgue, et, surpris du talent de l’organiste, il se dit : « Quel dommage qu’un pareil artiste ne soit pas dans une grande ville ! » Mais Ambroise ne pense pas ainsi, lui ; il est heureux quand sous ses doigts palpite un hymne de reconnaissance pour Dieu qui lui a donné, avec les joies de la famille, les joies de l’art ; il est plus heureux encore quand il s’assied entre la Tessier qui l’aime et qui l’admire, et Véronique, sa femme et toujours son ange gardien. Ils ont aussi un fils : je ne puis vous dire s’il sera beau ou laid : à l’âge qu’il a, on ne ressemble pas encore à grand’chose ; mais il paraît qu’il a les mains longues et les doigts très-déliés : il jouera du violon. C’est le père Tarnaud qui le dit : il est plus souvent chez son fils qu’à la Sapinière, car le père Tarnaud déteste les disputes, et il en entend tout le long du jour chez lui, depuis que Louis est marié avec la Madeluche, qui n’est jamais du même avis que la Tarnaude.

Et Turlure ? il est trop vieux pour garder les moutons ; aussi ne l’a-t-on point cédé aux gens qui ont loué la petite maison de la Tessier ; on lui donne ses invalides, et il a sa place devant le foyer qui réunit autour du feu, les soirs d’hiver, l’heureuse famille du violoneux de la Sapinière.