Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 219-224).

Qu’as-tu ? lui dit-elle.

CHAPITRE XXXIII

Ambroise et Véronique.

Pendant qu’Emmanuel bâtissait son nid, que devenait le sergent Tarnaud ? Le sergent Tarnaud n’était pas gai : sa mère, à la vérité, l’avait bien reçu ; mais une femme qui a depuis cinquante ans passés l’habitude d’être maussade ne change pas d’humeur en un jour, et quoiqu’elle fût très-fière de son fils et qu’elle lui mît des rubans rouges à tous ses vêtements, elle lui faisait essuyer de nombreuses rebuffades. Louis n’était pas revenu aussitôt qu’on l’attendait ; il y avait eu des retards dans la mise en liberté des prisonniers, et il n’était arrivé que trois mois après Ambroise. Pendant ces trois mois-là, Ambroise avait été à peu près tranquille ; il avait pris courageusement la pioche et la faux, avait bêché, fait les foins, s’était occupé des cultures d’été et il venait de couper le blé lorsque Louis était enfin revenu. Jusque-là, sa mère le traitait comme un être utile mais dès qu’elle revit Louis, son ancienne tendresse pour lui se réveilla, et comme il suffisait à lui seul à l’entretien de leurs champs, la Tarnaude recommença à trouver qu’Ambroise n’était pas bon à grand’chose, et à le lui dire toute la journée, naturellement. Le fait est qu’il ne gagnait rien : on ne dansait plus, chacun gardait son argent ou le donnait aux blessés et aux orphelins de la guerre, au lieu de payer de la musique, et Ambroise ne pouvait plus guère compter que sur l’argent de sa croix. M. Bardio lui avait reparlé de ses anciens projets ; mais ses économies avaient été dépensées pendant la guerre ; elles avaient servi à faire vivre ses parents, puisque Julien Tarnaud n’avait pas trouvé d’ouvrage dans son état, et à envoyer à Louis, qui manquait de bien des choses en Prusse, et qui ne se gênait pas pour demander même plus d’argent qu’il ne lui en fallait. Ambroise ne voulait pas accepter les offres généreuses de son vieux maître, qui mettait sa bourse à sa disposition ; il ne se dissimulait pas que les événements avaient reculé loin, bien loin, les brillantes perspectives qui lui avaient souri autrefois. D’ailleurs il était las et ne se souciait plus de courir le monde ; rien ne lui semblait aussi beau que le Bocage de la Vendée, et il n’aurait rien désiré s’il avait pu comme autrefois gagner sa vie avec son violon. Son cher violon ! depuis qu’il ne rapportait rien, sa mère n’aimait pas à l’entendre, et quand il voulait en jouer en paix, il l’emportait hors du logis et allait gagner la grotte, asile de ses premières études.

Ce fut là que Véronique le trouva un jour d’automne, triste comme le ciel gris où la bise faisait tourbillonner les feuilles jaunies.

« Qu’as-tu ? lui dit-elle en le regardant de ses yeux profonds.

— J’ai que me voilà revenu aux mauvais jours, comme quand j’étais enfant et que je me cachais ici pour étudier. Ma mère ne peut plus souffrir le violon : il ne me fait plus gagner un sou !

— Eh bien, les mauvais jours d’autrefois sont passés, ceux d’aujourd’hui passeront de même. Il faut avoir du courage, Ambroise ! tu as montré que tu en avais contre les Prussiens, tâche d’en trouver contre tes ennuis.

— C’est facile à dire : mais c’est dur de s’entendre reprocher le morceau de pain qu’on mange ; comme si celui qu’elle a mangé tout l’hiver ne venait pas de moi ! L’injustice me révolte, vois-tu, je ne peux pas m’y faire, je ne m’y ferai jamais !

— Mon pauvre Ambroise, on ne peut pourtant pas exiger que tout le monde soit juste ; c’est tout au plus si l’on est sûr d’être toujours juste soi-même. Prends patience ; on se remettra peu à peu à faire
Elle posa sa main sur celle d’Ambroise.
de la musique et même à danser, et tu gagneras autant qu’avant nos malheurs. Tiens, cela commence déjà : je viens de chez toi pour te faire une commission de Mlle Brandy. Elle veut faire porter son orgue dans l’église pour jouer au mariage de Mlle Anne, et elle désire que tu l’accompagnes sur ton violon ; il faut que tu ailles chez elle pour choisir vos morceaux. Tu gagneras là une bonne journée.

— Ils se marient donc bientôt ?

— Mais oui, la semaine prochaine. On dirait que cela te contrarie.

— Moi ! pas du tout. Qu’est-ce que cela me fait qu’ils se marient ? ne faut-il pas que tout le monde se marie ? Moi je reste seul, et l’on me jettera dehors comme un pauvre chien ! »

Véronique s’assit près de lui. « Voyons, dit-elle, raconte-moi ce que tu as, et qui est-ce qui parle de te jeter dehors. Qu’est-ce qui t’arrive donc ?

— Il arrive que ma mère a l’idée de marier Louis, et qu’après avoir examiné toutes les filles du canton, elle s’est décidée pour Madeluche, la fille de Pascaud le meunier.

— La grande rousse ? C’est une belle fille, fraîche, vigoureuse, et qui a du bien ; mais je ne sais pas si elle est commode tous les jours. Et que dit Louis ?

— Louis ? il dit ce que dit la mère. Elle est allée trouver les Pascaud, et comme la guerre a tué bien des garçons et en a estropié d’autres, le meunier a pensé que les filles de l’âge de la sienne, qui a vingt-huit ans passés, couraient grand risque de ne pas trouver de maris, et il a accepté. Il lui donne de l’argent, et les vignes qui touchent à la Sapinière. Cela va très-bien ; mais on m’a déjà fait entendre que la maison serait bien petite une fois que Louis serait marié.

— Et ton père ?

— Tu sais bien qu’on ne le consulte pas ; et si je fais passer sur toi mon chagrin et ma mauvaise humeur, c’est que je les renfonce en moi-même quand il est là, pour qu’il ne s’en aperçoive pas.

— Merci de la préférence ; elle me prouve ton amitié, c’est toujours cela de bon. Aie un peu de patience ; ils ne vont pas se marier d’ici à demain, et tes affaires iront peut-être mieux auparavant.

— Ah ! ce sera bien long ! Est-ce qu’on croit que je n’aimerais pas à me marier, moi aussi, à être chez moi, à avoir une famille à moi, à rapporter à ma femme l’argent que je gagnerais, à travailler pour elle, à me promener avec elle les jours de fête, à être heureux, enfin ! Voilà je ne sais combien d’années que j’y pense, et à présent tout est à recommencer. Je ne t’ai jamais dit cela, Véronique, parce que tu devais bien le savoir : tu devines toujours tout ce que j’ai dans l’esprit avant que je le sache moi-même ; mais j’ai toujours eu l’idée de te demander d’être ma femme, dès que je gagnerais assez pour te faire vivre, et ta mère aussi, qui travaille du matin au soir, vieille et faible comme elle est ! J’aurais tant de plaisir à lui dire : « Asseyez-vous là au coin du feu, la mère, et ne faites d’ouvrage que ce que vous voudrez : nous voilà deux jeunes, trop contents de travailler pour vous ! » Mais je ne devrais pas te dire cela, à présent que je ne suis qu’un mendiant ! »

Véronique se taisait. Ambroise la regarda ; elle avait les yeux brillants comme le jour où elle l’avait décidé à partir pour l’armée. Elle posa sa main sur celle d’Ambroise et lui dit :

« Si j’étais seule, je te dirais tout de suite : « Ambroise, je veux bien être ta femme ; je gagnerai pour toi en attendant que tu gagnes pour moi, et je t’empêcherai d’être malheureux. » Mais j’ai ma mère à soutenir : il faut donc prendre patience. Les mauvais jours passeront, Ambroise, et je t’attendrai ! »