Le Viol de Lucrèce (trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Le Viol de Lucrèce
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome XV : Sonnets – Poëmes – Testament
Paris, Pagnerre, 1872
p. 203-283
Vénus et Adonis Les Plaintes d’une Amoureuse


LE VIOL DE LUCRÈCE



AU
TRÈS-HONORABLE HENRY WRIOTHESLY
COMTE DE SOUTHAMPTON ET BARON DE TICHFIELD.


L’amour que je voue à Votre Seigneurie est sans fin, et cet opuscule, sans commencement, n’est qu’un morceau superflu. C’est l’assurance que j’ai de votre noble disposition, et non le mérite de mes vers novices, qui me rend certain d’une acceptation. Ce que j’ai fait est à vous, ce que j’ai à faire est à vous, comme portion du tout que je vous ai consacré. Si mon mérite était plus grand, mon hommage paraîtrait plus grand ; tel qu’il est, en attendant, il est dédié à Votre Seigneurie, à qui je souhaite une longue vie, sans cesse prolongée par le bonheur.

De Votre Seigneurie
le tout dévoué serviteur,
WILLIAM SHAKESPEARE.
ARGUMENT.

Lucius Tarquin, surnommé le Superbe à cause de son excessif orgueil, après avoir fait assassiner cruellement son beau-père Servius Tullius, et, contrairement aux lois et coutumes romaines, s’être emparé du trône, sans demander ni attendre les suffrages du peuple, vint mettre le siége devant Ardée, accompagné de ses fils et d’autres nobles romains. — Durant ce siége, les principaux chefs de l’armée, étant réunis un soir dans la tente de Sextus Tarquin, fils du roi, et causant après souper, exaltèrent tous les vertus de leurs femmes ; entre autres, Collatin vanta l’incomparable chasteté de son épouse Lucrèce. — Dans cette humeur joyeuse ils coururent tous à Rome, prétendant, par cette arrivée secrète et soudaine, établir la preuve de ce qu’ils venaient d’affirmer ; seul, Collatin trouva sa femme (quoiqu’il fût tard dans la nuit) en train de filer au milieu de ses servantes ; toutes les autres dames furent surprises occupées de danses, de fêtes et d’autres divertissements. Sur quoi les nobles romains décernèrent à Collatin la victoire, et à sa femme tout l’honneur. — Alors, Sextus Tarquin, enflammé par la beauté de Lucrèce, mais étouffant sa passion pour le moment, retourna au camp avec les autres. Bientôt après il repartit secrètement, et fut (conformément à son rang) royalement reçu et logé par Lucrèce à Collatium. — La même nuit il se glisse traîtreusement dans sa chambre, la viole et s’enfuit de grand matin. Lucrèce, dans ce lamentable état, dépêche vite deux messagers, l’un à Rome vers son père, l’autre au camp vers Collatin. — Le père et Collatin arrivent, l’un accompagné de Junius Brutus, l’autre de Publius Valerius, et, trouvant Lucrèce vêtue de deuil, lui demandent la cause de sa douleur. Elle, tout d’abord, leur fait jurer de la venger, dénonce le coupable et tous les détails de son forfait, et immédiatement se poignarde. — Sur ce, d’une voix unanime, tous font vœu d’exterminer tout entière la famille abhorrée des Tarquins ; ils emportent le cadavre à Rome ; Brutus fait connaître au peuple le criminel et les détails de son crime infâme, terminant par d’amères invectives contre la tyrannie du roi. Le peuple en fut tellement ému que l’exil de tous les Tarquins fut décrété par acclamation générale, et le gouvernement transféré des rois aux consuls.

LE VIOL DE LUCRÈCE

I

Emporté loin d’Ardée, la ville assiégée, par les ailes traîtresses d’un coupable désir, ne respirant plus que la luxure, Tarquin quitte l’armée romaine et porte à Collatium le feu sombre qui couve sous de pâles cendres pour éclater bientôt et étreindre d’une ceinture de flammes la taille de la bien-aimée de Collatin, Lucrèce la chaste.

II

Malheureusement peut-être c’est ce titre de chaste qui a aiguisé cet impérieux appétit, alors que Collatin a commis l’imprudence de vanter l’incomparable incarnat et l’éblouissante blancheur qui brillent dans ce firmament de délices, où des globes mortels, aussi lumineux que les splendeurs célestes, gardent pour lui seul leur pur rayonnement.

III

Car la nuit précédente, dans la tente de Tarquin, Collatin lui-même a dévoilé le trésor de son bonheur ; il a dit quelle inappréciable richesse les cieux lui ont accordée dans la possession de sa belle compagne ; estimant si haut sa fortune, qu’à l’entendre, si les rois peuvent épouser plus de gloire, ni roi ni seigneur ne pourrait épouser une dame aussi parfaite.

IV

Ô bonheur connu de si peu d’êtres ! évanoui aussitôt que goûté, comme la rosée d’argent du matin devant les rayons d’or du soleil ! doux moment expiré, disparu avant d’avoir réellement commencé ! L’honneur et la beauté, dans les bras de leur possesseur, sont faiblement protégés contre un monde de périls.

V

La beauté persuade les yeux des hommes, d’elle-même, sans interprète : qu’est-il besoin de louanges pour faire ressortir ce qui est si remarquable ? Pourquoi Collatin a-t-il ainsi publié ce riche bijou qu’il aurait dû cacher aux ravisseurs, comme son bien le plus cher ?

VI

Peut-être est-ce son éloge de la souveraine grâce de Lucrèce qui a tenté ce fils arrogant d’un roi, car nos cœurs sont souvent entamés par nos oreilles ; peut-être est-ce le panégyrique d’un si splendide objet, défiant toute comparaison, qui a irrité l’altière envie de Tarquin, humilié de ce qu’un subalterne se vantât d’un bonheur d’or inconnu de ses supérieurs.

VII

Quoi qu’il en soit, une inspiration téméraire a stimulé son trop téméraire empressement ; son honneur, ses devoirs, ses amis, son rang, il oublie tout, et part au plus vite pour éteindre le brasier qui lui dévore le foie. Ô trompeuse et vive ardeur, abîmée dans le remords glacé, ton printemps hâtif se flétrit toujours sans jamais atteindre la maturité !

VIII

Arrivé à Collatium, ce perfide seigneur est bien accueilli par la dame romaine, sur le visage de qui la beauté et la vertu luttent à qui soutiendra le mieux sa renommée : quand la vertu fait la fière, la beauté rougit modestement ; quand la beauté se pare de ses rougeurs, de dépit, la vertu couvre tout cet or d’un blanc d’argent.

IX

Mais la beauté, revendiquant cette noble blancheur, prétend tenir ce champ d’argent des colombes de Vénus ; alors la vertu dispute à la beauté ce beau rouge qu’elle a jadis donné à l’âge d’or pour dorer l’argent de ses joues, comme un splendide écu destiné à la plus noble lutte, le rouge devant couvrir le blanc au premier assaut de la pudeur.

X

Sur la figure de Lucrèce se voyait ce blason, partagé entre le rouge de la beauté et le blanc de la vertu ; chacune était reine de sa couleur et pouvait établir son droit dès l’enfance du monde ; mais leur ambition les mettait toutes deux constamment en lutte, leur pouvoir étant si grand que souvent elles s’enlevaient mutuellement leur trône.

XI

Sur le champ de ce beau visage, Tarquin considère cette guerre silencieuse des lis et des roses ; son œil traître s’engage dans leur noble rang, et là, de peur d’être tué entre deux chocs, le couard, vaincu et captif, se rend aux deux armées, qui aimeraient mieux le laisser libre que de triompher d’un si lâche ennemi.

XII

Il pense alors que Collatin, ce prodigue avare qui a tant loué Lucrèce, est resté au-dessous de sa tâche et a, par des paroles superficielles, fait tort à une beauté qui dépasse de beaucoup ses stériles éloges. Tarquin, ravi, supplée par la pensée aux lacunes de ces louanges, dans la muette extase de la contemplation.

XIII

Cette sainte terrestre, adorée par ce démon, ne soupçonnait guère la fausseté de ce culte, car les pensées immaculées songent rarement au mal. Les oiseaux qui n’ont jamais été englués ne craignent aucune secrète embûche. C’est ainsi qu’en toute confiance l’innocente Lucrèce fait l’accueil le meilleur et le plus respectueux à son hôte princier, qui ne trahissait par aucun mauvais signe sa mauvaise intention.

XIV

Il dissimulait son dessein sous la dignité de son rang, cachant le vice immonde dans les plis de la majesté ; rien en lui ne semblait déréglé, sauf parfois l’expression par trop admirative de son regard qui ne pouvait se contenter de tout ce qui lui était offert, mais qui, pauvrement riche, se trouvait misérable dans son opulence, et, rassasié de trésors, en réclamait encore davantage.

XV

Mais Lucrèce, n’ayant jamais affronté les yeux d’un étranger, ne pouvait saisir le sens de leur éloquent regard, ni déchiffrer les secrets subtils brillamment inscrits sur les marges transparentes de pareils livres. Elle ne sentait aucun appât inconnu, ne redoutait aucune amorce ; et tout ce qu’elle devinait de ce regard libertin était que les yeux de Tarquin étaient ouverts à la lumière.

XVI

Tarquin lui raconte la gloire acquise par son mari dans les plaines de la fertile Italie ; il couvre d’éloges le grand nom de Collatin, illustré par sa mâle chevalerie, ses armes ébréchées, ses lauriers, ses victoires. Elle exprime sa joie en élevant les mains, et par ce geste muet remercie le ciel de ces succès.

XVII

Pour mieux dissimuler le projet qui l’amène, il s’excuse d’être ainsi venu. Nul indice nébuleux d’un orage menaçant n’apparaît encore dans son ciel serein. Enfin la sombre nuit, mère de l’inquiétude et de la frayeur, déploie ses sinistres ténèbres sur le monde, et relègue le jour dans sa prison souterraine.

XVIII

Alors Tarquin se fait conduire à son lit, affectant la lassitude et la fatigue d’esprit ; car, après le souper, il a passé une partie de la nuit à causer avec la chaste Lucrèce. Maintenant le sommeil de plomb lutte avec les forces de la vie ; et chacun se livre au repos, excepté les voleurs, les soucis et les esprits troublés, qui veillent.

XIX

De ce nombre est Tarquin. Étendu sur son lit, il réfléchit aux divers périls qu’offre l’accomplissement de son désir ; pourtant il est toujours résolu à l’accomplir, quoique ses faibles espérances l’engagent à s’abstenir. Souvent le désespoir du gain fait qu’on spécule pour le gain ; et, quand un grand trésor est le prix souhaité, la mort dût-elle s’ensuivre, on ne craint pas la mort.

XX

Ceux qui désirent beaucoup sont si avides d’obtenir qu’ils gaspillent et dissipent ce qu’ils possèdent pour acquérir ce qu’ils n’ont pas ; et ainsi, pour avoir espéré plus, ils finissent par avoir moins ; ou, s’ils gagnent quelque chose, le bénéfice de ce surcroît est une telle satiété, une telle inquiétude qu’ils sont ruinés par leur pauvre enrichissement.

XXI

Notre but à tous est de maintenir notre existence jusqu’à la vieillesse dans l’honneur, l’aisance et le bien-être ; et à ce but nous rencontrons de tels obstacles que nous risquons toujours quelque chose pour tout, tout pour quelque chose. Tel risque sa vie pour l’honneur dans la furie terrible des batailles, tel autre son honneur pour la richesse ; et souvent cette richesse même entraîne la mort et la perte de tout.

XXII

Ainsi, dans nos mauvaises spéculations, nous renonçons à ce que nous sommes pour ce que nous espérons être ; et cette sombre infirmité, l’ambition de trop avoir, nous tourmente de l’insuffisance de ce que nous avons ; en sorte que nous ne nous soucions plus de ce que nous avons et que, faute de raison, nous réduisons à rien ce que nous voulons augmenter.

XXIII

Tel est le hasard que va courir ce fou de Tarquin, en sacrifiant son honneur pour satisfaire sa convoitise ; il faut que pour lui-même il s’immole lui-même. À qui donc se fier, si l’on ne peut plus se fier à soi-même ? Quel dévouement peut-on attendre d’un étranger, quand soi-même on se ruine, quand soi-même on se livre à la calomnie et au plus affreux malheur ?

XXIV

Maintenant le linceul de la nuit s’étend furtivement sur le temps ; un sommeil accablant a fermé les yeux mortels ; aucune étoile propice ne prête sa lumière ; pas d’autre bruit que les cris néfastes des hiboux et des loups. Voici le moment favorable pour surprendre les innocentes brebis ; les pensées pures sont mortes et inertes, tandis que la luxure et le meurtre veillent pour souiller et assassiner.

XXV

Et maintenant le noble libertin saute à bas de son lit ; il jette négligemment son manteau sur son bras, follement balancé entre l’inquiétude et le désir. L’un le flatte doucement, l’autre lui prédit malheur ; mais l’honnête inquiétude, ensorcelée par le sombre charme de la luxure, est maintes fois obligée de battre en retraite, repoussée brutalement par le désir fiévreux.

XXVI

Il frappe doucement son épée sur un caillou, pour faire jaillir de la froide pierre une étincelle, à laquelle il allume immédiatement une torche de cire qui doit être l’étoile polaire de son lascif regard ; et il parle ainsi mentalement à la flamme : « Comme j’ai forcé le feu de ce froid caillou, il faut que je force Lucrèce à mon désir. »

XXVII

Ici, pâle de frayeur, il réfléchit aux dangers de son immonde entreprise, et songe intérieurement au malheur qui peut s’ensuivre ; puis, jetant un regard de mépris sur l’armure nue de sa luxure meurtrière, il adresse ces justes reproches à sa pensée coupable :

XXVIII

« Belle torche, éteins ta clarté et ne la prête pas pour noircir celle dont l’éclat dépasse le tien ! Mourez, pensées sacriléges, avant de salir de votre impureté ce qui est divin ! Offrez un pur encens à une châsse si pure ; et que la loyale humanité abhorre une action qui tache et souille la robe de neige de l’amour chaste.

XXIX

» Ô opprobre de la chevalerie et des armes éclatantes ! Ô sombre déshonneur du tombeau de ma famille ! Ô forfait impie qui comprend les plus noirs attentats ! Un homme de guerre, l’esclave d’une passion voluptueuse ! La vraie valeur doit toujours avoir le vrai respect d’elle-même. Mon forfait est si infâme, si bas, qu’il restera gravé sur mon front.

XXX

» Oui, j’aurai beau mourir, l’ignominie me survivra, et fera tache sur l’or de mon écusson. Le héraut inventera quelque dégradant stigmate pour dénoncer ma folle passion, et mes descendants, humiliés par cette flétrissure, maudiront mes os et ne tiendront pas à crime de souhaiter que leur ancêtre n’eût jamais existé.

XXXI

» Qu’est-ce que je gagne, si j’obtiens ce que je cherche ? Un rêve, un souffle, la billevesée d’une jouissance éphémère qui paie d’une semaine de tristesse la satisfaction d’une minute, ou qui vend l’éternité pour avoir une vétille ! Qui donc pour une grappe savoureuse voudrait détruire la vigne ? Quel est le mendiant insensé qui, rien que pour toucher la couronne, s’exposerait à être sur place écrasé par le sceptre ?

XXXII

» Si Collatin rêve de mon projet, ne va-t-il pas s’éveiller, et dans sa rage désespérée accourir ici pour s’opposer à ce vil dessein, à ce siége qui investit son lit nuptial, à cette flétrissure de la jeunesse, à cette douleur du sage, à cette mort de la vertu, à cette infamie à jamais vivante dont le crime doit subir un éternel opprobre ?

XXXIII

» Oh ! quelle excuse mon imagination trouvera-t-elle, quand tu m’accuseras d’une action si noire ? Ma langue sera muette, mes membres frêles frémiront, mes yeux cesseront de voir, mon cœur fourbe de battre. Quand le forfait est grand, le remords le dépasse encore ; et l’extrême remords ne peut ni combattre ni fuir, mais il meurt comme un lâche dans un tremblement de terreur.

XXXIV

» Si Colletin avait tué mon fils ou mon père, ou dressé des embûches contre mon existence, au lieu d’être mon ami dévoué, ma passion aurait, pour s’attaquer à sa femme, l’excuse de la vengeance ou des représailles à exercer. Mais, comme il est mon parent et mon ami dévoué, mon crime sera sans excuse et ma honte sans fin.

XXXV

» C’est la honte… Oui, si le fait est connu… C’est un acte haïssable… Il n’y a rien de haïssable à aimer, je ne ferai qu’implorer son amour… Mais elle ne s’appartient pas… Le pire sera un refus, et des reproches ; ma volonté est ferme, inébranlable à un faible raisonnement. Quiconque a peur d’une sentence ou du dicton d’un vieillard se laissera effrayer par une fantasmagorie. »

XXXVI

C’est ainsi que le sacrilége se débat entre sa froide conscience et sa brûlante passion ; enfin il proscrit les bonnes pensées et encourage le triomphe de l’instinct grossier, qui en un moment confond et détruit en lui toute honnête influence, et le domine à tel point qu’une vilenie lui semble une action méritoire.

XXXVII

« Elle m’a pris affectueusement par la main, se dit-il, et elle interrogeait avec anxiété mes yeux avides, dans la crainte d’apprendre quelque sinistre nouvelle du camp où est son bien-aimé Collatin. Oh ! comme l’inquiétude lui donnait des couleurs ! D’abord rouge comme une rose posée sur du linon, puis blanche comme ce linon même, la rose enlevée.

XXXVIII

» Et comme sa main, serrée dans ma main, la forçait à trembler de ses loyales alarmes ! Sous le coup de la crainte, elle n’a cessé de palpiter que quand elle a su son mari sain et sauf ; alors elle a souri d’un air si doux, que, si Narcisse l’avait vue dans cette attitude, il ne se fût jamais noyé par amour de lui-même.

XXXIX

» Qu’ai-je besoin alors de chercher des couleurs ou des excuses ? Tous les orateurs sont muets quand la beauté parle. De chétifs misérables ont seuls des remords après de chétifs méfaits. L’amour ne prospère pas dans le cœur qui redoute des ombres. L’amour est mon capitaine, il me guide, et, quand sa splendide bannière est déployée, le lâche même combat sans se laisser effrayer.

XL

» Arrière donc, crainte puérile ! Mort à l’hésitation ! Que les considérations de la raison fassent escorte à l’âge des rides ! Mon cœur ne contrariera jamais mes yeux ; les graves pauses et les profondes réflexions conviennent au sage ; mon rôle à moi est la jeunesse, et il les exclut de la scène. Le désir est mon pilote, la beauté ma prise ; qui donc craint de sombrer là où s’offre un tel trésor ? »

XLI

Telle que le blé envahi par l’ivraie, la prudente inquiétude est presque étouffée par l’irrésistible luxure. Il s’avance furtivement, l’oreille au guet, plein d’une sombre espérance, et plein d’une frénétique méfiance ; toutes deux, servantes d’un mauvais être, le troublent tellement de leurs suggestions opposées, que tantôt il se prononce pour la paix, tantôt pour l’invasion.

XLII

Il voit se dresser dans sa pensée l’image de la céleste Lucrèce, et à côté d’elle celle de Collatin ; le regard qu’il fixe sur Lucrèce lui trouble la raison ; le regard qu’il arrête sur Collatin, regard plus pur, se refuse à une contemplation perfide et adresse un vertueux appel au cœur de Tarquin. Mais ce cœur une fois corrompu prend le pire parti.

XLIII

Il surexcite intérieurement ses forces serviles qui, flattées de la démonstration joyeuse de leur maître, augmentent son désir, comme les minutes remplissent l’heure, et règlent leur audace sur celle de leur capitaine, lui offrant un trop servile tribut. Ainsi follement mené par une passion maudite, le seigneur romain marche au lit de Lucrèce.

XLIV

Les serrures qui s’interposent entre sa volonté et la chambre fatale, forcées par lui une à une, cèdent leur poste ; mais, en s’ouvrant, toutes grincent contre son attentat, ce qui force le furtif crocheteur à des précautions. Le seuil froisse la porte pour le dénoncer ; les belettes, vagabondes nocturnes, crient en le voyant là ; elles l’effraient, mais toujours il marche sur sa frayeur.

XLV

À mesure que chaque porte lui livre à regret le passage, à travers les fentes et les fissures de la paroi, le vent lutte avec sa torche pour le retenir, et lui souffle la fumée au visage, éteignant un moment la clarté conductrice ; mais son cœur ardent, que brûle un désir effréné, exhale un souffle contraire qui ranime la flamme.

XLVI

Ainsi éclairé, il aperçoit à cette lueur le gant de Lucrèce, auquel est attachée une aiguille ; il le ramasse sur la natte, et, au moment où il le saisit, l’aiguille lui pique le doigt, comme pour lui dire : Ce gant n’est pas fait pour des jeux libertins ; retourne en hâte sur tes pas ; tu vois bien que les parures mêmes de notre maîtresse sont chastes.

XLVII

Mais tous ces chétifs obstacles ne peuvent l’arrêter : il interprète leur résistance dans le plus mauvais sens ; les portes, le vent, le gant qui l’ont retardé, sont pour lui les détails accidentels d’une telle épreuve, ou comme ces freins qui retiennent l’horloge et en ralentissent le mouvement jusqu’à ce que chaque minute ait payé sa dette à l’heure.

XLVIII

« Oui, oui, se dit-il, ces contre-temps sont comme les gelées qui parfois menacent le printemps, pour ajouter du charme au renouveau et donner aux oiseaux déconcertés une raison de plus de chanter. La peine est le revenu de toute chose précieuse. Rochers énormes, grands vents, pirates féroces, écueils et bancs de sable, le marchand a tout à craindre, avant de débarquer riche au port. »

XLIX

Enfin il arrive à la porte qui le sépare du ciel de sa pensée. Un loquet docile est tout ce qui l’écarte de l’objet divin qu’il cherche. Le sacrilége l’a tellement égaré qu’il se met à prier pour son succès, comme si les cieux pouvaient autoriser son crime.

L

Mais au milieu de sa stérile prière, au moment où il vient de supplier l’éternelle puissance de lui accorder la beauté de ses sombres rêves et de lui être propice à l’heure suprême, il tressaille soudain : « Il faut que je la déflore, se dit-il ; les puissances que j’implore abhorrent un tel attentat : comment donc m’aideraient-elles à le commettre ?

LI

» Eh bien, que l’amour et la fortune soient mes divinités et mes guides ! Ma volonté est soutenue par la détermination ; les pensées ne sont que des rêves tant que leurs effets ne sont pas manifestés ; le péché le plus noir est lavé par l’absolution ; la glace de la frayeur se dissout au feu de l’amour ; l’œil du ciel est fermé, et les brumes de la nuit couvrent la honte attachée à de si suaves délices. »

LII

Cela dit, sa main coupable lève le loquet, et avec son genou il ouvre la porte toute grande. Elle dort profondément, la colombe que veut saisir ce chat-huant : ainsi la trahison agit avant que le traître soit découvert. Quiconque voit le serpent aux aguets peut se retirer ; mais Lucrèce, endormie dans une profonde quiétude, est là à la merci de son dard meurtrier.

LIII

Il s’avance criminellement dans la chambre et contemple ce lit encore immaculé. Les rideaux étant fermés, il va et vient, roulant dans sa tête ses yeux avides ; leur trahison égare son cœur, lequel bientôt donne à sa main le signal de refouler le nuage qui cache la lune argentée.

LIV

Le brillant soleil aux traits de flamme nous éblouit en jaillissant d’une nuée. Ainsi, les rideaux à peine tirés, Tarquin baisse les yeux, aveuglé qu’il est par l’excès de lumière. Est-ce cette radieuse vision qui l’offusque ? Est-ce un retour de honte ? Ses yeux sont aveuglés et se ferment.

LV

Oh ! que ne périrent-ils dans leur ténébreuse prison ! Alors ils auraient vu le terme de leur crime ; et Collatin aurait pu encore, au côté de Lucrèce, reposer en paix dans son lit resté pur ; mais il faut qu’ils s’ouvrent pour détruire cette union bénie ; et la sainte Lucrèce doit sacrifier à leur curiosité sa joie, sa vie, son bonheur en ce monde !

LVI

Sa main de lis est sous sa joue de rose, frustrant d’une légitime caresse l’oreiller qui, irrité, semble se diviser en deux et se soulever de chaque côté pour réclamer ce délicieux baiser. Entre ces deux cimes sa tête est ensevelie ; elle est là telle qu’un vertueux monument offert à l’admiration des yeux impurs et profanes.

LVII

Son autre main était hors du lit sur la couverture verte ; elle rappelait par sa parfaite blancheur une marguerite d’avril sur le gazon, et sa moiteur perlée ressemblait à la rosée du soir. Ses yeux, tels que des soucis, avaient fermé leur brillant calice et reposaient doucement sous un dais de ténèbres jusqu’à ce qu’ils pussent se rouvrir pour embellir le jour.

LVIII

Ses cheveux, tels que des fils d’or, jouaient avec son haleine. Ô chastes voluptueux ! Voluptueuse chasteté ! Ils montraient le triomphe de la vie dans le domaine de la mort, et les sombres couleurs de la mort dans l’éclipse de la vie. L’une et l’autre trouvaient dans ce sommeil une telle harmonie qu’il semblait qu’elles ne fussent plus rivales et que la vie vécût dans la mort, comme la mort dans la vie.

LIX

Ses seins, globes d’ivoire cerclés de bleu, étaient comme deux mondes vierges non conquis, ne connaissant d’autre joug que celui de leur seigneur qu’ils honoraient de leur plus loyale fidélité ! Ces mondes inspirent une ambition nouvelle à Tarquin, qui, sombre usurpateur, va tenter de précipiter de ce beau trône le maître légitime.

LX

Que pouvait-il voir qui ne provoquât sa contemplation ? Que pouvait-il contempler qui n’excitât son désir ? Ce qu’il apercevait le confirmait dans sa passion, et il fatiguait dans son désir son regard désireux. Il admirait avec plus que de l’admiration ces veines d’azur, cette peau d’albâtre, ces lèvres de corail, et la fossette de ce menton blanc comme la neige.

LXI

Comme le lion farouche joue avec sa proie, dès que sa faim dévorante a été satisfaite par la victoire, ainsi Tarquin s’arrête sur cette âme endormie, tempérant par l’extase la furie de sa luxure, contenu, mais non dompté ; car, étant si près d’elle, son regard, qui un moment a retardé l’explosion, excite maintenant avec un surcroît de violence le sang de ses veines.

LXII

Celles-ci sont pareilles à de vils maraudeurs qui combattent pour le pillage, à des vassaux endurcis qui accomplissent de féroces exploits et se plaisent au meurtre et au viol sans se soucier des larmes des enfants ni des lamentations des mères ; gonflées par la convoitise, elles attendent l’assaut ; bientôt le cœur, battant la charge, donne le signal de l’ardente attaque et leur commande d’agir à leur gré.

LXIII

Son cœur, vrai tambour, encourage son œil brûlant ; son œil transmet le commandement à sa main ; sa main, fière d’une telle dignité, fumante de désir, s’avance pour se poser sur le sein nu de Lucrèce, au cœur même de tous ses domaines ; devant cette poignante escalade, les rangées de veines bleues abandonnent leur rondes tourelles blêmes et sans défense.

LXIV

Elles affluent dans le paisible sanctuaire où dort leur chère souveraine, la préviennent de la terrible agression, et l’épouvantent de leurs clameurs confuses ; elle, très-effarée, ouvre brusquement ses yeux si bien clos qui, hasardant un regard pour reconnaître tout ce tumulte, sont troublés et offusqués par la fumée de la torche.

LXV

Imaginez une créature, dans une nuit sépulcrale, réveillée d’un sommeil profond par une vision terrible, et croyant avoir aperçu quelque funèbre fantôme dont le sinistre aspect fait trembler tous ses membres. Quelle terreur ! Eh bien, Lucrèce, plus à plaindre, voit réellement à son brusque réveil une apparition qui justifie ses alarmes.

LXVI

Assiégée, accablée de mille frayeurs, elle reste tremblante comme un oiseau frappé à mort ; elle n’ose regarder ; mais, tout en fermant les yeux, elle voit paraître des spectres qui assument en un moment les plus hideuses formes ; ces visions sont les créations du cerveau affaibli, qui, irrité de ce que les yeux reculent devant la lumière, les poursuivent dans les ténèbres des plus affreux spectacles.

LXVII

La main de Tarquin, arrêtée sur cette gorge nue (cruel bélier d’ébranler un rempart d’un tel ivoire !) peut sentir le cœur de Lucrèce qui, pauvre assiégé en détresse, se frappe à mort, se soulève et s’affaisse, et par ses secousses fait trembler le bras du ravisseur. Ceci surexcite la furie de Tarquin. Plus de pitié : il va faire la brèche et pénétrer dans la douce enceinte.

LXVIII

D’abord sa langue fait entendre une fanfare de parlementaire. L’ennemie défaillante lève au-dessus du drap blanc son menton plus blanc encore pour connaître le motif de ce brusque appel ; il tâche de l’expliquer par un geste muet ; mais elle, avec de véhémentes prières, insiste pour savoir sous quelle couleur il commet un tel attentat.

LXIX

Tarquin répond : « La couleur même de ton teint, qui fait pâlir le lis de dépit et rougir de honte la rose, me justifiera en t’expliquant mon amour. Voilà sous quelle couleur je viens tenter l’escalade de cette forteresse qui n’a jamais été conquise ; la faute en est à toi, car ce sont tes yeux mêmes qui t’ont trahie.

LXX

» Si tu veux me gronder, je te répliquerai que c’est ta beauté qui t’a tendu le piége de cette nuit. Maintenant tu dois avec patience te soumettre à mon désir. Mon désir t’a choisie pour mes délices terrestres ; j’ai fait tout ce que j’ai pu pour le vaincre ; mais, à mesure que le remords et la raison le mortifiaient, l’éclat de ta beauté le ranimait.

LXXI

» Je prévois les malheurs que produira mon attentat ; je sais combien d’épines défendent la rose en croissance ; je sais que le miel est gardé par un aiguillon. Tout cela, la réflexion me l’a représenté d’avance ; mais mon désir est sourd, et n’écoute plus les conseils amis ; il n’a d’yeux que pour s’extasier devant la beauté, et il raffole de ce qu’il voit, malgré lois et devoir.

LXXII

» J’ai pesé au fond de mon âme l’outrage, la honte et les douleurs que je dois faire naître ; mais rien ne peut contrôler le cours de la passion, ni arrêter la furie aveugle de son élan. Je sais tout ce qui suivra cette action, les larmes du repentir, l’opprobre, les dédains, les inimitiés mortelles ; pourtant je suis résolu à consommer mon infamie. »

LXXIII

Cela dit, il brandit son glaive romain, pareil au faucon qui, planant dans les airs, couvre sa proie de l’ombre de ses ailes, et de son bec crochu menace de la tuer, si elle prend son essor. Ainsi sous cette lame insolente est étendue l’innocente Lucrèce, écoutant ce que dit Tarquin avec la tremblante frayeur de l’oiseau qui entend les grelots du faucon.

LXXIV

« Lucrèce, dit-il, il faut que cette nuit même je te possède : si tu me repousses, j’arriverai à mes fins par la force, car je suis résolu à te tuer dans ton lit, puis j’égorgerai quelqu’un de tes misérables esclaves, pour détruire ton honneur avec ta vie, et je le placerai dans tes bras morts, jurant que je l’ai tué en te voyant l’embrasser.

LXXV

» Ainsi ton mari en te survivant restera exposé à tous les regards comme un objet de dérision ; tes parents baisseront la tête sous l’opprobre, et tes enfants seront flétris d’une bâtardise sans nom ; et quant à toi, l’auteur de leur dégradation, ton trépas sera honni dans des vers que chanteront les générations à venir.

LXXVI

» Mais, si tu me cèdes, je reste ton ami secret. La faute ignorée est comme une pensée non réalisée. Un léger mal, fait pour un grand bien, passe pour un acte de légitime habileté. La plante vénéneuse est parfois mélangée avec la plus saine mixture, ainsi employé, faction de son poison devient salutaire.

LXXVII

» Donc, au nom de ton mari et de tes enfants, exauce ma prière, ne leur lègue pas pour toute fortune une flétrissure que rien ne pourra leur enlever, une tache que rien ne pourra effacer, plus indélébile que le stigmate de l’esclave et qu’un signe au corps d’un nouveau-né : car les marques que les hommes portent en naissant sont la faute de la nature, et non leur déshonneur. »

LXXVIII

Ici, fixant sur Lucrèce le regard meurtrier du basilic, il se redresse et fait une pause ; tandis qu’elle, l’image de la pure piété, comme une biche blanche étreinte par les serres d’un griffon dans une solitude où il n’y a point de loi, en appelle à la bête féroce qui méconnaît les droits de la douceur et n’obéit qu’à son affreux appétit.

LXXIX

Quand un nuage noir menace le monde, enveloppant dans ses sombres vapeurs les montagnes altières, des entrailles obscures de la terre s’échappe une douce brise qui écarte ces brumes ténébreuses et en prévient ainsi la chute immédiate. Ainsi la voix de Lucrèce arrête son sacrilége empressement, et le farouche Pluton ferme les yeux en écoutant Orphée.

LXXX

Pourtant l’affreux chat, rôdeur de nuit, ne fait que jouer avec la faible souris qui palpite sous sa griffe. L’attitude désolée de Lucrèce alimente cette furie de vautour, gouffre dévorant que l’excès même ne peut combler. L’oreille accueille la prière, mais le cœur ne se laisse pas pénétrer par les plaintes. Les larmes endurcissent la luxure, bien que la pluie use le marbre.

LXXXI

L’infortunée fixe un regard suppliant sur ce visage impitoyablement contracté ; sa chaste éloquence est melée de soupirs qui ajoutent plus de grâce à sa parole. Souvent elle rompt la période de son discours, et ses phrases sont tellement entrecoupées qu’elle les recommence deux fois avant de les achever.

LXXXII

Elle le conjure par le tout-puissant Jupiter, par la chevalerie, par la courtoisie, par les vœux de la douce amitié, par ses larmes qui débordent, par l’amour de son mari, par la sainte loi de l’humanité, par la commune loyauté, par le ciel, la terre et toutes leurs puissances ; elle le conjure de retourner à son lit d’emprunt, et d’obéir à l’honneur, et non à un infâme désir.

LXXXIII

« Ah ! dit-elle, ne récompense pas l’hospitalité par le sombre paiement que tu as projeté ; ne souille pas la source qui t’a donné à boire ; ne commets pas une irréparable dégradation ; lâche ton but criminel avant que ton coup soit lâché. Ce n’est pas un digne chasseur que celui qui tend son arc pour frapper une pauvre biche impuissante.

LXXXIV

» Mon mari est ton ami, pour l’amour de lui épargne-moi ! Toi-même tu es grand, pour l’amour de toi-même laisse-moi ! Je suis moi-même une faible créature, ne me prends pas au piége ; tu n’as pas l’air fourbe, ne le sois pas envers moi. Les tourbillons de mes soupirs font effort pour t’éloigner de moi. Si jamais homme fut ému des gémissements d’une femme, sois ému de mes larmes, de mes soupirs, de mes sanglots.

LXXXV

» Pêle-mêle, comme un Océan troublé, ils battent ton cœur de roc, cet écueil menaçant, pour l’adoucir par leur continuelle action ; car les pierres mêmes, en se désagrégeant, fondent dans l’eau. Oh ! si tu n’es pas plus dur qu’une pierre, laisse-toi attendrir par mes larmes, et sois compâtissant ! La douce pitié pénètre par une porte de fer.

LXXXVI

» Je t’ai reçu en croyant recevoir Tarquin ; as-tu assumé ses traits pour l’outrager ? Je me plains à toute l’armée du ciel ; tu insultes à son honneur, tu dégrades son nom princier. Tu n’es pas ce que tu as l’air d’être ; ou, du moins, tu n’as pas l’air de ce que tu es, un roi, un dieu ; car les rois, comme les dieux, doivent gouverner toute chose.

LXXXVII

» Quelle moisson d’infamie réserves-tu donc à ta vieillesse, que tes vices sont ainsi épanouis avant ton printemps ? Si avant ton avénement tu oses un tel outrage, que n’oseras-tu pas quand une fois tu seras roi ? Oh ! songes-y, l’outrage d’un acteur vassal ne peut être effacé ; les méfaits des rois ne peuvent donc pas être ensevelis dans la boue.

LXXXVIII

» Après une telle action, tu ne pourras plus être aimé que par crainte, tandis que les monarques heureux sont craints par amour. Il faudra que tu tolères les plus hideux criminels, quand ils te montreront leurs crimes en toi. Pour prévenir pareille chose, renonce à ton désir ; car les princes sont le miroir, l’école, le livre où s’instruisent, lisent et voient les yeux des sujets.

LXXXIX

» Veux-tu donc être l’école où s’instruira la débauche ? Faudra-t-il donc qu’elle lise en toi de telles leçons de vilenie ? Veux-tu être le miroir où elle trouvera une autorité pour le crime, un blanc-seing pour l’opprobre, et couvrir de ton nom le déshonneur ? Tu soutiens l’infamie contre l’immortelle gloire, et de ta belle réputation tu, fais une entremetteuse !

XC

» As-tu le commandement ? Au nom de celui qui te l’a donné, commande en noble cœur à ton désir rebelle ; ne tire pas ton glaive pour protéger l’iniquité, car il t’a été remis pour en exterminer l’engeance. Comment pourras-tu remplir ton royal office, alors qu’ayant ta faute pour précédent, le crime hideux pourra dire que, s’il a apris à faillir, c’est toi qui lui as montré le chemin ?

XCI

» Songe quel horrible spectacle ce serait pour toi d’apercevoir dans un autre ton forfait actuel. Les hommes voient rarement leurs fautes ; ils étouffent leurs propres transgressions sous leur partialité. Ce crime-ci te paraîtrait digne de mort dans ton frère. Oh ! comme ils sont empêtrés dans leur infamie ceux qui détournent les yeux de leurs propres méfaits !

XCII

» Vers toi, vers toi, mes mains s’élèvent suppliantes. Arrière le désir séducteur, conseiller de violence ! J’implore le rappel de la majesté bannie ; fais-la reparaître, en repoussant les pensées tentatrices ; ta noble dignité emprisonnera le perfide désir, et dissipera le nuage sombre de ton œil égaré ; alors tu reconnaîtras ta situation, et tu compatiras à la mienne. »

XCIII

« Assez ! s’écrie Tarquin ; l’indomptable flot de mes désirs ne reflue pas ; tous ces obstacles ne font que le grossir. De faibles lumières sont bientôt éteintes ; les grands feux résistent, et le vent ne fait qu’exaspérer leur furie. Les menus cours d’eau, qui paient à leur amer souverain la dette journalière de leur doux torrent, ajoutent à ses ondes sans altérer son goût. »

XCIV

— « Toi aussi, dit-elle, roi souverain, tu es un Océan ; et voilà que s’engouffrent dans ton abîme insondable la sombre luxure, le déshonneur, l’infamie, le dérèglement, qui cherchent à souiller les flots de ton sang. Si toutes ces sources de corruption altèrent ta vertu, tu verras ton Océan s’ensevelir au fond du bourbier, et non le bourbier se perdre dans ton Océan.

XCV

» Ainsi, les subalternes les plus vils seront rois, et toi tu seras leur subalterne ; en abaissant ta noblesse, tu ennobliras leur bassesse ; tu seras leur vie, et ils seront ta tombe ; leur opprobre fera ta honte, et le tien leur gloire. Les êtres inférieurs ne devraient point éclipser les plus grands. Le cèdre ne rampe pas au pied du vil arbrisseau, mais les humbles arbrisseaux se flétrissent au pied du cèdre.

XCVI

» Ainsi, que tes pensées, humbles vassales de ta dignité… » — « Assez ! s’écrie Tarquin, par le ciel, je ne veux plus t’écouter ; cède à mon amour, sinon, la iolence de la haine, se substituant au contact timoré de l’amour, va te déchirer brutalement. Cela fait, je te transporterai sans pitié dans le lit ignoble d’un infâme valet, pour l’accoupler à ta honteuse dégradation ! »

XCVII

À ces mots, il met le pied sur la lumière, car la lumière et la luxure sont ennemies mortelles. La vilenie, enveloppée des ténèbres de l’aveugle nuit, est d’autant plus tyrannique qu’elle est invisible… Le loup a saisi sa proie, le pauvre agneau crie jusqu’à ce que sa blanche toison, étouffant sa voix, ensevelisse ses gémissements dans les plis suaves de ses lèvres.

XCVIII

En effet, Tarquin se sert du linge de nuit qu’elle porte pour refouler dans sa bouche ses lamentables clameurs ; il baigne sa face brûlante dans les plus chastes larmes que jamais aient versées les yeux modestes de la douleur. Oh ! se peut-il que la luxure acharnée souille un lit si pur ! Si des larmes pouvaient effacer cette tache, Lucrèce en verserait à jamais.

XCIX

Mais elle a perdu une chose plus précieuse que la vie, et lui, il a gagné ce qu’il voudrait bien reperdre. Cette brusque union brusque une nouvelle lutte ; cette joie momentanée engendre des mois de douleur ; ce chaud désir se change en froid dégoût. La pure chasteté est dépouillée de son trésor, et la luxure qui l’a volé n’en est que plus misérable.

C

Voyez comme le limier trop nourri, le faucon gorgé, ayant perdu la finesse de l’odorat, la vitesse de l’élan, poursuivent lentement, s’ils n’abandonnent pas tout à fait, la proie dont ils sont avides par nature. Ainsi Tarquin assouvi s’effare de cette nuit. Une délicieuse satiété, aigrie par la digestion, dévore le désir qu’entretenait une sombre voracité.

CI

Ô profondeurs de crime que la pensée insondable ne saurait comprendre dans sa sereine imagination ! Il faut que le désir ivre vomisse ce qui l’a rassasié, avant de voir sa propre abomination. Tant que la luxure est dans son insolence, aucune réprobation ne peut dominer son ardeur, ni maîtriser son violent désir ; il faut que, comme une rosse, la passion égoïste se fatigue elle-même.

CII

Et alors, la joue pendante, amaigrie, décolorée, l’œil terne, le sourcil froncé, la démarche défaillante, piteux, misérable et humble, le faible désir se lamente comme un banqueroutier ruiné. Tant que la chair est superbe, le désir lutte avec la vertu, et s’en fait une fête ; mais, dès que la chair se relâche, le rebelle coupable implore sa grâce.

CIII

Il en est ainsi de ce criminel seigneur de Rome, qui a si ardemment cherché une telle satisfaction. Car maintenant il murmure contre lui-même cette sentence, qu’il est déshonoré dans les âges à venir ; en outre le beau temple, de son âme est profané, et sur ses faibles ruines se précipitent des légions de soucis pour demander à cette souveraine souillée ce qu’elle est devenue.

CIV

L’âme répond que ses sujets, par une affreuse insurrection, ont battu en brèche sa muraille sacrée, et, par leur faute mortelle, réduit en servitude son immortalité, en l’assujettissant à une mort vivante et à une peine perpétuelle : dans sa prescience, elle leur avait constamment résisté, mais sa prévision n’a pu prévenir leur volonté.

CV

Dans cette pensée, Tarquin se dérobe à travers les ténèbres, vainqueur captif pour qui le triomphe est désastre ; il emporte la blessure que rien ne guérit, cicatrice qui restera en dépit de toute cure, et il laisse sa victime en proie à des angoisses plus grandes encore. Elle porte le poids de la souillure qu’il lui a laissée, le fardeau d’une âme coupable.

CVI

Lui, comme un chien larron, s’esquive tristement ; elle, comme un agneau lassé, reste là palpitante. Lui se gronde et se déteste pour son attentat ; elle, désespérée, se déchire la chair avec ses ongles ; il se sauve effaré, avec la sueur froide d’une criminelle frayeur ; elle, demeure, se lamentant sur l’effroyable nuit. Lui court, maudissant sa jouissance évanouie, abhorrée.

CVII

Il part converti, accablé ; elle reste là dégradée, désespérée. Il aspire dans sa hâte à la clarté du matin ; elle souhaite de ne plus jamais voir le jour : « Car le jour, se dit-elle, met en lumière les forfaits de la nuit, et mes yeux sincères n’ont jamais essayé de masquer un tort d’un sourcillement hypocrite.

CVIII

» Ils se figurent que tous les yeux peuvent voir l’ignominie qu’eux-mêmes aperçoivent ; et aussi voudraient-ils toujours rester dans les ténèbres, afin de tenir l’outrage caché ; car ils trahiraient leurs remords par leurs larmes, et, comme l’eau qui ronge l’acier, graveraient sur mes joues une honte irrémédiable. »

CIX

Alors elle maudit le repos et le sommeil, et condamne ses yeux à être à jamais aveugles. Elle réveille son cœur en frappant sa poitrine, et le somme de s’arracher de là pour aller chercher dans quelque sein plus pur un asile digne d’une âme si pure. Frénétique de douleur, elle exhale ainsi ses plaintes contre l’invisible secret de la nuit :

CX

« Ô nuit désespérante, image de l’enfer ! Sombre registre, réceptacle de honte ! sinistre scène des tragédies et des meurtres affreux ! vaste chaos recéleur de crimes ! nourrice d’opprobre ! entremetteuse aveugle et masquée ! noir asile d’infamie ! affreuse caverne de la mort ! murmurante affidée de la trahison muette et du viol !

CXI

» Ô odieuse nuit, aux ténébreuses brumes, puisque tu es complice de mon incurable crime, réunis tes brouillards pour affronter l’orientale aurore et lutter contre le cours régulier du temps ! ou, si tu permets au soleil d’atteindre sa hauteur coutumière, avant qu’il se couche, enveloppe sa tête d’or de nuages empoisonnés.

CXII

» Corromps l’air du matin par d’infectes vapeurs ! Empoisonne de leurs exhalaisons malsaines l’atmosphère de pureté, la splendeur suprême du jour, avant qu’il ait atteint l’étape pénible de midi ; et puissent tes sombres brumes marcher si épaisses que dans leurs rangs ténébreux le soleil étouffé se couche à midi, pour faire une nuit éternelle !

CXIII

» Si Tarquin était la nuit, lui qui n’est que l’enfant de la nuit, il outragerait la reine aux rayons d’argent ; les satellites radieuses de Phébé, également souillées par lui, n’étoileraient plus le sein noir de la nuit. Alors j’aurais des compagnes de douleur ; et la camaraderie du malheur allège le malheur, comme la causerie des pèlerins abrège leur pèlerinage.

CXIV

» Tandis que maintenant je n’ai personne pour rougir avec moi, pour se tordre les bras, pour baisser la tête, pour se masquer le front, pour cacher son opprobre avec le mien ! Il faut que je reste seule, toute seule, à gémir, arrosant la terre d’amères ondées d’argent, entrecoupant mes paroles de larmes, mes plaintes de sanglots, misérables et éphémères monuments d’une impérissable douleur !

CXV

» Ô nuit, fournaise à la sombre fumée, empêche le jour jaloux de voir cette tête qui, sous ton immense manteau noir, subit l’infamant martyre de l’ignominie ! Garde à jamais possession de ton sinistre empire, dussent toutes les fautes commises sous ton règne être ensevelies également dans ton ombre !

CXVI

» Ne m’expose pas au jour indiscret ! Sa lumière montrera, inscrite sur mon front, l’histoire du naufrage de l’ineffable chasteté et de la violation impie du vœu sacré de l’hymen ; oui, l’illettré qui n’a jamais su déchiffrer un livre savant, lira mon ignominie dans mes regards.

CXVII

» La nourrice, pour faire taire son enfant, lui contera mon histoire, et effrayera le bambin en pleurs avec le nom de Tarquin. L’orateur, pour orner sa harangue, associera mon opprobre à la honte de Tarquin ; les ménestrels, admis au festin, chansonneront ma dégradation, et, attachant l’auditoire à chaque vers, diront comment je fus outragée par Tarquin, et Collatin par moi.

CXVIII

» Puisse ma bonne renommée, idéale réputation, rester sans tache pour l’amour de Collatin ! Si elle sert de thème au dénigrement, les branches d’une autre tige seront pourries, et une infamie imméritée s’attachera à un être qui est aussi pur de ma faute que j’étais pure naguère pour Collatin.

CXIX

» Ô honte inaperçue ! invisible disgrâce ! Ô blessure impalpable ! Mystérieuse balafre au plus noble front ! L’infamie est imprimée sur la face de Collatin, et l’œil de Tarquin peut y lire de loin cette inscription : Blessé dans la paix et non à la guerre. Hélas ! combien portent a leur insu de ces plaies honteuses que connaît seul celui qui les a faites !

CXX

» Collatin, s’il est vrai que je sois responsable de ton honneur, il m’a été arraché par un assaut violent. Mon miel est perdu ; abeille devenue frelon, il ne me reste rien des trésors de mon été, ils ont été volés et mis au pillage par le plus outrageant larcin. Dans ta faible ruche une guêpe errante s’est glissée, et a sucé le miel que gardait ta chaste abeille.

CXXI

» Pourtant suis-je coupable du naufrage de ton honneur ? C’est en ton honneur que j’ai accueilli cet homme ; venant de ta part, je ne pouvais le renvoyer, car c’eût été te faire affront que de le dédaigner. Et puis, il se plaignait d’être las, et il parlait de vertu ! Ô perversité imprévue, quand un pareil démon profane la vertu !

CXXII

» Pourquoi le ver s’insinue-t-il dans le bouton vierge ? Pourquoi l’odieux coucou couve-t-il dans le nid du passereau ? Pourquoi les crapauds empoisonnent-ils les sources pures d’une fange venimeuse ? Pourquoi la démence tyrannique se glisse-t-elle dans de nobles seins ? Pourquoi les rois violent-ils leur propres engagements ? Il n’y a pas de perfection si absolue qui ne soit polluée par quelque impureté.

CXXIII

» Le vieillard, qui entasse son or, est tourmenté par les crampes, par la goutte et de pénibles accès ; à peine a-t-il des yeux pour voir son trésor ; il reste comme Tantale en proie à d’incessantes langueurs, et il engrange en pure perte la récolte de son industrie, retirant pour toute jouissance de ses richesses la douloureuse pensée qu’elles ne peuvent guérir ses maux.

CXXIV

» Il les possède ainsi, quand il ne peut plus en faire usage, et il les laisse au pouvoir de ses enfants, qui dans leur vanité se hâtent de les dissiper. Le père était trop éteint ; eux, ils sont trop ardents pour conserver longtemps cette maudite bienheureuse fortune. Les douceurs que nous souhaitons deviennent de fâcheuses amertumes, au moment même où nous les appelons nôtres.

CXXV

» Des vents impétueux accompagnent le tendre printemps ; des plantes malfaisantes prennent racine avec les fleurs précieuses ; le serpent siffle où chantent les suaves oiseaux ; ce qu’engendre la vertu, l’iniquité le dévore. Il n’est aucun bien en notre possession dont une circonstance néfaste ne ruine l’essence ou les qualités.

CXXVI

» Ô occasion ! tu es la grande coupable ; c’est toi qui exécutes la trahison du traître ; tu guides le loup là où il peut saisir l’agneau. Si criminel que soit un complot, tu lui fixes le moment ; c’est toi qui fais violence au droit, à l’équité, à la raison ; dans l’ombre de ton antre, où nul ne peut l’apercevoir, le mal s’embusque pour saisir les âmes qui passent près de lui.

CXXVII

» Tu obliges la vestale à violer son serment ; tu attises la flamme à laquelle fond la tempérance. Tu étouffes l’honnêteté, tu immoles la foi ! Noire recéleuse, entremetteuse notoire, tu sèmes la calomnie et du déracines la louange Corruptrice, traîtresse, fourbe, voleuse, ton miel se change en fiel, ta joie en douleur !

CXXVIII

» Tes jouissances secrètes aboutissent à une ignominie éclatante ; tes orgies intimes à un jeûne public ; tes titres caressants à un nom qu’on déchire ; tes paroles sucrées au plus amer arrière-goût. Tes vanités violentes ne sauraient durer. Comment donc se fait-il, infâme occasion, qu’étant si mauvaise, tu sois recherchée de tant de gens ?

CXXIX

» Quand seras-tu l’amie de l’humble suppliant, et lui feras-tu obtenir sa demande ? Quand fixeras-tu un terme à ses longues luttes ? Quand délivreras-tu cette âme que la misère a enchaînée ? Quand donneras-tu le remède au malade, le bien-être au souffrant ? Le pauvre, le boiteux, l’aveugle, se traînent, rampent, crient après toi, mais jamais ne rencontrent l’occasion.

CXXX

» Le patient meurt pendant que le médecin dort ; l’orphelin pâtit tandis que l’oppresseur mange ; la justice fait bombance tandis que la veuve pleure ; les conseils sont en fête, tandis que la peste se propage ; tu n’accordes pas un moment aux actes charitables. La colère, l’envie, la trahison, le viol, le meurtre furieux, trouvent toujours des heures atroces qui leur servent de pages !

CXXXI

» Quand la probité et la vertu ont affaire à toi, mille traverses les privent de ton aide ; elles achètent cher ton secours ; mais le mal ne le paie jamais ; il arrive gratis, et tu es aussi satisfaite de l’entendre que de lui accorder ce qu’il demande. Mon Collatin serait venu me trouver au lieu de Tarquin, mais c’est toi qui l’as retenu.

CXXXII

» Tu es coupable de meurtre et de vol ; coupable de parjure et de subornation ; coupable de trahison, de faux et d’imposture ; coupable d’inceste, cette abomination ! Tu es de ton plein gré complice de tous les crimes passés et de tous les crimes à venir, depuis la création jusqu’au jugement dernier.

CXXXIII

» Temps monstrueux, compagnon de la hideuse nuit, rapide et subtil courrier du sinistre souci, vampire de la jeunesse, esclave faux des fausses jouissances, vile sentinelle de malheurs, cheval de bât du vice, trébuchet de la vertu, tu nourris tout, et tu assassines tout ce qui est. Oh ! écoute-moi donc, temps injurieux et changeant, sois coupable de ma mort, puisque tu l’es de mon crime.

CXXXIV

» Pourquoi ta servante, l’occasion, a-t-elle trahi les heures que tu m’avais accordées pour le repos ? Pourquoi a-t-elle détruit mon bonheur, et m’a-t-elle enchaînée à une ère indéfinie de malheurs infinis ? Le devoir du temps est de mettre un terme aux rancunes des ennemis, de dévorer les erreurs engendrées par l’opinion, et non de dissiper la dot d’un légitime amour.

CXXXV

» La gloire du temps est de réconcilier les rois en querelle, de démasquer la fausseté et de mettre la vérité en lumière, d’apposer le sceau du temps sur les choses vénérables, de veiller le matin, et de faire sentinelle la nuit, d’offenser l’offenseur jusqu’à ce qu’il répare ses torts, de ruiner d’heure en heure les fiers édifices, et de barbouiller de poussière leurs splendides tours dorées.

CXXXVI

» Sa gloire est de rendre vermoulus les majestueux monuments, d’alimenter l’oubli avec la ruine des choses, de raturer les vieux livres et d’en altérer le contenu, d’arracher les plumes aux ailes des anciens corbeaux, de tarir la sève des vieux chênes, et de faire éclore les bourgeons, de dégrader les antiquailles d’acier forgé, et de tourner la roue vertigineuse de la Fortune.

CXXXVII

» C’est de présenter à l’aïeule les filles de sa fille, de faire de l’enfant un homme, de l’homme un enfant, de tuer le tigre qui vit de tuerie, d’apprivoiser la licorne et le lion farouche, de bafouer les habiles dupés par eux-mêmes, de réjouir le laboureur par un accroissement de moisson, et d’user d’énormes pierres avec de petites gouttes d’eau.

CXXXVIII

» Pourquoi fais-tu tant de ravages dans ton pèlerinage, si tu ne peux revenir sur tes pas pour les réparer ? Une pauvre minute en arrière dans un siècle te ferait un million d’amis, en prêtant de la sagesse à quiconque prête à de mauvais débiteurs. Ô terrible nuit ! si tu voulais rétrograder d’une heure, je pourrais prévenir cet orage et éviter le naufrage.

CXXXIX

» Ô toi, perpétuel laquais de l’éternité, arrête par quelque mésaventure Tarquin dans sa fuite ; imagine des extrémités par delà l’extrémité pour lui faire maudire cette mauvaise nuit de crime ! Que des visions spectrales épouvantent ses yeux lascifs, et que pour lui l’horrible pensée de son forfait transforme chaque buisson en un démon monstrueux !

CXL

» Trouble ses heures de repos par des transes incessantes ; afflige-le dans son lit de sanglots étouffants ; qu’il lui arrive de lamentables malheurs, qui le fassent gémir sans que tu aies pitié de ses gémissements ; lapide-le avec des cœurs endurcis, plus durs que des pierres ; et que les femmes douces perdent pour lui leur douceur, plus farouches pour lui que des tigres en leur farouche solitude.

CXLI

« Donne-lui le temps d’arracher ses cheveux bouclés ; donne-lui le temps de tourner sa rage contre lui-même ; donne-lui le temps de désespérer du temps ; donne-lui le temps de vivre esclave conspué ; donne-lui le temps d’implorer le rebut d’un mendiant, le temps de voir un homme vivant d’aumône dédaigner de lui donner des miettes dédaignées !

CXLII

» Donne-lui le temps de voir ses amis devenir ses ennemis, et les joyeux fous se moquer de lui à l’envi ; donne-lui le temps de remarquer avec quelle lenteur marche le temps aux heures de douleur, avec quelle rapide brièveté aux heures de folie, aux heures de plaisir ; et que toujours son crime irrévocable ait le temps de pleurer un temps si mal employé !

CXLIII

» Ô temps, tuteur du bon comme du méchant, apprends-moi à maudire celui à qui tu as appris tant de perversité ! Que ce larron devienne fou devant son ombre ! que lui-même cherche à toute heure à se tuer lui-même ! Ces misérables mains doivent seules verser ce sang misérable. Car quel est l’homme assez vil pour vouloir être l’abject bourreau d’un si vil scélérat ?

CXLIV

» D’autant plus vil qu’il est fils de roi, et qu’il déshonore son avenir par des actes dégradants. Plus l’homme est grand, plus sa conduite inspire de vénération ou d’horreur ; la plus grande infamie s’attache au rang le plus haut. La lune se couvre-t-elle de nuages, sa disparition se fait aussitôt remarquer ; les petites étoiles, elles, peuvent se voiler à leur guise.

CXLV

» Le corbeau peut baigner ses ailes noires dans le bourbier et s’envoler avec la fange sans qu’on s’en aperçoive ; mais si le cygne, blanc comme la neige, veut faire de même, la tache en restera sur son duvet d’argent. Les pauvres valets sont une nuit aveugle, les rois un jour splendide. Les moucherons volent partout inaperçus, les aigles, remarqués de tous les regards.

CXLVI

» Loin de moi, vaines paroles, servantes de creux imbéciles ! sons inutiles, faibles arbitres ! allez chercher une occupation dans les écoles où la dispute est un art ; intervenez dans les plaidoiries prolixes des stupides plaideurs ; servez de médiateurs aux clients tremblants ; quant à moi, je ne me soucie point d’argumenter, puisque la loi ne peut plus rien pour ma cause.

CXLVII

» En vain je récrimine contre l’occasion, contre le temps, contre Tarquin et la nuit désolée ; en vain je chicane avec mon infamie ; en vain je me débats contre mon inéluctable désespoir ; cette impuissante fumée de paroles ne me fait aucun bien. Le seul remède qui puisse me guérir, c’est de verser mon sang, sang désormais souillé.

CXLVIII

» Pauvre bras, pourquoi frémis-tu à ce décret ? Honore-toi de me débarrasser de cette ignominie ; car, si je meurs, mon honneur vit en toi ; mais, si je vis, tu vis de mon infamie. Puisque tu n’as pu défendre ta loyale dame, puisque tu as eu peur d’écorcher son criminel ennemi, immole-toi avec elle pour avoir cédé ainsi. »

CXLIX

Cela dit, elle s’élance de sa couche en désordre pour chercher quelque instrument désespéré de mort, mais cette maison n’est point un charnier ; elle n’y trouve pas d’instrument pour ouvrir une issue plus large à son souffle qui, affluant à ses lèvres, s’évanouit comme la fumée de l’Etna s’évaporant dans l’air, ou comme celle qui s’exhale d’un canon déchargé.

CL

« En vain, dit-elle, je vis et en vain je cherche quelque heureux moyen de terminer une vie funeste. J’ai eu peur d’être tuée par le glaive de Tarquin, et pourtant je cherche un couteau dans la même intention ; mais, quand j’avais peur, j’étais une loyale épouse ; je le suis encore… Oh ! non, cela ne peut être ; Tarquin m’a dépouillée de ce beau titre.

CLI

» Oh ! je n’ai plus ce qui me faisait désirer de vivre ; je ne dois donc plus craindre de mourir ; si j’efface cette tache par la mort, du moins je mets un blason de gloire sur ma livrée d’opprobre ; sinon, j’abandonne une vie mourante à une vivante infamie. Triste et impuissant remède, le trésor une fois volé, que de brûler l’innocente cassette qui le contenait !

CLII

» Non, non, cher Collatin, tu ne connaîtras pas le goût falsifié de la foi violée ; je n’outragerai pas ta loyale affection jusqu’à te leurrer avec un engagement brisé. Cette greffe bâtarde n’arrivera jamais à croissance. Celui qui a pollué ta souche ne se vantera pas que tu es le père affolé de son fruit.

CLIII

» Il ne rira pas de toi dans le secret de ses pensées ; il ne se moquera pas de ton état avec ses compagnons ; du moins tu sauras que ton bien a été, non acheté ignoblement à prix d’or, mais enlevé violemment de chez toi. Quant à moi, je suis la maîtresse de ma destinée ; et je ne pardonnerai pas à ma faute forcée, que ma vie ne soit livrée en expiation à la mort.

CLIV

» Je ne t’empoisonnerai pas de ma souillure, et je n’envelopperai pas, ma faute d’excuses spécieusement forgées ; je ne colorerai pas la noirceur de mon offense, pour dissimuler la vérité sur les horreurs de cette nuit perfide. Ma bouche dira tout ; mes yeux comme les écluses d’une source des montagnes qui arrose un vallon, feront jaillir une eau pure pour laver mon impur récit. »

CLV

Cependant, la plaintive Philomèle avait terminé l’harmonieux chant de sa douleur nocturne, et la nuit solennelle descendait d’une allure lente et triste dans l’affreux enfer. Déjà le matin rougissant prête sa lumière à tous les yeux limpides qui veulent la lui emprunter ; mais la sombre Lucrèce se reproche d’y voir, et voudrait être à jamais cloîtrée dans la nuit.

CLVI

Le jour révélateur se glisse à travers toutes les fissures, et semble la dénoncer sur son siége de douleur. « Ô œil des yeux, lui dit-elle en sanglotant, pourquoi pénètres-tu à travers ma fenêtre ? Cesse de m’épier ainsi. Agace de la caresse de tes rayons les yeux encore endormis ; ne stigmatise pas mon front de ta lumière perçante, car le jour n’a rien à faire avec ce qui se fait la nuit. »

CLVII

Ainsi elle s’en prend à tout ce qu’elle voit ; le vrai chagrin est puéril et irritable comme un enfant qui, dès qu’il boude, n’est satisfait de rien. Ce sont les vieilles douleurs, et non les jeunes, qui sont douces : la durée dompte les unes ; les autres, dans leur violence, ressemblent au nageur inexpérimenté qui plonge trop profondément, et par un excès d’effort se noie faute de sagesse.

CLVIII

Ainsi, abîmée dans une mer d’angoisses, Lucrèce se dispute avec tout ce qu’elle voit, et assimile tout à son désespoir ; tous les objets, les uns après les autres, renouvellent la violence de son émotion. Tantôt sa douleur est muette et ne trouve pas de parole ; tantôt elle est frénétique et ne parle que trop.

CLIX

Les petits oiseaux, qui modulent leur joie matinale, exaspèrent ses souffrances par leur suave mélodie, car la gaieté fouille la plaie vive de la douleur. Les âmes tristes sont accablées en compagnie joyeuse. La douleur se plaît surtout dans la société de la douleur. Le vrai chagrin est sensiblement soulagé par la sympathie d’un chagrin semblable.

CLX

C’est double mort de se noyer en vue de la côte ; il souffre dix fois de la faim celui qui en souffre en apercevant les aliments ; entrevoir le baume rend la blessure plus vive. Une grande douleur est plus douloureuse à proximité de ce qui pourrait la soulager. Les souffrances profondes suivent le cours d’un fleuve paisible, qu’un obstacle fait déborder ; la douleur taquinée ne connaît ni loi ni limite.

CLXI

« Oiseaux moqueurs, dit-elle, ensevelissez vos chants sous le duvet de vos gosiers gonflés, et soyez muets pour mon oreille ! Ma discordante agitation n’aime pas les modulations ni les cadences. Une hôtesse malheureuse ne peut souffrir de joyeux convives. Réservez vos ariettes légères pour ceux à qui elles plaisent ; la détresse n’aime que les airs mélancoliques dont les pleurs marquent la mesure.

CLXII

» Viens, Philomèle, dont le chant rappelle un viol (20) ; fais de ma chevelure éparse ton triste bosquet. De même que la terre humide pleure de ta langueur, je verserai une larme à chacun de tes tristes accents, et j’en soutiendrai le diapason par de profonds sanglots. Pour refrain je murmurerai le nom de Tarquin, tandis qu’avec plus d’art tu moduleras celui de Térée.

CLXIII

» Et tandis que tu soutiendras ta partie contre une épine, pour tenir en éveil tes souffrances aiguës, moi, misérable, afin de t’imiter, je fixerai contre mon cœur un couteau affilé pour épouvanter mes yeux ; et, pour peu qu’ils se troublent, je tomberai sur la pointe et mourrai. Ainsi, comme avec les touches d’un instrument, nous mettrons les cordes de nos cœurs au ton de la vraie douleur.

CLXIV

» Et puisque, pauvre oiseau, tu ne chantes pas dans le jour, comme honteux d’être aperçu par aucun regard, nous découvrirons quelque solitude profonde et sombre, éloignée de tout chemin, où ne pénètre ni la chaleur brûlante ni le froid glacial, et là nous révélerons aux créatures féroces des chants mélancoliques qui les apprivoiseront. Puisque les hommes deviennent des bêtes fauves, que les bêtes fauves aient l’âme douce ! »

CLXV

Comme la pauvre biche effrayée qui s’arrête en observation, se demandant avec effarement par quelle route fuir, ou comme quelqu’un qui, engagé dans les détours d’un labyrinthe, a peine à trouver le chemin, Lucrèce est en proie aux conflits du doute : lequel vaut mieux de vivre ou de mourir, quand la vie est déshonorée, et quand la mort elle-même est la dette du remords ?

CLXVI

« Me tuer ? dit-elle ; hélas ! ne serait-ce pas rejeter sur ma pauvre âme la souillure de mon corps ? Ceux qui perdent la moitié de leur bien doivent montrer plus de patience que ceux dont la ruine a englouti tout l’avoir. C’est une mère impitoyable que celle qui, ayant deux doux enfants, quand la mort lui enlève l’un, veut tuer l’autre et ne plus nourrir.

CLXVII

» De mon corps ou de mon âme, lequel m’était le plus précieux, quand l’un était pur et l’autre encore divine ? Lequel des deux doit m’être le plus cher, quand l’un et l’autre ont été ravis au ciel et à Collatin ? Hélas ! déchirez l’écorce du pin altier, et ses feuilles se flétriront, et sa sève se tarira. Ainsi de mon âme, dont l’écorce a été déchirée.

CLXVIII

» Sa demeure est mise à sac, son repos brisé, sa retraite battue en brèche par l’ennemi, son sanctuaire souillé, pillé, pollué, grossièrement envahi par une audacieuse infamie. Qu’on ne m’accuse donc pas d’impiété, si, dans cette forteresse délabrée, j’ouvre une issue pour faire évader mon âme troublée.

CLXIX

» Pourtant je ne veux pas mourir avant que Collatin ait appris la cause de ma mort prématurée, avant qu’à cette heure pour moi fatale, il ait fait le vœu de châtier celui qui me force à abréger mes jours. Je léguerai mon sang impur à Tarquin ; souillé par lui, c’est pour lui qu’il sera versé ; il sera inscrit comme son dû dans mon testament.

CLXX

» Mon honneur, je le léguerai au couteau qui frappe mon corps ainsi déshonoré. L’honneur veut qu’on mette fin à une vie déshonorée ; l’un vivra l’autre une fois éteinte. Ainsi, des cendres de mon ignominie renaîtra ma gloire, car par ma mort je tue un ignominieux mépris ; mon ignominie ainsi morte, mon honneur est ravivé.

CLXXI

» Cher seigneur du cher bijou que j’ai perdu, que te léguerai-je, à toi ? Ma résolution, mon bien-aimé ! elle fera ton orgueil et te servira d’exemple pour te venger. Apprends par moi comment il faut agir envers Tarquin. L’amie que tu as en moi va tuer l’ennemie que as en moi. En souvenir de moi, traite de même le fourbe Tarquin.

CLXXII

» Je résume ainsi mes volontés dernières : mon âme au ciel ; mon corps à la terre ; ma résolution à toi, mon époux ; mon honneur au couteau qui me frappe ; ma honte à celui qui ruina ma réputation ; et, quant à ma réputation à venir, qu’elle soit livrée à ceux qui me survivent et ne pensent pas mal de moi !

CLXXIII

» Collatin, tu exécuteras ce testament. Oh ! comme j’aurai été exécutée moi-même quand tu le connaîtras ! Mon sang lavera le scandale de mon malheur ; la fin éclatante de ma vie rachètera la noire action de ma vie. Faible cœur, ne faiblis pas, mais dis résolument : Ainsi soit-il ! Cède à mon bras, mon bras te vaincra ; toi mort, il succombe avec toi, et tu triomphes avec lui ! »

CLXXIV

Quand Lucrèce eut tristement arrêté ce plan de mort, et qu’elle eut essuyé la perle amère de ses yeux brillants, elle appela d’une voix brisée et sourde sa suivante. Celle-ci court près de sa maîtresse avec l’empressement de l’obéissance, car le devoir, en son agile essor, vole avec les ailes de la pensée. Les joues de la pauvre Lucrèce semblent à la suivante comme les prairies d’hiver quand la neige fond au soleil.

CLXXV

Elle adresse à sa maîtresse un timide bonjour d’une voix douce et lente, vrai signe de la modestie ; elle se conforme par son air triste à la tristesse de sa dame, dont la figure porte la livrée du chagrin, mais elle n’ose lui demander pourquoi ces deux soleils sont éclipsés par tant de nuages, et pourquoi ces belles joues sont inondées par la douleur.

CLXXVI

La terre pleure quand le soleil est couché, et chaque fleur est mouillée comme un œil attendri : ainsi la suivante sent une grosse larme humecter sa paupière sous l’influence de ces beaux soleils qui se sont couchés dans le ciel de sa maîtresse et ont éteint leurs feux dans un amer Océan, et la voilà qui pleure comme une nuit de rosée.

CLXXVII

Un moment ces deux charmantes créatures demeurent comme deux fontaines d’ivoire remplissant des citernes de corail. L’une pleure avec raison, l’autre n’a d’autre motif que la sympathie pour verser des larmes. Ce doux sexe est souvent disposé à pleurer ; il s’afflige en imagination des souffrances d’autrui, et alors ses yeux se noient ou son cœur se brise.

CLXXVIII

Car les hommes ont un cœur de marbre, les femmes, un cœur de cire qui prend toutes les empreintes de ce marbre. Faibles opprimées, elles subissent l’impression étrangère par force, par fraude ou par adresse. Ne les traitez donc pas comme les auteurs de leurs fautes, pas plus que vous ne trouveriez mauvaise la cire sur laquelle serait frappée l’image d’un démon.

CLXXIX

Leur surface, unie comme une belle plaine, est accessible au moindre reptile qui s’y glisse. Chez les hommes, comme en d’épaisses broussailles, grouillent des vices qui dorment obscurément dans des cavernes. La moindre poussière transparaît à travers une cloison de cristal ; et, si les hommes peuvent dissimuler leurs crimes sous des airs effrontés et impassibles, les visages des pauvres femmes sont les registres de leurs propres fautes.

CLXXX

Que nul ne récrimine contre la fleur flétrie, mais que tous s’en prennent au rude hiver qui a tué cette fleur. Ce n’est pas ce qui est dévoré, mais ce qui dévore, qui mérite le blâme. Oh ! ne dites pas que c’est la faute des pauvres femmes, si elles sont ainsi envahies par les torts des hommes ; il faut blâmer ces superbes seigneurs qui imposent aux faibles femmes le vasselage de leur ignominie.

CLXXXI

Lucrèce vous offre l’exemple, Lucrèce forcée la nuit, par la menace violente d’une mort immédiate et de l’infamie qui devait s’ensuivre pour elle, à outrager son époux ; de tels dangers étaient attachés à la résistance, qu’une terreur mortelle se répandit dans tout son corps : et qui ne peut abuser d’un corps inanimé ?

CLXXXII

Cependant une douce patience invite la belle Lucrèce à s’adresser à l’humble contrefaçon de sa propre douleur : « Ma fille, dit-elle, pour quel motif laisses-tu échapper ces larmes qui pleuvent sur tes joues ? Si tu pleures pour le mal que je supporte, sache, douce enfant, que je ne m’en trouve guère mieux ; si des larmes pouvaient me soulager, les miennes y réussiraient.

CLXXXIII

» Mais dis-moi, fille, quand donc… (et ici elle s’arrêta pour pousser un profond soupir) Tarquin est-il parti ? » — « Madame, avant que je fusse levée, répondit la suivante, ma négligence paresseuse n’en est que plus blâmable ; pourtant j’ai pour ma faute cette excusez : je me suis levée avant le point du jour, et Tarquin était déjà parti.

CLXXXIV

» Mais, madame, si votre servante l’osait, elle demanderait à connaître la cause de votre accablement. » — « Oh ! silence ! s’écrie Lucrèce, si je te la disais, cette révélation ne l’atténuerait pas, car elle est telle que je ne puis pleinement l’exprimer ; et l’on peut appeler un enfer l’atroce torture dont on souffre plus qu’on ne peut le dire.

CLXXXV

» Va, apporte-moi du papier, de l’encre et une plume ; non, épargne-toi cette peine, car j’ai tout cela ici… Qu’est-ce que je veux dire ? dis à un des hommes de mon mari de se tenir prêt à porter tout à l’heure une lettre à mon seigneur, à mon amour, à mon chéri ; dis-lui de se préparer à la porter au plus vite ; la chose est pressée, et ce sera bientôt écrit. »

CLXXXVI

La suivante est partie. Lucrèce se prépare à écrire, tenant sa plume suspendue au-dessus du papier. Sa pensée et sa douleur se livrent un combat acharné ; ce que trace l’esprit est vite raturé par la volonté ; ceci est trop complaisamment délicat, ceci est trop cruellement brusque ; comme une foule à une porte, ses idées se pressent, c’est à qui passera la première.

CLXXXVII

Enfin elle commence ainsi : « Noble époux de l’indigne femme qui s’adresse à toi, salut à ta personne ! daigne, si jamais, amour, tu veux revoir ta Lucrèce, daigne accourir au plus vite auprès de moi. Je me recommande à toi du fond de notre maison de malheur ; mes souffrances sont immenses, si brèves que soient mes paroles. »

CLXXXVIII

Ici elle ferme ce triste message, incertaine expression de sa douleur trop certaine. Par cette courte cédule, Collatin peut apprendre sa peine, mais non la vraie nature de se peine ; elle n’a pas osé en faire l’aveu, craignant d’être jugée par lui trop coupable, avant d’avoir trempé dans le sang l’excuse de son impureté.

CLXXXIX

D’ailleurs, elle réserve les élans de son émotion pour les prodiguer au moment où Collatin pourra l’entendre ; alors les soupirs, les sanglots et les larmes, donnant grâce à sa disgrâce, la laveront d’autant mieux des soupçons que le monde pourrait concevoir contre elle. C’est pour ne pas être noircie par eux qu’elle n’a pas voulu noircir sa lettre de paroles que l’action doit rendre bien plus éloquentes.

CXC

Il est plus émouvant de voir de tristes spectacles que de les entendre raconter ; car alors le regard commente pour l’oreille la navrante pantomime dont il est témoin ; chaque sens ne percevant qu’une partie de souffrance, l’oreille ne vous révèle qu’une douleur partielle. Les passes profondes font moins de bruit que les eaux basses ; et la douleur qu’a soulevée une tempête de paroles a toujours un reflux.

CXCI

Sa lettre est maintenant scellée et porte cette suscription : À Ardée, pour mon mari, plus que pressée. » Le courrier est prêt, Lucrèce la lui remet, en recommandant au valet à la mine inquiète de courir aussi vite que les oiseaux retardataires devant le vent du nord. Une rapidité plus que rapide lui semble une fastidieuse lenteur ; l’émotion extrême réclame toujours les extrêmes.

CXCII

Le rustique maraud lui fait un profond salut, et, rougissant, l’œil fixe, reçoit le papier sans dire oui ni non, puis se sauve avec la timidité de l’innocence. Mais ceux qui ont un remords dans le cœur, s’imaginent que tous les yeux voient leur honte ; Lucrèce a cru en effet que le valet rougissait de la sienne.

CXCIII

Candide valet ! Dieu sait que c’était chez lui défaut d’esprit, d’animation et de hardiesse. Il est de ces êtres inoffensifs qui se font un scrupule de ne parler que par actions, tandis que d’autres promettent hardiment une excessive activité, et puis en prennent à leur aise. Ainsi ce vivant échantillon des siècles passés offrait une mine honnête, mais sans s’engager par une parole.

CXCIV

Cette ardente déférence avait allumé l’inquiétude de Lucrèce, et tous deux avaient le feu au visage ; elle croyait que le valet rougissait parce qu’il savait l’attentat de Tarquin, et, rougissait elle-même, elle le considérait avec attention ; ce regard scrutateur le rendait plus confus encore ; plus elle voyait le sang lui affluer aux joues, plus elle croyait qu’il apercevait sur elle quelque souillure.

CXCV

Mais déjà il tarde à Lucrèce qu’il soit de retour, et pourtant le fidèle vassal ne fait que partir ; elle ne sait comment employer ces moments fastidieux, car maintenant il est inutile de soupirer, de pleurer, de gémir. La douleur a lassé la douleur, les sanglots ont épuisé les sanglots, si bien qu’elle suspend un moment ses plaintes, cherchant un nouveau moyen d’exhaler son désespoir.

CXCVI

Enfin, elle se rappelle que quelque part est pendu un excellent tableau, représentant la Troie de Priam, devant laquelle est développée l’armée grecque, prête à détruire la cité pour venger le rapt d’Hélène, et menaçant de la ruine Ilion qui baise la nue. Le peintre ingénieux a fait la ville si superbe, que le ciel semble se pencher pour en caresser les tours.

CXCVII

Là, à mille objets lamentables, comme pour narguer la nature, l’art a donné une vie inanimée ; tel coup de pinceau sec semble une larme humaine, versée par l’épouse sur le cadavre de l’époux. Le sang rouge semble fumer pour attester l’effort du peintre, et çà et là des yeux mourants jettent une lueur cendrée, comme des charbons mourants qui s’éteignent dans une nuit profonde.

CXCVIII

Là, vous pourriez voir à l’œuvre le pionnier inondé de sueur et noir de poussière. Dans les tours même de Troie apparaissent à travers les meurtrières les yeux même des assiégés fixés sans grand espoir sur les Grecs. Il y a dans cette œuvre une si exquise observation qu’on peut distinguer la tristesse de ces regards lointains.

CXCIX

Sur le visage des grands chefs grecs vous pourriez voir la grâce et la majesté triomphantes ; chez les jeunes gens, l’attitude de l’énergie et de la dextérité ; çà et là le peintre dissémine de pâles couards, marchant d’un pas tremblant, qui ressemblent si bien à de lâches paysans qu’on jurerait les voir frissonner et frémir.

CC

Dans Ajax et dans Ulysse, oh ! quels jeux de physionomie ! Les deux visages expriment les deux cœurs ; les traits disent nettement les caractères. Dans les yeux d’Ajax roulent la rage brutale et la férocité ; mais la fine œillade que lance l’astucieux Ulysse indique le penseur profond et le gouvernant souriant.

CCI

Là vous pourriez voir le grave Nestor dans l’attitude de l’orateur, encourageant, pour ainsi dire, les Grecs au combat, faisant de la main un geste sobre qui commande l’attention et charme la vue. Sa barbe, d’un blanc argenté, semble remuer au gré de sa parole, et de ses lèvres s’échappe comme une haleine qui ondule jusqu’au ciel en spirales légères.

CCII

Autour de lui est une masse de figures béantes qui semblent dévorer ses sages avis, toutes avec leurs physionomies diverses, mais absorbées par une commune attention, comme si quelque sirène enchantait leur oreille : quelques têtes sont plus hautes, d’autres plus basses, selon le caprice délicat du peintre ; beaucoup de fronts, presque dissimulés derrière les autres, semblent vouloir se dresser pour ajouter à l’illusion.

CCIII

Ici le bras d’un homme repose sur l’épaule d’un autre, l’oreille du voisin faisant ombre sur son nez ; ici un auditeur, trop foulé, regimbe tout bouffi et tout rouge ; un autre, étouffé, semble écumer et jurer ; ils donnent de tels signes de rage dans leur rage, que la crainte de perdre les paroles d’or de Nestor semble seule les empêcher de se battre à coups d’épée.

CCIV

C’est en effet une œuvre de haute imagination, conçue avec tant d’art, tant d’ensemble, tant de naturel ! Une lance, brandie par une main armée, représente Achille ; lui-même est resté en arrière, invisible, excepté pour l’œil de l’esprit. Une main, un pied, un visage, une jambe, une tête suffit pour figurer tout un personnage.

CCV

Au haut des remparts de Troie assiégée, tandis que le brave Hector, son héroïque espoir, marche au combat, se tiennent nombre de mères troyennes, toutes également joyeuses de voir leurs jeunes fils manier des armes étincelantes ; elles donnent à leur espérance une expression étrange : à travers leur allégresse, comme une ombre sur un fond lumineux, se manifeste une sorte de frayeur douloureuse.

CCVI

De la côte des Dardanelles, où commence le combat, qu’aux roseaux des bords du Simoïs, coule le sang rouge, dont les flots semblent par leurs ondulations se modeler sur la bataille ; ses masses houleuses commencent par se briser sur la plage crevassée, et puis se retirent, pour se joindre à des vagues plus hautes, les rallier, et dégorger leur écume sur les bords du Simoïs.

CCVII

C’est devant ce chef-d’œuvre de la peinture que Lucrèce est venue, pour y trouver une figure où soient empreintes toutes les douleurs. Elle en voit plusieurs qu’ont creusées les soucis, mais aucune où respirent toutes les souffrances ; enfin elle aperçoit Hécube au désespoir qui fixe ses vieux yeux sur les plaies de Priam étendu sanglant sous le pied superbe de Pyrrhus.

CCVIII

En elle le peintre a résumé les ruines du temps, le naufrage de la beauté, le règne de l’anxiété sinistre. Son visage est défiguré par les crevasses et les rides ; elle ne se ressemble plus ; son sang bleu a tourné au noir dans chaque veine ; la source qui alimentait ses canaux desséchés s’est tarie ; et l’on dirait une vie emprisonnée dans un cadavre.

CCIX

C’est sur ce lugubre spectre que Lucrèce concentre ses regards ; elle conforme sa douleur à la détresse de cette aïeule, à qui il ne manque qu’un cri pour lui répondre, qu’une parole amère pour maudire ses cruels ennemis. Le peintre n’était pas un dieu pour lui prêter tout cela. Aussi Lucrèce jure-t-elle qu’il a eu tort de donner une telle douleur à Hécube sans lui donner une voix.

CCX

« Pauvre instrument muet, s’écrie-t-elle, je prêterai mon chant plaintif à tes malheurs, et je verserai le doux baume sur la blessure peinte de Priam, et je fulminerai contre Pyrrhus qui lui porta ce coup, et avec mes larmes j’éteindrai le trop long incendie de Troie, et avec mon couteau je crèverai les yeux furieux de tous les Grecs, qui sont tes ennemis.

CCXI

» Montre-moi la prostituée qui a causé cette guerre, qu’avec mes ongles je mette sa beauté en lambeaux ! C’est l’ardeur de ta luxure, insensé Pâris, qui a fait tomber sur Troie en flammes le poids de tant de fureurs ; tes yeux ont allumé le feu qui brûle ici ; et voici qu’à Troie, pour le crime de tes yeux, meurent le père, le fils, la mère et la fille !

CCXII

» Pourquoi le plaisir privé d’un seul devient-il pour tant d’autres un fléau public ? Que la faute du coupable unique retombe uniquement sur sa tête ! Que les âmes innocentes soient à l’abri des malheurs du criminel ! Pourquoi l’offense d’un seul cause-t-elle la chute de tant d’autres ? Pourquoi un tort isolé est-il une calamité universelle ?

CCXIII

» Tenez ! voici Hécube qui pleure ; voici Priam qui expire ; voici le vaillant Hector qui chancelle ; voici Troylus qui s’évanouit ! Ici l’ami est étendu près de l’ami sur une couche sanglante ; là, l’ami fait à l’ami une blessure involontaire ; et la luxure d’un seul ruine tant d’existences ! Si Priam affolé avait réprimé le désir de son fils, c’est la gloire, et non la flamme, qui eût illuminé Troie ! »

CCXIV

Ici elle pleure avec de vraies larmes sur la peinture des malheurs de Troie. Car la douleur, comme une lourde cloche, une fois mise en branle, se meut par son propre poids ; alors la moindre force fait retentir son glas lugubre. Ainsi Lucrèce, mise en mouvement, fait un triste écho à cette mélancolie crayonnée, à ce malheur en effigie. Elle leur prête des paroles, et leur emprunte leur expression.

CCXV

Elle parcourt des yeux le tableau, et plaint tous ceux qu’elle voit dans la détresse. Enfin, elle voit un misérable personnage enchaîné qui jette un regard de compassion aux pâtres phrygiens ; sa figure, quoique pleine d’anxiété, trahit pourtant la satisfaction ; il s’avance vers Troie, entouré de ces rustiques bergers, avec l’air doux de la résignation dédaignant ses malheurs.

CCXVI

Le peintre a mis tout son talent à dissimuler en lui la perfidie et à lui donner la mine de l’innocence : une humble démarche, une physionomie calme, des yeux toujours attendris, un front haut qui semble subir avec sérénité l’infortune, des joues ni rouges ni pâles, mais où les deux nuances sont si bien fondues que la rougeur n’y trahit pas le remords, ni la pâleur l’inquiétude d’un cœur perfide.

CCXVII

Mais, ainsi qu’un démon endurci et consommé, il affectait une telle apparence d’honnêteté, et il en cuirassait si bien sa perversité secrète, qu’il était impossible au soupçon même de se douter que l’astuce rampante et le parjure pussent déchaîner de si noirs orages dans un si beau jour, ou souiller d’une infernale vilenie des formes aussi saintes.

CCXVIII

L’habile artiste avait représenté sous cette douce image le parjure Sinon, dont la fable enchanteresse devait tuer le vieux crédule Priam, dont la parole, pareille à un incendie, devait consumer les splendeurs de la riche Ilion : catastrophe dont les cieux s’émurent au point que les petites étoiles s’arrachèrent à leurs postes fixes, alors que se brisa le miroir où elles se reflétaient.

CCXIX

Lucrèce considère attentivement ce tableau, et reproche au peintre son merveilleux talent ; disant qu’il s’est mépris en représentant ainsi Sinon, et qu’une si belle forme n’a jamais logé une âme si laide ; et elle le regarde encore, et elle le regarde toujours, et elle découvre dans cet honnête visage un tel air de vérité qu’elle en conclut que cette peinture est une calomnie.

CCXX

Elle s’écrie : Cela ne se peut ! tant de fourberie… Et elle va ajouter : Ne peut se cacher sous de pareils traits. Mais alors la figure de Tarquin lui revient à la mémoire, et, au lieu de la négation, arrache de ses lèvres l’affirmation ; elle se ravise, et altère ainsi sa phrase : Cela ne se peut… que trop ! Un tel visage ne peut que trop bien cacher une âme criminelle !

CCXXI

« Car c’est avec le visage qu’assume ici le subtil Sinon, c’est avec cet air de sereine tristesse et de douce lassitude, qui semble la défaillance du chagrin ou du labeur, que Tarquin tout armé est venu à moi ; il avait ce masque d’extérieure vertu, tout souillé qu’il était de vices intérieurs ! L’accueil que Priam fit à Sinon, je l’ai fait à Tarquin, et c’est ainsi qu’a succombé mon Ilion !

CCXXII

» Voyez, voyez, comme les yeux de l’attentif Priam se mouillent à l’aspect des larmes d’emprunt que verse Sinon ! Priam, pourquoi es-tu si vieux, et pourtant si peu sensé ? Pour chaque larme que Sinon laisse tomber, il y a un Troyen qui saigne. Ses yeux jettent du feu ; ce n’est pas de l’eau qui en tombe. Ces perles rondes et limpides, qui émeuvent ta pitié, sont des projectiles de flamme inextinguible qui vont incendier ta ville.

CCXXIII

» De pareils démons empruntent leurs dehors au ténébreux enfer ! Sous cette ardeur apparente, une froideur glacée fait frissonner Sinon, et un incendie dévorant couve sous sa froideur même ; ces éléments contraires ne se combinent ainsi que pour abuser et enhardir les fous. Sinon trompe si bien la confiance de Priam par ses larmes menteuses, qu’avec leur eau il trouve moyen de brûler Troie ! »

CCXXIV

À ces mots, un tel mouvement de rage la saisit que la patience est bannis de son cœur ; elle égratigne de ses ongles ce Sinon inanimé, le comparant au malheureux hôte dont l’acte l’a rendue odieuse a elle-même. Enfin elle s’arrête en souriant : « Folle ! folle que je suis ! s’écrie-t-elle, ces blessures ne lui feront pas de mal. »

CCXXV

C’est ainsi que va et vient le cours de sa douleur, et que les moments fatiguent les moments de ses plaintes. Elle souhaite la nuit, et puis elle aspire à l’aurore, et elle trouve que l’une et l’autre tardent trop longtemps. Si accablée que soit la détresse, il est rare qu’elle dorme ; et ceux qui veillent remarquent avec quelle lenteur marche le temps.

CCXXVI

Mais Lucrèce ne s’était pas aperçue de la marche du temps tandis qu’elle contemplait ces images ; elle se laissait distraire du sentiment de sa propre douleur par la pensée des malheurs d’autrui, et oubliait ses tourments devant ces simulacres d’infortune. Nous sommes parfois soulagés, sans toutefois être jamais guéris, par l’idée que nos souffrances ont été endurées par d’autres.

CCXXVII

Cependant le zélé messager est revenu, ramenant son maître qu’escortent quelques compagnons. Collatin trouve sa Lucrèce en noirs habits de deuil, et autour de ses yeux colorés par les larmes il remarque des cercles bleus, ondoyants comme des arcs-en-ciel, humides météores qui, au milieu de sinistres éléments, présagent de nouveaux orages succédant aux orages passés.

CCXXVIII

Lui trouvant cet air désolé, le mari examine avec effarement le visage triste de Lucrèce : ses yeux, trempés de larmes, sont rouges et sanglants ; ses vives couleurs sont éteintes par de mortelles angoisses. Il n’a pas la force de lui demander ce qu’elle éprouve ; mais tous deux restent immobiles, comme de vieilles connaissances surprises de se rencontrer loin de chez elles et stupéfaites de ce hasard.

CCXXIX

Enfin, il la prend par la main, cette main livide, et commence ainsi : « Quel étrange malheur t’est-il arrivé, que tu restes ainsi tremblante ? Doux amour, quel est le chagrin qui a dévoré tes belles couleurs ? Pourquoi es-tu ainsi vêtue de deuil ? Chère, chère, démasque cette sombre affliction, et dis-nous ta souffrance, que nous puissions y porter remède. »

CCXXX

Trois fois elle allume par des soupirs le feu de sa douleur, avant de pouvoir décharger une parole de désespoir. Enfin, dès qu’elle est en état de répondre à la demande de son mari, elle se prépare timidement à révéler comment son honneur a été fait prisonnier par l’ennemi, pendant que Collatin et ses nobles compagnons prêtent à ses paroles une anxieuse attention.

CCXXXI

Et voilà ce pâle cygne qui, dans son nid humide, entonne le triste chant de sa fin imminente : « Quelques mots, dit-elle, doivent suffire à l’aveu d’un attentat que ne peut pallier aucune excuse. J’ai maintenant plus de douleurs que de paroles, et mes malheurs seraient trop longs à exposer si cette pauvre voix fatiguée devait les raconter tous.

CCXXXII

« Donc, que cette déclaration suffise à ma tâche : — Cher époux, un étranger est venu prendre possession de ton lit ; il a couché sur cet oreiller où tu avais coutume de reposer ta tête fatiguée ; et maintenant imagine tous les outrages qu’une odieuse violence a pu me faire, ta Lucrèce, hélas ! les a subis !

CCXXXIII

» Dans les mornes ténèbres de la nuit la plus sombre, s’est glissé dans ma chambre, armé d’un glaive étincelant, un flambeau à la main, un être qui m’a dit à voix basse : « Éveille-toi, dame romaine, et accueille mon amour ; ou cette nuit même j’infligerai, à toi et aux tiens, un éternel déshonneur, pour peu que tu résistes à mes désirs.

CCXXXIV

» Car, a-t-il ajouté, à moins que tu n’accouples ton adhésion à ma volonté, je vais égorger le plus hideux de tes laquais, et t’assassiner ensuite ; puis je jurerai que je vous ai surpris accomplissant l’acte immonde de la luxure et que j’ai tué les paillards sur le fait : cet acte fera ma gloire et ta perpétuelle infamie. »

CCXXXV

« Sur ce, je commençai à frémir et a crier ; et alors il mit son épée contre mon cœur, jurant, si je ne supportais tout avec patience, que je ne proférerais pas un mot de plus et que j’allais cesser de vivre ; qu’ainsi ma honte resterait toujours dans l’histoire, et que jamais on n’oublierait dans cette grande Rome la mort adultère de Lucrèce et de son valet !

CCXXXVI

» Mon ennemi était fort, moi j’étais une pauvre faible créature, affaiblie encore par l’excès de la frayeur. Mon juge sanguinaire m’empêchait de parler ; l’argument le plus éloquent ne pouvait obtenir justice ; sa luxure écarlate intervint comme témoin pour jurer que ma pauvre beauté avait ravi ses yeux ; et, quand le juge est le volé, l’accusé est mort.

CCXXXVII

» Oh ! apprenez-moi à m’excuser moi-même, ou du moins laissez-moi ce refuge : si mon sang grossier est souillé par cet outrage, mon âme est immaculée et sans tache : elle, du moins, n’a pas été violée ; elle n’a jamais consenti à être complice de ma faiblesse ; mais elle reste toujours pure dans sa demeure empoisonnée. »

CCXXXVIII

Voyez ! le malheureux que ruine ce désastre, la tête affaissée, la voix comprimée par le malheur, l’œil triste et fixe, les bras misérablement croisés, tâche d’exhaler de ses lèvres, pâles comme la cire, la douleur qui l’empêche de répondre ; mais en vain l’infortuné fait effort, son souffle reprend ce qu’a exhalé son souffle.

CCXXXIX

Tel, sous une arche, un flot violent, rugissant, échappe au regard qui le regarde courir ; puis rebondit dans le torrent par son élan même jusqu’à l’étroit goulot qui l’a forcé à tant de rapidité ; précipité avec furie, il rétrograde avec une furie égale. Ainsi les soupirs, les souffrances de Collatin pressent l’explosion de son désespoir, puis le forcent à refluer sur lui-même.

CCXL

Lucrèce remarque la muette douleur de son pauvre bien-aimé, et réveille ainsi sa rage inactive : « Cher époux, ton tourment donne une nouvelle force à mon tourment ; ce n’est pas une averse qui peut tarir un torrent. Ton émotion rend plus pénible encore ma trop sensible détresse ; qu’il suffise donc de deux yeux en larmes pour noyer un malheur unique.

CCXLI

» Pour l’amour de moi, de celle qui pouvait si bien te charmer quand elle était ta Lucrèce, écoute-moi maintenant ; venge-toi sur-le-champ de celui qui s’est fait ton ennemi, le mien, le sien ; suppose que tu me protèges contre l’attentat déjà commis ; la main-forte que tu me prêtes arrive trop tard ; mais du moins que le traître meure, car ne pas faire justice, c’est fomenter l’iniquité.

CCXLII

» Mais, avant que je le nomme, dit-elle, s’adressant à ceux qui étaient venus avec Collatin, donnez-moi votre parole d’honneur que vous tirerez au plus vite vengeance de cet affront ; car c’est une action méritoire, légitime, de poursuivre l’injustice d’un bras vengeur. Les chevaliers sont tenus par leurs serments de faire droit aux dames outragées. »

CCXLIII

À cette requête, chacun des seigneurs présents s’empresse avec une noble ardeur de promettre le secours que la chevalerie les oblige à prêter ; il leur tarde d’entendre dénoncer l’odieux ennemi ; mais elle, qui n’a pas terminé sa triste tâche, coupe court à leur prière : « Oh ! parlez, s’écrie-t-elle ; comment pourrai-je me laver de cette tache forcée ?

CCXLIV

» Quelle est la nature de ma faute, de cette faute, à laquelle j’ai été contrainte par d’horribles circonstances ? Mon âme pure peut-elle se soustraire à cette dégradation, pour relever mon honneur abaissé ? À quelles conditions puis-je être acquittée d’un tel malheur ? La source empoisonnée se purifie. Pourquoi ne pourrais-je pas, comme elle, me purifier d’une souillure involontaire ? »

CCXLV

Sur ce, tous déclarent d’une voix unanime que la pureté de son âme efface l’impureté de son corps ; tandis qu’avec un sourire mélancolique elle détourne la tête, — mappemonde qui porte, gravée par des larmes, la profonde impression d’une dure infortune. « Non, dit-elle, jamais femme à l’avenir ne pourra, pour s’excuser, se prévaloir de mon excuse. »

CCXLVI

Ici, avec un soupir, comme si son cœur allait se briser, elle profère le nom de Tarquin : « C’est lui ! c’est lui ! » dit-elle ; mais sa pauvre langue ne peut dire autre chose que : C’est lui. Pourtant, après bien des cris inarticulés, après de longs délais, après bien des sanglots étouffés, après maints efforts impuissants et convulsifs, elle ajoute : « C’est lui, c’est lui, nobles seigneurs, c’est lui qui pousse ma main à me faire cette blessure ! »

CCXLVII

À ces mots, elle rengaine dans son sein innocent le couteau funeste qui en dégaine son âme. Ce coup a délivré cette âme des anxiétés profondes de la prison souillée où elle respirait ; ses soupirs contrits ont légué aux nuées son esprit ailé ; et à travers ses blessures, une impérissable existence s’échappe d’une destinée brisée.

CCXLVIII

Collatin et tous les seigneurs, ses compagnons, sont restés pétrifiés, confondus de cet acte funèbre, c’est alors que le père de Lucrèce, la voyant en sang, se jette sur le cadavre de la suicidée ; de la source empourprée Brutus retire le couteau meurtrier que le sang chasse violemment, comme par une triste représaille.

CCXLIX

Le sang cramoisi, sortant à gros bouillons de sa poitrine, se divise lentement en deux ruisseaux et encercle de tous côtés son corps, qui apparaît comme une île qu’on vient de ravager et de dépeupler, reste nu de ce débordement terrible ; une partie du sang est restée pure et rouge ; l’autre est noire, ayant été souillée par le perfide Tarquin.

CCL

À la surface sombre et déjà figée de ce sang noir s’étend un halo aqueux qui semble pleurer sur la souillure ; et depuis lors, comme en souvenir des malheurs de Lucrèce, le sang corrompu est toujours mêlé à quelque humeur, tandis que le sang pur reste empourpré, comme s’il rougissait de cette putréfaction.

CCLI

« Ma fille ! ma chère fille ! s’écrie le vieux Lucrétius, elle était à moi cette vie que tu viens d’anéantir. Si dans l’enfant est l’image du père, où vivrai-je maintenant que Lucrèce est sans vie ? Ce n’était pas pour cela que tu étais née de moi. Si les enfants précèdent les pères dans la tombe, nous sommes leur postérité, ils ne sont pas la nôtre.

CCLII

» Pauvre glace brisée, j’ai souvent vu dans ton doux reflet ma vieillesse rajeunie ; mais ce miroir, naguère si frais et si brillant, maintenant terni et délabré, ne me montre plus qu’un squelette usé par le temps. Oh ! tu as arraché mon image de tes joues, et tellement terni la beauté de mon miroir, que je ne puis plus voir ce que j’étais jadis.

CCLII

» Ô temps, suspens ton cours, et ne dure pas davantage, si ceux-là cessent d’exister qui devraient survivre ! La mort putride doit-elle triompher des forts, et laisser la vie aux êtres faibles et défaillants ? Les vieilles abeilles meurent, et leur ruche est occupée par les jeunes ; vis donc, bien-aimée Lucrèce, revis ; que ce soit toi qui voies mourir ton père, et non ton père qui te voie mourir ! »

CCLIV

Cependant Collatin s’éveille comme d’un songe, et dit à Lucrétius de faire place à sa douleur ; et alors il s’évanouit dans le sang glacé de Lucrèce, y baigne sa livide pâleur, et semble expirer avec elle un moment ; enfin une virile honte le fait revenir à lui pour vivre et venger la morte.

CCLV

L’angoisse profonde de son âme a frappé de mutisme sa langue, qui, furieuse que le chagrin la paralyse ainsi et lui interdise si longtemps les mots qui soulagent le cœur, commence à parler ; mais les accents qui affluent sur ses lèvres à la rescousse de son pauvre cœur sont si faibles, si confus, que personne ne peut distinguer ce qu’il a dit.

CCLVI

Parfois cependant il prononce nettement le nom de Tarquin, mais entre ses dents, comme s’il le déchirait. Une tempête de soupirs refoule et gonfle le flot de sa désolation jusqu’à ce que la pluie jaillisse ; la pluie tombe enfin, et les orageux soupirs cessent. Alors le gendre et le père pleurent a l’envi ; c’est à qui pleurera le plus, l’un, la fille, l’autre, la femme.

CCLVII

L’un la réclame comme son bien, l’autre comme son bien aussi ; mais ni l’un ni l’autre ne peut plus posséder ce qu’il revendique. Le père dit : « Elle est à moi. » — « Oh ! elle est à moi, réplique le mari ; ne m’enlevez pas les droits de ma douleur, que pas un affligé ne prétende la pleurer, car elle était à moi seul, et elle ne doit être pleurée que par Collatin. »

CCLVIII

« Oh ! dit Lucrétius, je suis l’auteur de cette vie qu’elle vient d’anéantir à la male heure et de si bonne heure. « Hélas ! hélas ! dit Collatin, elle était ma femme : je la possédais, et c’est mon bien qu’elle détruit. » — « Ma fille !… Ma femme ! » Ces cris remplissent l’air ambiant qui, ayant absorbé la vie de Lucrèce, leur répondait : « Ma fille !… ma femme ? »

CCLIX

Brutus, qui vient d’arracher le couteau du flanc de Lucrèce, en présence de cette émulation de douleurs, restitue à son intelligence sa parure de fière dignité, ensevelissant dans la plaie de Lucrèce ses semblants de folie. Il était estimé chez les Romains, comme les fous de cour chez les rois, pour ses plaisanteries et ses saillies extravagantes.

CCLX

Mais maintenant il jette de côté ce masque superficiel sous lequel il déguisait une politique profonde, et arme de raison son génie longtemps caché, pour arrêter les larmes de Collatin : « Oh ! s’écrie-t-il, seigneur romain outragé, relève-toi : laisse un être insondé, qu’on prenait pour un fou, donner une leçon aujourd’hui à ta vieille expérience ! »

CCLXI

« Eh quoi ! Collatin, la douleur remédie-t-elle à la douleur ? Les blessures guérissent-elles les blessures ? les lamentations réparent-elles les actes lamentables ? Est-ce te venger que te frapper toi-même, après le crime hideux qui fait saigner ta noble femme ? Une si puérile humeur procède d’une âme faible. Ta malheureuse femme a fait la même méprise en se tuant, au lieu de tuer son ennemi.

CCLXII

» Vaillant Romain, ne plonge pas ton cœur dans cette dissolvante rosée de larmes. Mais plie le genou avec moi, et aide pour ta part à réveiller nos dieux romains par des invocations : puissent-ils permettre que les abominations, qui déshonorent Rome elle-même, soient balayées de ses nobles rues par nos bras forts !

CCLXIII

» Oui, par le Capitole que nous adorons, par ce chaste sang si outrageusement souillé, par ce beau soleil du ciel qui multiplie les richesses de la terre féconde, par tous les droits de notre patrie revendiqués dans Rome, par l’âme de la chaste Lucrèce, qui tout à l’heure se plaignait à nous de son injure, et par ce couteau sanglant, nous vengerons la mort de cette épouse loyale. »

CCLXIV

Ce disant, il appuie sa main sur sa poitrine, et baise le fatal couteau pour consacrer son serment ; puis il invite tous les autres à faire le même vœu. Tous ont écouté ses paroles avec surprise ; tous en même temps plient le genou jusqu’à terre ; Brutus répète le serment solennel qu’il vient de proférer, et tous jurent de le tenir.

CCLXV

Dès que tous se furent engagés a cette sentence suprême, ils résolurent d’emporter Lucrèce morte, d’exposer à Rome son corps ensanglanté, et de publier ainsi le noir outrage de Tarquin. La chose fut faite au plus vite, et les Romains unanimes applaudirent au perpétuel bannissement des Tarquins (21).


fin du viol de lucrèce.


Notes sur Le Viol de Lucrèce

(20) Philomèle, fille de Pandion, roi d’Athènes, violée par Térée, le mari de sa sœur Progné, fut changée en rossignol, pendant que Progné était métamorphosée en hirondelle et Térée en vanneau. Voir le sixième livre des Métamorphoses d’Ovide.

(21) Ce poëme fut enregistré au Stationer’s Hall sous ce titre : Le rapt de Lucrèce, à la date du 9 mai 1594. Il fut publié in-4o la même année, et mis en vente par le libraire John Harrison, « à l’enseigne du Levrier-Blanc, dans le cimetière de saint-Paul. » De nouvelles éditions parurent successivement en 1598, en 1600, en 1607, en 1616, en 1620 et en 1632. L’édition de 1616, dont M. Halliwell possède un exemplaire, divise le poëme en douze parties, résumées ainsi par une table des matieres :

  1. Tarquin s’éprend de Lucrèce en entendant louer sa chasteté, sa vertu et sa beauté.
  2. Tarquin est accueilli par Lucrèce.

  1. Tarquin fait céder tous les scrupules à sa détermination.
  2. Il met en pratique sa résolution.
  3. Lucrèce s’éveille, et est stupéfaite d’être ainsi surprise.
  4. Elle plaide pour la défense de sa vertu.
  5. Tarquin, tout impatient, l’interrompt et la viole de force.
  6. Lucrèce se lamente sur cet outrage.
  7. Elle se demande si elle se tuera ou non.
  8. Elle se résout au suicide, mais envoie d’abord chercher son mari.
  9. Collatin revient chez lui avec ses amis.
  10. Lucrèce révèle l’attentat ; tous jurent de la venger, et elle se tue, pour rendre la catastrophe irréparable.

Vénus et Adonis Les Plaintes d’une Amoureuse
Le Viol de Lucrèce