Le Vigneron dans sa vigne/Homme de lettres

Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 177-190).



HOMME DE LETTRES


L’ami.

As-tu fini de faire des mots à mes dépens ?

Éloi.

Cesse d’abord d’être ridicule.

L’ami.

Je te confie un secret et, dès que je me tourne, tu l’écris sur ton calepin.

Éloi.

Je n’ai pas la mémoire des secrets.

L’ami.

Puis je le retrouve dans quelque conte signé : Éloi.

Éloi.

Je te remercie de ta collaboration.

L’ami.

Tu m’exposes nu sur ta fenêtre.

Éloi.

Va changer de chemise ailleurs.

L’ami.

Adieu ! Tous tes amis te lâchent.

Éloi.

Il m’en reste une pleine bibliothèque. Vous n’étiez qu’une dizaine, aux plus beaux de mes jours. Mes livres fidèles sont déjà trois mille.

L’ami.

Je suis homme de lettres aussi, mais je me pique de délicatesse.

Éloi.

Si tu étais un véritable homme de lettres, tu agirais comme moi, sans scrupule.

Le chœur des amis.

Il ne s’épargne pas lui-même.

Éloi.

Précaution. Je devance tous ceux qui seraient tentés de barbouiller mon âme à leur caprice, mon âme de mauvais fils, de mauvais époux, de mauvais frère, etc., etc. Écoutez :

La mère.

Va, je me suis reconnue dans le livre où tu déshonores ta mère !

Éloi.

C’est toi qui as commencé ! Demande à papa.

Le père.

On ne peut rien dire devant lui. Si tu ne respectes pas ta mère, respecte au moins ton père qui gagne honnêtement sa fortune.

Éloi.

On ne peut rien voler devant moi.

Le père et la mère.

Nous te déshéritons.

Éloi.

Je sais encore un crime de famille qui me rapportera beaucoup d’argent.

Le père et la mère.

Nous te maudissons.

Éloi.

Faites !… Pas si vite, ma plume ne peut plus suivre votre torrent d’injures.

Les frères.

Si tu ne te tais, nous te flanquerons des calottes.

Éloi.

J’accepte tout. Donnez. J’en ferai un roman de cape et d’épée.

Les sœurs.

Pourquoi chagrines-tu tes sœurs si douces, si bonnes et qui t’aiment tant ?

Éloi.

Parce que j’ai besoin de personnages sympathiques.

Le vieux-domestique.

Il se paye aussi ma tête.

Éloi.

Je te considère comme un membre de la famille.

Les parents.

Il se moque à présent de nous qui l’avons vu tout petit.

Éloi.

Espériez-vous que j’allais rester pas plus haut que ça ?

Les voisins.

Ah ! le sournois ! Il venait veiller à la maison. Il nous aidait à tailler le chanvre. Silencieux, il laissait les autres parler. On disait de lui : « C’est un brave garçon, naïf, incapable d’une méchanceté… »

Éloi.

Un serin, quoi ! Je me venge.

Les compatriotes d’Éloi.

Le médecin, le notaire et la directrice des postes et télégraphes, qu’il a mis dans ses livres, sont furieux et le menacent d’un procès.

Éloi.

Veine ! quelle réclame.

Le pharmacien.

En ce qui me concerne, Monsieur Éloi, vous pouvez m’y mettre tant que vous voudrez, dans vos livres. Ça m’est égal.

Éloi.

Je regrette, Homais ! vous n’êtes pas ma spécialité. Voyez plus haut, chez Flaubert.

Un vagabond.

J’ai aperçu quelqu’un, la nuit, au cimetière, qui violait une sépulture.

Éloi.

C’était moi. Je reprenais au cadavre un paquet de lettres enterrées avec lui, et que je me propose de publier.

L’épouse.

Tes parents, tes voisins, ce sont des étrangers. Mais je suis l’épouse sacrée et voilà que tu me gênes. Je n’ose te caresser. Mes paroles d’amour, c’est encore de la copie.

Éloi.

Et la meilleure. Ne répètes-tu pas qu’il faut faire bouillir la marmite ?

L’épouse.

Je me sens, la lumière éteinte, notre alcôve fermée, sur une place publique. Demain, dans la rue, je serai montrée au doigt, et je mourrai de honte.

Éloi.

N’aie pas peur. Tu ressusciteras. Je t’immortalise.

L’enfant.

Papa, papa, veux-tu que je reste près de toi ? Je ne ferai pas de potin.

Éloi.

Babille, enfant, je note ; pleure, je recueille tes larmes, et sois malade, je dessine tes gestes de souffrance, et si j’ai la douleur de te perdre, compte sur moi, je saurai crier un beau blasphème à Dieu, pour le remettre à sa place.

Un lecteur.

Il est ignoble de cynisme.

Un autre.

Il est malade.

Un autre.

Il est rigolo.

Un autre.

Vous trouvez ça drôle ?

Un autre.

Il se noircit un peu.

Un autre.

Oh ! ma tête, qu’est-ce que cela veut dire ?

Un critique.

Moi, je comprends très bien.

Éloi.

Tu as de la chance.

Un homme de cœur indigné.

Mon petit Monsieur, voulez-vous que je vous dise ? Au fond, vous n’aimez personne.

Éloi.

Je m’aime.

La nature.

Et il aime la nature. Il aime mes arbres… »

Éloi.

Comme ils ont maigri cet hiver !

La nature.

Mes prairies, mes rivières…

Éloi.

Je voudrais que ma main fût assez légère pour écrire sur les eaux.

La nature.

Et mes brumes fragiles…

Éloi.

Elles naissent le soir, vivent la nuit et meurent au matin, comme mes rêves.

La nature.

Mais pourquoi remuer ma boue, mes tas de fumier ?…

Éloi.

Ils fument par les champs comme des chevaux dételés.

La nature.

Tu fouilles trop bas, tu choques Cybèle, tu scandalises Pan.

Éloi.

Connais pas.

Un vieillard qui lutte désespérément pour la vie.

Mais, tonnerre ! on vient au monde pour vivre et non pour regarder vivre les autres ! Vous n’êtes que le voyeur de la vie, vous ne vivez pas.

Éloi.

Qu’est-ce que je fais depuis ma naissance ?

Une dame.

Il ne boit pas.

Éloi.

Je n’ai pas soif.

Une dame.

Il ne fume pas.

Éloi.

Ma fumée me gêne.

Une dame.

Il ne joue pas.

Éloi.

Vous tricheriez.

Une dame.

Il ne s’amuse jamais.

Éloi.

Si, quelquefois je danse, seul.

Une jolie femme.

Il n’a pas de maîtresse.

Éloi.

Je suis marié.

La jolie femme.

Oh ! si je m’en mêlais !

Éloi.

Pauvre femme, vous seriez attrapée. Je n’éprouve qu’à la racine des cheveux.

La jolie femme.

Ce n’est pas un homme.

Éloi.

C’est un homme de lettres.

Tous.

Homme de lettres ! homme de lettres ! hommes de lettres !

Éloi.

Oui, homme de lettres ! Pas autre chose. Je le serai jusqu’à ma mort… Et puissé-je mourir de littérature. Et si, par hasard, je suis éternel, je ferai, durant l’éternité, de la littérature. Et jamais je ne me fatigue d’en faire, et toujours j’en fais, et je me f… du reste, comme le vigneron qui trépigne dans sa cuve, ivre de soleil et de vin et sourd aux railleries des braves gens qu’il écœure… et plus j’aimerai passionnément la littérature, plus je m’élèverai au-dessus du niveau de la mer.

Voix lointaines.

Homme de lettres !… Homme de lettres… de lettres.

Éloi, seul.

Pas de faiblesse, Éloi ! tu es le plus heureux des hommes.