Le Vigneron dans sa vigne/Éloi contre Éloi

Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 169-176).



ÉLOI CONTRE ÉLOI


— Tu as dit, aujourd’hui, tout ce que tu avais déjà dit hier.

— Tu as dit au premier venu : « Je garderai votre secret. » Tu as dit au second : « Je vous le confie sous le sceau du secret. » Et tu l’as répété de même à tout le monde.

— Tu as dit des paroles méchantes à ceux que tu aurais voulu embrasser et de douces paroles à ceux que tu détestes ou que tu crains.

— Tu as dit, en général, que toutes les femmes sont stupides, et à chacune, en particulier, qu’elle était supérieure.

— Tu as dit des grossièretés à une pauvre dame, en prenant la précaution de lui dire : « Je ne dis pas ça pour vous. »

— Tu as dit à ta maîtresse dont c’était le jour de fête : « Viens avec moi acheter un cadeau ; tu m’empêcheras de faire des folies. »

— Tu as dit à des gens que tu évites d’ordinaire et que tu rencontrais par hasard : « Quelle agréable surprise ! C’est drôle, dans la vie, on a toujours les indifférents sur le dos, et on ne voit jamais ses meilleurs amis. »

— Tu as dit, coupant au milieu, puis hachant menu les phrases de ceux qui parlaient : « Ainsi, tenez, moi, par exemple… »

— Tu as dit : « Quelles brutes que ces hommes politiques ! » et tu t’es vanté de connaître un sénateur.

— Tu as dit : « La France est aux mains des hommes d’affaires. » Et presque aussitôt : « Comment voulez-vous que les affaires marchent ? »

— Tu as dit : « Je jette derrière mon dos une pincée de sel… pour rire ; je frotte ma tête de vin renversé… pour rire ; je touche du fer à la vue d’un prêtre… pour rire ; je donne un sou à qui m’offre un couteau… pour rire. » Tu es gai comme pinson.

— Tu as dit : « Je ne lis pas les journaux. » Et au même instant : « C’était dans le journal. »

— Tu as dit que le Prince des Critiques était une vieille bête, et tu es arrivé en avance au kiosque pour acheter son feuilleton dramatique.

— Tu as dit à ton cher maître que tu avais brûlé tous tes manuscrits de jeunesse et qu’il t’en restait une pleine malle. Heureusement le maître ne t’écoutait pas.

— Tu as dit, pour avoir l’air indépendant, du mal de l’écrivain que tu admires.

— Tu as dit hypocritement à l’auteur : « Je ne vous parle pas de votre dernier livre. Dieu merci ! vous savez depuis longtemps ce que je pense de vous. »

— Tu as dit : « Je sais que c’est prétentieux, ce que je vais dire », et tu l’as dit tout de même.

— Tu as dit, ouvrant d’un beau geste ton tiroir : « Prenez, mon ami ! » et, à ta stupéfaction, le tiroir était vide.

— Et tu as dit : « Oh ! rien ne presse ! » à qui te rendait une somme prêtée, et ce prêt troublait tes sommeils.

— Tu as dit d’un débiteur insolvable : « Ce n’est pas le procédé que je regrette, c’est l’argent. » Et ta langue ne fourchait point.

— Tu as dit à l’artiste : « Nous ne vendons pas des pruneaux », et tu as dit au bourgeois avec qui tu te promenais en voiture, sur une route nationale : « Vous savez, entre nous, moi, au fond je suis un bourgeois. »

— Tu as dit que l’artiste devait vivre pauvre et loin du monde, et tu as dit au bord d’un champ de betteraves : « Ah ! si j’avais autant de billets de mille qu’il y a là de betteraves ! »

— Tu as dit : « On ne respire qu’à la campagne », parce que tu ne pouvais acheter avec ton âme un palais en ville. — Tu as dit, comme si ça t’échappait : « Il faut avoir un idéal »

— Tu as dit niaisement : « Faire son devoir, son simple devoir d’honnête homme, tâcher que la petite bête que nous avons près de la tempe soit satisfaite et nous laisse dormir tranquille, et se moquer du reste : il n’y a encore que ça. »

— Tu as dit : « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, voyons, nom d’un chien, après tout ! »

— Tu as dit : « La famille est un mot », et : « Une mère est toujours une mère. »

— Tu as dit étourdiment au vieil homme qui se plaint que ça ne va plus : « Allons, tant mieux ! allons, tant mieux ! »

Tu aurais dit au Juif-Errant : « Ça fait du bien de marcher. »

— Tu as dit, le cigare à la bouche : « Comme vous avez raison de ne pas fumer ! »

— Tu as dit à ta femme : « Ton rôle, ici-bas, c’est d’avoir un enfant. » Et tu lui as dit : « Quand on n’a qu’un enfant, on n’en a point. »

— Tu as dit, comparant le chien avec le chat : « Le chat est plus fier, le chien plus dévoué, le chat ne rampe pas, le chien lèche tout le monde ; le chat est propre, le chien a des puces, et cœtera, et cœtera. »

— Tu as dit que les éditeurs ne savent pas leur métier, que les médecins n’y entendent rien, qu’on n’a que ce qu’on mérite, que tu es fataliste, que c’était le bon temps, que les Chinois ont déjà bu notre thé et que les Anglais en voyage tiennent toute la place.

— Tu as dit : « Non » au pauvre de la rue, que tu ne connais pas, sous prétexte qu’on ne sait jamais, et tu as dit au bureau de bienfaisance, au sœurs quêteuses, aux dames patronnesses et à Séverine : « J’ai mes pauvres. » Où peuvent-ils être ?

— Tu as dit : « Bah ! que la guerre éclate, je m’en fiche, mon sac est prêt, mes bottes cirées », parce que tu avais eu ce matin de petits ennuis, une peine d’amour ou un billet protesté, et parce que tu étais dans l’état d’esprit ou de fortune qu’il faut pour filer en Amérique.

— Tu as dit : « Je n’ai pas peur, seulement je suis nerveux et le cœur me bat. »

— Tu as dit, à la nouvelle d’une mort : « Ce n’est pas ceux qui s’en vont, mais ceux qui restent, qu’il faut plaindre. » Toutefois, tu aimes mieux rester.

— Tu as dit : « Si je meurs avant vous, jetez mon cadavre aux corbeaux. » Et peu après tu as dit : « Respectons les morts. » Et tu as dit peu après : « D’ailleurs, je vous enterrerai tous. »

— Tu as dit tout bas à Dieu que tu niais sur les toits : « Mon Dieu, je plaisante. Vous savez, vous qui me connaissez à fond, que je crois en vous, quelle haute idée j’ai de votre personne et de quelle frousse est faite ma foi ! »

— Tu as dit, dans cette journée, tout ce que tu avais déjà dit hier, et tu le rediras demain.