Armand Collin et Cie (p. 265-271).

XVI


Souvent, le prince des sept Montagnes chevauchait par les monts et les vallées, allant de l’un à l’autre des sept châteaux forts qui protégeaient ses domaines : Qadamoùs, Kahf, Rosâfah, Khawabi, Maïnaqah, Ollaïqah. Il voulait tout voir par ses yeux, tout diriger, ne rien négliger jamais des intérêts et de la gloire de la secte dont il était le chef.

Pour la première fois, cependant, aux clartés pâles du jour qui se levait, dans les âpres sentiers, taillés par son ordre, le maître errait au hasard, sans autre but, peut-être, que de se fuir lui-même.

Le visage caché sous un voile de gaze d’or, enveloppé dans un manteau blanc, qui se confondait avec la robe de son cheval couleur de lait, il montait, montait de pic en pic ; éperonnait l’ardente bête que d’ordinaire un mot, dit tout bas, suffisait à diriger. Elle hennissait d’inquiétude devant la folie du cavalier, dilatait ses naseaux bleuâtres, éparpillait au vent de la course les fils soyeux de sa crinière, tandis que des étincelles jaillissaient du roc sous ses fins sabots.

De loin, dans les village accrochés aux flancs des monts, ceux qui apercevaient le prophète, gravissant ainsi les hauteurs inaccessibles, se prosternaient et lui adressaient leur prière matinale. Ils disaient en se relevant : « Un dieu seul peut ainsi courir dans des sentiers où aucun cavalier ne saurait avancer, même au pas. »

Déjà la neige des suprêmes sommets volait sous les pieds du cheval, toujours excité par l’éperon ; mais, brusquement, l’animal s’arrêta, frémissant sur ses jambes raidies, qui semblèrent s’incruster dans le sol glacé. L’abîme était à deux pas. De ce côté, le haut pic s’achevait en une cassure brusque.

Raschid resta là, immobile. Le vent avait rejeté le voile d’or et heurtait le front pâle de l’homme, sans en rafraîchir la brûlure fiévreuse. De grands aigles noirs, que la houle de l’air balançait au-dessus du gouffre, se haussèrent à bruyants coups d’aile, pour regarder celui qui violait l’altière solitude.

Le merveilleux spectacle que ses yeux fixes reflétaient, Raschid ne le voyait pas. Mais elle le hantait, tyranniquement, la scène pendant laquelle lui, l’impassible, avait hurlé de colère ; où lui, le justicier, avait été injuste ! Une immense douleur l’anéantissait. Il sentait en lui un écroulement, des ruines, sa divinité brisée.

— C’était une épreuve, se disait-il, et je n’ai pas pu la subir ; honteusement, j’ai été vaincu par elle. L’amour est venu, l’amour qui rend l’homme pareil à la bête, et, malgré le masque sublime dont il se parait, il a fait, du mage que j’étais, un tigre en fureur. Oui, je comprends maintenant, je vois. C’était la suprême épreuve et elle était digne de mon orgueil. Un miracle : la femme aussi belle d’âme que de corps, pouvant donner l’ivresse divine des sens et de l’esprit. L’incendie de la passion me brûlant tout entier ; mais elle, froide et sans amour, gardant toutes les merveilles de son être pour un homme au-dessous de moi. Oh ! oui, là était l’épreuve, l’effort vraiment mesuré à ma grandeur. Et moi, le vainqueur des faiblesses humaines, pour la première fois j’ai été vaincu, je me suis montré indigne, lâche, cruel. Eh bien ! je suis venu ici pour me juger, tout près du ciel, dans la pureté de la neige.

Raschid mit pied à terre. Dès qu’il fut libre, le cheval bondit loin du précipice, puis il s’enfuit par des sentiers familiers.

Alors le prophète s’agenouilla à l’extrême bord du gouffre et prit sur sa poitrine une écharpe rougie de sang.

Un instant, il ferma les yeux, comme défaillant à la vue de cette pourpre, fraîche encore, brodant d’étranges fleurs la soie lamée d’or qui avait entouré la taille de Gazileh.

— Le sang innocent crie vers moi, dit-il ; il m’accuse et me condamne. Mes Fidèles, pourtant, ont ouvert en mon nom plus d’une source rouge, il en a coulé des ruisseaux qui, réunis, pourraient me submerger. Et jamais pourtant, aucune ombre n’a fait vaciller l’éclatante clarté de mon âme. D’où vient qu’elle est aujourd’hui à ce point obscurcie,… éteinte peut-être ? C’est que, jusqu’alors, j’étais un juge équitable, que je punissais des coupables, dont les offenses avaient comblé la mesure de ma clémence et que la mort leur était due. Tandis que, cette fois !… Ai-je cru vraiment avoir le droit de détruire l’obstacle trop séduisant qui barrait ma route ? Ai-je mis en balance l’avenir de mon peuple ; compromis par ma folie, et la grandeur de ma mission, avec l’humble vie d’une femme ?… Je dois à la vérité de me répondre : « Non ! » Je cherchais à me tromper moi-même. L’idée de sa mort s’est allumée en mon esprit au seul feu de la jalousie. Avant cela, je savais qu’elle ne m’aimait pas, je souffrais avec une sorte de volupté, sans rancune et sans colère. L’homme, le rival surgissant, la démence est entrée en moi ; j’ai donc cédé au sentiment le plus bas, le plus bestial, le plus injuste, et aussi le plus terrible, car mon cœur était comme entre les griffes d’une bête fauve, et rien n’aurait pu m’apaiser. Un instant, cependant, le clair regard de l’amant, levé sur moi dans un élan de pitié, a failli me rendre la raison ; mais l’humiliation de le sentir plus noble que moi a aussitôt éteint cette lumière. Alors le baiser d’adieu, qui, sous mes yeux, a scellé leurs lèvres, m’a aveuglé de fureur… Ce baiser dont le souvenir me fait grincer des dents encore. Ô ! malheureux que je suis !…

Oui, je le confesse, devant le jour qui se lève : J’ai condamné Gazileh injustement, j’ai fait une morte de ce chef-d’œuvre du Créateur parce qu’il se refusait à moi et pour qu’il ne fût à personne. Moi qui ai, pendant tant d’années, travaillé au perfectionnement de mon âme et de mon intelligence, qui savais tout de la terre et devinais le ciel, un piège vulgaire m’a fait trébucher. Donc, je me juge et je me condamne. Je suis déchu de ma grandeur et indigne de commander.

Il s’était levé, les yeux sur le soleil, qui surgissait, comme un faisceau de glaives, entre les pics dont il ensanglantait la neige. Debout, si près du vide que des fragments du sol croulaient sous son pied, sa robe blanche rougie par le reflet, il courbait la tête, contemplant l’immensité béante, avec l’idée de se faire dévorer par elle, de lui jeter son corps périssable, pour qu’en se brisant il laissât s’échapper l’âme immortelle vers les hauteurs reconquises. L’angoisse du vertige, ou l’épouvante d’une douleur surhumaine noya soudain les prunelles fixes du prophète et arracha à sa poitrine un effrayant sanglot !… Une goutte brûlante tomba qui fit un trou dans la neige… et Raschid, chancelant, s’abandonna à la chute…

Un bras vigoureux le saisit alors, l’arracha au gouffre. C’était l’homme au dévouement infatigable, l’ami impeccable et sûr, l’austère conseiller Dabboûs. Il avait rejoint le maître, depuis longtemps l’observait, veillait sur lui.

— Relève le front, prophète, dit-il d’une voix grave. Ta douleur et ton repentir sont aussi grands que tes crimes ; mais cette larme, où s’est fondu tout ton orgueil, tombe dans la balance et la fait pencher du côté du pardon.

— Non, ami, je ne mérite pas le pardon, dit Raschid d’une voix défaillante ; laisse-moi mourir, car ce que je pleure, ce n’est pas, comme tu le crois, ma gloire obscurcie. Mon désespoir est autre, hélas ! Je pleure la morte adorée, celle que j’ai tuée par amour et que, vivante à jamais dans mon cœur, j’aime d’un immortel amour !

Et, aux pieds du grand vieillard, le Prince des Montagnes, mortellement pâle, roula, évanoui, sur la neige.