Armand Collin et Cie (p. 243-264).

XV


Raschid ed-Din, un poignard à la main, était debout près du lit sur lequel Hugues de Césarée gisait, inerte. Appuyé du genou au rebord de la couche, ses bras croisés comprimant sa haine, les prunelles fixes, le prophète contemplait le chevalier.

— Le voici donc, songeait-il, celui qui triomphe de moi ! Le premier homme qui m’ait vaincu ! Quelle puérile curiosité me pousse à l’examiner ainsi ? Est-ce pour surprendre sur ses traits le secret de sa victoire ? Peut-être !… Eh bien, je ne vois rien de plus, sur ce visage, qu’une téméraire ardeur de jeunesse, dans ces membres souples, que la grâce et la force ; mais sur le front blanc et lisse, je ne distingue aucun de ces signes qui dénoncent le génie, aucun de ces sillons souverains de la pensée, rien de cette empreinte lumineuse, dont Dieu marque les dominateurs du monde. Non ; mais j’y puis lire l’expression d’un dévouement passionné, une candeur d’enfant, un oubli de soi-même qui conquiert à cet homme l’amour, tandis qu’à moi on ne me rend que des hommages.

Ah ! j’ai voulu être plus qu’un mortel ! Par la force de ma pensée, je me suis élevé au-dessus de mes semblables ; je les ai dominés par la science ; par la solitude, j’ai empli le monde de ma renommée ; par la continence, j’ai tout possédé. Rien ne m’atteignait plus des misères d’ici-bas… Et voilà, ainsi qu’un fils rebelle, mon cœur, si bien dompté, qui, brusquement, rompt le joug pour battre et souffrir comme un cœur vulgaire ! Aussi déchu de ma grandeur, je suis l’égal du premier homme venu, moins que lui, même, puisqu’on me le préfère.

Est-ce bien possible ? J’envie ce soldat ! Je suis jaloux de lui !… Moi, jaloux !… Se peut-il que je le haïsse au point de vouloir l’égorger de mes mains ?… Oui ! oui ! cela est. Je ne commande plus au désordre de mes pensées : j’y assiste comme le médecin impuissant qui analyse sa propre agonie. On ne résiste point à un fléau. Il faut le laisser épuiser toute sa rage, avant d’expirer ou de guérir. Guérir ?… Le mal a-t-il même distillé pour moi tout son venin ? Non ; je le sais bien, ce n’est rien encore. Je voudrais, en tuant cet homme quelques heures plus tôt, échapper à l’épreuve. Je ne le dois pas : il me reste à voir ces amants l’un près de l’autre, à épier leurs aveux et leurs transports… Alors peut-être, l’excès de la fureur et de la honte, comme le choc du noyé, qui touche le fond de l’eau, le fait remonter, me rejettera hors de cette folie.

Allons !… Il le faut… Je le veux. Bientôt, il va s’éveiller de son ivresse, plein de langueur encore. Qu’elle vienne donc ! Qu’elle me fasse subir cette heure d’enfer, heure de paradis pour eux, la seule ! car ni lui ni elle ne verront la fin de ce jour.

Lentement, il remit le poignard dans la gaine passée à sa ceinture et, après un dernier regard farouche jeté sur son ennemi, il s’éloigna.

Hugues revenait à la vie peu à peu, et ses regards, troubles encore, erraient paresseusement autour de lui, sur les arbres et les fleurs, sur la fontaine de porphyre d’où jaillissaient des gerbes d’eau de rose, et ils s’arrêtaient, comme éblouis, sur la haute baie d’une porto en plein cintre, fermée par un rideau de gaze qui, du haut en bas, frémissait d’un étincellement de pierreries.

Au même moment, Gazileh était conduite avec Nahâr, dans cette partie des jardins qu’elle ne connaissait pas, et, lorsqu’elles eurent atteint la fontaine d’eau de rose, on les laissa libres.

La jeune princesse, irritée et fiévreuse, s’assit sur la margelle polie, laissant la fine poussière des gerbes rafraîchir ses joues brûlantes.

— Pourquoi nous a-t-on poussées de ce côté ? dit-elle. Est-ce ici que je dois mourir ? À quoi bon me faire languir ainsi ? Le tigre au moins déchire sa proie dès qu’il l’a saisie, et dédaigne ce jeu cruel du chat avec la souris.

— Ah ! ne brave pas ainsi le maître, par des paroles outrageantes, s’écria Nahâr : il les entend toutes. Tâche de le fléchir plutôt.

— À la condition de l’aimer, peut-être ? Non : mourir me plaît mieux.

— Quand d’un mot tu pourrais être plus qu’une reine !

— Tu te trompes, Nahâr : il n’est plus temps. Même si je le disais, ce mot, le prophète ne ferait pas grâce. La jalousie l’enflamme, aujourd’hui, et change son amour en haine. Et comment pourrait-il pardonner, en effet, lui, un dieu, de s’être vu préférer un mortel ?

— Eh bien, où est-il ce mortel ? Qu’a-t-il tenté pour te délivrer ?

— Plût à Dieu qu’il n’ait pas vu ce signal, ni risqué quelque sanglante folie…

— Gazileh !…

Hugues, déjà, était à ses pieds.

Tous deux, sans souffle, sans voix, ils s’étreignirent éperdument, se buvant du regard.

Nahâr, toute tremblante, les contemplait.

— Lui ! c’est lui ! murmurait-elle. Tout est bien perdu maintenant ! Ah ! quelle folie ai-je faite en l’appelant !

Gazileh, chancelante, serait tombée si Hugues ne l’eût retenue dans ses bras. Doucement, elle essayait de se reprendre, de se dégager.

— Comme c’est étrange, dit-elle, j’étais forte contre l’adversité, et la joie me fait presque défaillir… Vous pleurez ? mon chevalier !

— Ah ! ce sont mes premières larmes, dit-il ; la violence du bonheur me les arrache !

— Vous revoir, je ne le croyais pas !

— Est-ce bien possible ? Tandis que, si ardemment, je vous appelais, vous désiriez ma présence ?

Mais Gazileh, épouvantée, s’arracha de ses bras.

— Ai-je dit cela ? s’écria-t-elle, ai-je désiré votre mort ?

— Ma mort !… Oh ! qu’avez-vous ? Vous ai-je fâchée ?

— Pouvez-vous fuir d’ici ?… Comment y êtes-vous venu ?

— Une nuit opaque s’étend sur mes souvenirs, dit-il ; je sais seulement que vous êtes toute ma vie et qu’elle a atteint son but, puisque je suis près de vous. Comment je suis, venu, quel est ce lieu, je l’ignore. Qu’importe ?… Quant à fuir, si cela m’éloigne de vous, c’est une dérision de le proposer.

Gazileh, au désespoir, se tordait les bras.

— Hélas ! pourquoi vous ai-je secouru, quand votre voix mourante m’appela ! Pourquoi, n’ai-je pas laissé tout voire sang fleurir le sol, comme un parterre de roses, au lieu d’arrêter le fugitif, de refermer sa prison ? Il a couru de nouveau, ce noble sang, jusqu’au cœur ardent et fier, qui s’est remis à palpiter, et que j’attire aujourd’hui sous le poignard.

— Comment ne comprenez-vous pas que mille fois mieux me plaît de mourir par vous, que de vivre sans vous avoir revue ?

Mais Nahâr s’élança entre eux.

— Ah ! laissez toutes ces paroles flatteuses, dit-elle, et songez que vous êtes venu pour la sauver. Vous êtes vraiment un héros, puisque vous avez pu entrer ici. Alors, faites quelque chose.

— Parlez ! parlez ! dit Hugues, attentif. La brume qui couvre ma mémoire est comme traversée d’éclairs.

— Du haut de la tour, son voile blanc vous annonçait sa détresse…

— Oui ! oui ! couvert de mes armes, je m’élance ; mon cheval s’abîme dans le gouffre, tandis que moi, par miracle, j’échappe à la chute. Je remonte, j’atteins le château… puis… la nuit… le sommeil… un rêve merveilleux… un enchantement digne du ciel… ou de l’enfer… des délices sans pareils… et de nouveau l’oubli, l’évanouissement.

— Ah ! le magicien vous a pris dans ses pièges. Vous êtes, comme moi, en son pouvoir, prisonnier par ma faute.

— Dans la prison où vous êtes captive, dit Hugues, n’est-ce pas là une grâce du ciel ? Quand je pouvais m’écraser au fond du gouffre et mourir sans vous avoir revue…

— J’étais courageuse et forte quand je craignais pour moi seule. Maintenant, ma crainte est doublée, et elle m’accable.

— Dites, que redoutez-vous ?

Gazileh se taisait. Ce fut Nahâr qui répondit :

— Le chevalier franc a vu Gazileh et l’a aimée. Raschid ed-Din a aimé Gazileh dès qu’il l’a vue ; et, s’il n’est pas choisi, celui qui jamais n’a été vaincu, il sacrifiera le vainqueur, avec celle qui décide la victoire.

Une brusque douleur crispa le cœur du jeune homme :

— Il vous aime, Gazileh ! dit-il. Et vous ?…

— En cela du moins, j’échappe à sa puissance ! s’écria-t-elle avec enthousiasme. Quel est le geôlier qui peut tenir captifs la pensée et le sentiment ? Il n’y a pas de cage pour ces ailes divines ; aucun lien ne les enchaîne, nulle torture ne les dompte. Eût-on même, par la souffrance, arraché à mes lèvres un aveu menteur, mon cœur resterait son maître : il garderait intact le trésor de son amour. Ah ! n’est-ce pas la plus grande gloire de l’homme, cette liberté de l’âme que rien, jamais, ne peut lui ravir ?

— Ô Gazileh ! dois-je comprendre ?

— Comprends donc, malheureux ! Le temps nous manque pour ces douces et coquettes manœuvres de la pudeur qui retardent un aveu. Sache au moins, puisque tu te perds pour lui, que mon amour est à toi et que j’aime mieux mourir pour l’avoir dit que de vivre en me taisant.

— Est-ce que c’est un rêve encore ? dit Hugues, perdu dans une extatique contemplation. Vous dont le front rayonne d’autant de majesté que celui de Dieu même, vous dont un sourire vaut plus que la vie de dix chevaliers, vous qui, pendant de si cruelles années, étiez loin de moi, autant que les archanges du ciel, et pour qui seulement je désirais mourir, c’est vous qui m’avez parlé ?…

Avec une curiosité avide, ils se regardaient, car ils se connaissaient si peu que la réalité de leur existence leur causait à tous deux la même surprise. Cette image, qu’ils portaient l’un de l’autre dans leur pensée et qui était leur trésor unique, dérobée en de si rares minutes, restait imprécise, fuyante, insaisissable au souvenir, ne se montrant qu’en de brusques éblouissements, qui enivraient l’âme, mais laissaient les yeux inassouvis. Aussi éprouvaient-ils un indicible bonheur à compléter la vision, à attarder leur contemplation à des détails évoqués souvent en vain.

Elle plongeait son regard dans les yeux du chevalier, s’étonnait de l’envahissement de la claire prunelle par la pupille, qui s’épanouissait, pareille au cœur noir d’une fleur d’azur, élargissait son ombre fluide, comme pour mieux laisser voir l’âme.

Ses yeux à elle, sous l’irradiation des cils, semblaient des soleils noirs, du velours plein de diamants, un infini d’ombres et de lueurs. Leur scintillation profonde engourdissait l’âme, absorbait la volonté et donnait l’alanguissant désir de s’endormir à jamais dans une nuit d’éternelles délices.

Elle l’avait rêvé toujours pâle sous un ruissellement de pourpre et s’émerveillait maintenant de cette carnation blonde, si doucement rosée, gardée pure malgré la rude vie du soldat ; des cheveux clairs roulant en longues boucles, de cette fleur de jeunesse veloutant le bord des lèvres, de toutes les douces nuances de cette peau d’Occidental qui, malgré la haute taille et les muscles puissants du héros, lui laissaient comme une grâce et une délicatesse de jeune fille.

Lui, au contraire, trouvait, par-dessus tout, splendide ce teint uni, qui lui semblait d’un tissu plus rare que la chair mortelle, vivifié par un sang divin, fait d’or et de lumière.

Et, incrédule à son bonheur, il murmurait, avec un frémissement de joie inquiète :

— Est-ce bien possible ? C’est vous qui me faites don d’une félicité digne des anges ?…

— Hélas ! cette félicité sera bien courte !

— Toute une existence heureuse vaudrait-elle les délices de cette minute ?

— C’est vrai, et cependant la vie terrestre semble trop brève pour épuiser les joies d’un vrai amour. Il nous faut emporter le nôtre tout entier. Qu’importe si une tyrannie cruelle nous prive des jours qui nous sont dus ? L’éternité du ciel est à nous. Au lieu de nous séparer, la mort, délivrant nos âmes, nous réunira pour toujours.

Mais le visage du chevalier, soudain, se couvrit de pâleur, et il murmura d’une voix brisée :

— Ah ! malheureux que nous sommes !… Séparés ! séparés à jamais !

— Séparés ? pourquoi ? dit-elle. Mon Dieu, d’où vient cette angoisse horrible sur votre visage ?

— Hélas ! ma bien-aimée, le ciel est fermé pour vous ! Hors l’Église chrétienne pas de salut, et vous êtes mahométane.

— Pas de salut ? dit Gazileh surprise…

— C’est la loi.

— La nôtre, alors, est moins cruelle que celle des Francs, car elle ne déclare pas Dieu injuste. Tout être vertueux, chrétien ou juif, recevra sa récompense. Le paradis ne lui sera pas fermé. Cela est écrit dans le saint Qorân.

— Ce livre impie est un livre de mensonges.

— Qu’en sais-tu, enfant ? dit la jeune fille avec douceur. Notre loi est venue après la vôtre et a fait, sans doute, un pas de plus vers la vérité.

— Oh ! quelle torture ! entendre ces lèvres chéries blasphémer !

Mais Gazileh dit gravement :

— Quel que soit le nom qu’on lui donne, Dieu est Dieu, il est unique, et tous deux nous l’adorons. Mais nos prêtres prient différemment, et, pour cela, les hommes se haïssent ; pour cela, ton âme s’éloigne de la mienne et ton amour bat en retraite ?

— Le crois-tu ?… le crois-tu vraiment ? s’écria Hugues. As-tu la pensée que le ciel puisse être autre chose pour moi qu’un exil, si tu es absente du ciel ? Ah ! comme tu me méconnais ! Sache-le donc, la damnation m’effraye moins que l’idée d’être séparé de toi. Et moi, soldat du Christ, moi qui me suis voué à la défense du saint berceau de mon Dieu, je suis prêt à renier toute ma vie, à renoncer à la récompense qui m’est due, pour me damner avec toi.

— Tu consentirais à abjurer ta foi ? dit Gazileh avec une profonde émotion.

— En le faisant, j’arracherai des morceaux de mon cœur !

Et Hugues se cacha le visage dans les mains pour étouffer un sanglot.

Mais, de ses doigts légers, elle lui découvrit les yeux, retint ses mains dans les siennes, en le regardant avec une ineffable tendresse :

— Ainsi, pour moi, tu renierais ton Dieu ? Toi qui crois si fermement que les flammes éternelles puniraient ton parjure !… Tu m’aimes au point de renoncer au ciel !… Ah ! rassure-toi, chère âme : ta résolution suffit à l’orgueil de mon amour. À nous, musulmanes, il nous est ordonné d’adopter la patrie et les croyances de notre époux. Il est le maître en toute chose. Va, sans rien redouter de l’enfer, confiante en la suprême justice, si tu le veux, je me fais chrétienne.

— Vous ! chrétienne ! Ô céleste joie !

Mais Nahâr, indignée, se jeta entre eux.

— Qu’ai-je entendu, princesse, renier l’islam !

— N’est-ce pas mon devoir, puisque je l’aime ?

— Ah ! défendez-vous donc plutôt ! tentez quelquo chose pour sauver votre vie. Vous songerez ensuite à votre âme.

— Non, non, dit Hugues, ; quand nos âmes seront sûres de l’éternité, il sera temps de songer à leur enveloppe fragile Notre vie bat peut-être ses dernières pulsations sur terre ; ne perdons pas l’avenir du ciel. Tout chrétien a le pouvoir, quand la mort menace, d’effacer le péché, en donnant le saint baptême. Gazileh, voulez-vous le recevoir de moi ?

— Je le veux.

Il l’attira doucement vers la fontaine où s’égrenait l’eau odorante.

— Cette eau, dit-il, te rendra la pureté primitive, celle qui régnait dans l’Eden avant le péché des premiers hommes. Crois-tu à ce pouvoir miraculeux ?

— Je crois, dit-elle, en se laissant glisser à genoux.

Alors il prit de l’eau dans le creux de sa main et en secoua quelques gouttes sur le front de la jeune fille, en prononçant avec une ferveur ardente, les yeux au ciel, la formule sacrée :

— Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !…

Et il ajouta :

— Reçois le nom de Notre-Dame la Vierge : appelle-toi Marie !

Et, la relevant, il s’écria dans un transport de joie :

— Sauvée ! sauvée ! Ô mon épouse chrétienne.

— Comment, dit Nahâr, ironique, c’est là toute la cérémonie ? Quelques gouttes d’eau ont suffi pour effacer les croyances passées. La princesse de Hama est chrétienne !… Eh bien, défendez-la à présent.

Le chevalier poussa un cri en s’apercevant qu’il n’avait plus d’épée.

— Mon ennemi m’a enlevé mes armes, s’écriat-il ; nous sommes à sa merci. S’il se montrait, cependant, s’il acceptait le combat avec moi, par la seule force de mon bras je pourrais le vaincre.

Il cria, se tournant vers la haute porte voilée :

— Parais donc, misérable lâche, qui ne sais triompher qu’en te cachant, tuer que par traîtrise et qui ne règnes que par la magie…

— De grâce, taisez-vous, dit Nahâr, suppliante. Ce sont des prières qu’il faudrait ! ces défis ne serviront qu’à hâter votre fin… Ah ! tenez ! ajouta-t-elle, en se rejetant en arrière.

Le rideau de pierreries venait de se relever, et, au sommet d’un escalier, couvert de tapis brodés d’or, dans l’éblouissement d’une lumière bleuâtre et surnaturelle, le Vieux de la Montagne apparut sur son lit royal. À chaque marche, alternant avec un lion enchaîné, était debout un frère de l’ordre, appuyé sur un glaive nu, coiffé d’un léger casque damasquiné d’or, dont les franges de mailles tombant jusqu’aux épaules, lui cachaient presque le visage, vêtu d’une tunique blanche nouée d’une ceinture pourpre, symbolisaient l’innocence et le sang. Tous ces hommes semblaient ne vivre que par le maître et pour lui. Leurs yeux, tournés vers les siens, avaient des clartés d’opale dans leurs faces brunes ; ardemment soumis, ils guettaient le moindre signe, prêts, si c’était le bon plaisir de leur dieu, à se plonger dans le cœur le poignard passé à leur ceinture, à se précipiter du haut des remparts, dans l’abîme, ou à égorger la victime désignée, pour la plus grande gloire du prophète et la conquête du ciel.

Debout auprès du trône, attristé et sévère, Dabboûs, le chambellan au noir visage, semblait, sous sa barbe et ses cheveux blancs, une statue de basalte éclaboussée de neige.

La voix de Raschid, ironique et froide, rompit le religieux silence :

— Tu t’appelles Hugues de Césarée, dit-il. De qui es-tu l’ambassadeur ? Est-ce au nom du roi de Jérusalem que tu cries de telles invectives contre moi, dans mon propre palais ? Est-ce par son ordre que tu as rompu la trêve ? Veut-il donc la guerre ?

— La guerre ! la guerre ! s’écria Hugues, mais entre toi et moi. Laisse le roi en paix, car il n’a que faire ici !

— Pauvre roi !… Vraiment, j’ai grande compassion de lui. Combien il est peu de chose dans son royaume ! Personne ne lui obéit ; on bafoue ceux qui portent ses ordres, et ses soldats sont dangereux, surtout pour lui…

Le prophète s’était levé ; il descendit lentement les marches du trône, tandis que les lions tendaient leur large mufle et dardaient sur lui leurs yeux d’ambre. Il s’avança vers le chevalier :

— Eh bien, quelle guerre veux-tu ?

D’un bond si subit qu’il ne put l’éviter, Hugues arracha le sabre de l’un des frères :

— Le combat corps à corps avec toi ! cria-t-il.

Mais Raschid, apaisant d’un geste l’émotion des siens, dit, toujours ironique :

— Quoi ! n’es-tu pas satisfait de mon hospitalité ? Ne t’ai-je pas donné un avant-goût du paradis, dans le mirage d’un rêve enchanté ? Et cette enivrante entrevue avec la dame de tes pensées, qui donc te l’a ménagée ? Tu ne saurais même pas me reprocher d’être venu l’interrompre avant ton gracieux appel.

— Ah ! cesse de railler ! prends une arme et combattons, dit Hugues tout frémissant d’impatience.

— Viens donc, si tu crois n’en avoir pas fait assez pour que toi, et toute la vermine chrétienne, ne disparaissiez du monde au souffle de ma colère.

Le prince, les bras croisés, le couvrait de son grand regard immobile. Et le jeune homme qui, pour la première fois, voyait celui qu’un tel prestige d’épouvante environnait, sentit tourbillonner dans son esprit toutes sortes de pensées, qui l’étourdirent un moment. Il se souvenait du magicien arrêtant par son seul pouvoir les cavaliers de Saladin et il s’attendait, sous ce regard, à ce que son bras se desséchât. Cependant le preux n’éprouvait aucune terreur et ne voulait pas attaquer un ennemi sans armes.

— Eh bien ! qu’attends-tu ? dit Raschid en s’avançant encore.

Une clarté subite dissipa le trouble qui embrumait l’esprit du chevalier, Soudain, il recula et jeta le sabre.

— Ah ! je comprends ! s’écria-t-il ; tu veux me déshonorer, vouer ma mémoire à l’exécration, en massacrant mes frères à cause de moi. Eh bien, non ! Je suis a ta merci : fais de moi ce que tu voudras, c’est juste : Torture-moi, fais-moi subir mille morts en un jour, invente par ta magie des supplices atroces, mais rassasie sur moi seul ta vengeance, et je te remercierai.

Raschid évitait de lever son regard sur Gazileh ; malgré lui, pourtant, il la vit, fière et digne, si douloureusement belle de l’angoisse qui la torturait, qu’il ferma les yeux pour échapper au despotique charmé de sa présence. Mais, la seconde d’après, sa rage s’augmenta encore sous la honte de cette faiblesse. Et il répondit à Hugues, d’une voix basse et tremblante, qui ne se contenait plus :

— Des supplices ?… Lesquels ?… En connais-tu, dis, capables de m’apaiser ? Toi qui es aimé, peux-tu même imaginer ce que j’éprouve, moi qui aime en vain ? Songe que j’ai voulu la voir dans tes bras, l’entendre te donner son âme : je croyais que cette vision-là arracherait de moi la folie ; je croyais pouvoir faire grâce peut-être, étant redevenu moi-même. Mais non ; la douleur l’emporte ; le mal est plus aigu, l’outrage plus cuisant… Un outrage ! à moi ! Ah ! pour l’effacer, je veux noyer le monde sous un déluge de sang,

Hugues, levant sur lui le loyal regard de ses beaux yeux clairs, où toute colère s’éteignait, dit, avec une émotion vraie :

— Ô malheureux ! je comprends ce que tu souffres et j’ai compassion de toi ; je mesure ta douleur à l’immensité de ma joie ! Avant de mourir par toi, je te pardonne.

— Tu me pardonnes ! Vraiment ? dit Raschid. Eh bien, moi, je le condamne, non pas à mourir : c’est trop doux et trop prompt, la mort. Je te condamne à vivre. Vous croyez m’échapper, n’est-ce pas ? Elle a renié sa foi ; vos âmes sont d’accord, toutes prêtés à s’envoler ensemble dans l’éternelle félicité ! Non, non : elle seule va mourir, et toi, vivant, tu la pleureras. D’après tes croyances, le suicide te séparerait d’elle, en te damnant : tu vivras donc, et la jeunesse me répond de la longueur du supplice,

— Oh ! grâce ! s’écria Hugues en se laissant tomber à genoux. Faites-moi mourir avec elle !

Gazileh, vivement, s’élança vers lui, le releva.

— Courage, mon bien-aimé, dit-elle ; ne t’abaisse pas à de vaines prières, ne ploie pas le genou devant le bourreau. L’éternité est à nous. Dieu nous attend et t’abrégera la peine.

— Gazileh ! emporte mon âme sur tes lèvres ! cria-t-il avec un sanglot.

Elle se jeta dans ses bras, lui tendit sa bouche, la haussant jusqu’à son baiser.

Pour la première fois le pâle visage du prophète s’empourpra sous l’excès de la fureur :

— Séparez-les ! cria-t-il d’une voix qui épouvanta les lions, jetez ce misérable hors du château ; et elle, emmenez-la, qu’elle meure !

Dabboûs, le visage inondé de larmes, s’approcha de Raschid.

— Raschid ed-Din, dit-il, tu as tué le Dieu que tu étais ; tu es aujourd’hui moins qu’un homme !

— Assez !… quand l’éclair a lui, qui donc veut arrêter la foudre ?

Pendant qu’on l’emportait, Gazileh jeta du bout des doigts un dernier adieu au chevalier qu’on entraînait, tandis que les lions, tirant sur leurs chaînes, poussaient des rugissements terribles.