Œuvres complètes de François CoppéeLibrairie L. HébertPoésies, tome II (p. 11-14).


LE VIEUX SOULIER

à jocelyn bargoin

En mai, par une pure et chaude après-midi,
Je cheminais au bord du doux fleuve attiédi
Où se réfléchissait la fuite d’un nuage.
Je suivais lentement le chemin de halage
Tout en fleurs, qui descend en pente vers les eaux.
Des peupliers à droite, à gauche des roseaux ;
Devant moi les détours de la rivière en marche,

Et, fermant l’horizon, un pont d’une seule arche.
Le courant murmurait, en inclinant les joncs,
Et les poissons, avec leurs sauts et leurs plongeons,
Sans cesse le ridaient de grands cercles de moire.
Le loriot et la fauvette à tête noire
Se répondaient parmi les arbres en rideau ;
Et ces chansons des nids joyeux et ce bruit d’eau
Accompagnaient ma douce et lente flânerie.

Soudain, dans le gazon de la berge fleurie,
Parmi les boutons d’or qui criblaient le chemin,
J’aperçus à mes pieds, – premier vestige humain
Que j’eusse rencontré dans ce lieu solitaire, –
Sous l’herbe et se mêlant déjà presque à la terre,
Un soulier laissé là par quelque mendiant.

C’était un vieux soulier, sale, ignoble, effrayant,
Éculé du talon, bâillant de la semelle,
Laid comme la misère et sinistre comme elle,
Qui jadis fut sans doute usé par un soldat,
Puis, chez le savetier, bien qu’en piteux état,
Fut à quelque rôdeur vendu dans une échoppe ;
Un de ces vieux souliers qui font le tour d’Europe
Et qu’un jour, tout meurtri, sanglant, estropié,
Le pied ne quitte pas, mais qui quittent le pied.


Quel poème navrant dans cette morne épave !
Le boulet du forçat ou le fer de l’esclave
Sont-ils plus lourds que toi, soulier du vagabond ?
Pourquoi t’a-t-on laissé sous cette arche de pont ?
L’eau doit être profonde ici. Cette rivière
N’a-t-elle pas été mauvaise conseillère
Au voyageur si las et de si loin venu ?
Réponds ! S’en alla-t-il, en traînant son pied nu,
Mendier des sabots à la prochaine auberge ?
Ou bien, après t’avoir perdu sur cette berge,
Ce pauvre, abandonné même par ses haillons,
Est-il allé savoir au sein des tourbillons
Si l’on n’a plus besoin, quand on dort dans le fleuve,
De costume décent et de chaussure neuve ?

En vain je me défends du dégoût singulier
Que j’éprouve à l’aspect de ce mauvais soulier
Trouvé sur mon chemin, tout seul, dans la campagne.
Il est infâme, il a l’air de venir du bagne ;
Il est rouge, l’averse ayant lavé le cuir ;
Et je rêve de meurtre, et j’entends quelqu’un fuir
Loin d’un homme râlant dans une rue obscure
Et dont les clous sanglants ont broyé la figure !

Abominable objet sous mes pas rencontré,

Rebut du scélérat ou du désespéré,
Tu donnes le frisson. Tout en toi me rappelle
Devant les fleurs, devant la nature si belle,
Devant les cieux où court le doux vent aromal,
Devant le bon soleil, l’éternité du mal.
Tu me dis devant eux, triste témoin sincère,
Que le monde est rempli de vice et de misère
Et que ceux dont les pieds saignent sur les chemins,
Ô malheur ! sont bien prés d’ensanglanter leurs mains.
— Sois maudit ! instrument de crime ou de torture !
Mais qu’est-ce que cela peut faire à la nature ?
Voyez ! il disparaît sous l’herbe des sillons ;
Hideux, il ne fait pas horreur aux papillons ;
La terre le reprend ; il verdit sous la mousse ;
Et dans le vieux soulier une fleur des champs pousse.