Le Vieux Cordelier (n°1)

Ce document est un des numéros du Vieux Cordelier.

VIVRE LIBRE (N°. 1er.) OU MOURIR.


LE VIEUX
CORDELIER ;



JOURNAL
Rédigé par Camille DESMOULINS,
Député à la Convention, et Doyen des Jacobins.




Quintidi Frimaire, 2e. Décade, l’an II de la République, une et indivisible.


Dès que ceux qui gouvernent seront haïs, leurs concurrens ne tarderont pas à être admirés. (Machiavel.)


O Pitt ! je rends hommage à ton génie ! Quels nouveaux débarqués de France en Angleterre t’ont donné de si bons conseils, et des moyens si sûrs de perdre ma patrie ? Tu as vu que tu échouerois éternellement contre elle, si tu ne t’attachois à perdre, dans l’opinion publique, ceux qui, depuis cinq ans, ont déjoué tous tes projets. Tu as compris que ce sont ceux qui t’ont toujours vaincu qu’il falloit vaincre ; qu’il falloit faire accuser de corruption, précisément ceux que tu n’avois pu corrompre, et d’attiédissement ceux que tu n’avois pu attiédir. Avec quels succès, depuis la mort de Marat, tu as poussé les travaux du siége de leur réputation, contre ses amis, ses preux compagnons d’armes, et le navire Argo des vieux Cordeliers !

C’est hier sur-tout, à la séance des Jacobins, que j’ai vu tes progrès avec effroi, et que j’ai senti toute ta force, même au milieu de nous. J’ai vu, dans ce berceau de la liberté, un hercule prêt d’être étouffé par tes serpens tricolores. Enfin, les bons citoyens, les vétérans de la révolution, ceux qui en ont fait les cinq campagnes, depuis 1789, ces vieux amis de la liberté, qui, depuis le 12 juillet, ont marché entre les poignards et les poisons des aristocrates et des tyrans ; les fondateurs de la République, en un mot, ont vaincu. Mais que cette victoire même leur laisse de douleur, en pensant qu’elle a pu être disputée si long-temps dans les Jacobins ! La victoire nous est restée, parce qu’au milieu de tant de ruines de réputations colossales de civismes, celle de Robespierre est debout ; parce qu’il a donné la main à son émule de patriotisme, notre président perpétuel des anciens Cordeliers, notre Horatius Coclès, qui, seul, avoit soutenu sur le pont tout l’effort de Lafayette et de ses quatre mille Parisiens, assiégeant Marat, et qui sembloit maintenant terrassé par le parti de l’étranger. Déjà fort du terrein gagné pendant la maladie et l’absence de Danton, ce parti, dominateur insolent dans la Société, au milieu des endroits les plus touchans, les plus convaincans de sa justification, dans les tribunes huoit, et dans le sein de l’assemblée, secouoit la tête, et sourioit de pitié, comme au discours d’un homme condamné par tous les suffrages. Nous avons vaincu cependant, parce qu’après le discours foudroyant de Robespierre, dont il semble que le talent grandisse avec les dangers de la République, et l’impression profonde qu’il avoit laissée dans les ames, il étoit impossible d’oser élever la voix contre Danton, sans donner, pour ainsi dire, une quittance publique des guinées de Pitt. Robespierre, les oisifs que la curiosité avoit amenés hier à la séance des Jacobins, et qui ne cherchoient qu’un orateur et un spectacle, en sont sortis ne regrettant plus ces grands acteurs de la tribune, Barnave et Mirabeau, dont tu fais oublier souvent le talent de la parole. Mais la seule louange digne de ton cœur, est celle que t’ont donnée tous les vieux Cordeliers, ces glorieux confesseurs de la liberté, décrétés par le châtelet et par le tribunal du sixième arrondissement, et fusillés au Champ de Mars. Dans tous les autres dangers dont tu as délivré la République, tu avois des compagnons de gloire ; hier, tu l’as sauvée seul.


Le Nocher, dans son art, s’instruit pendant l’orage.


Je me suis instruit hier ; j’ai vu le nombre de nos ennemis, leur multitude m’arrache de l’hôtel des invalides, et me ramène au combat. Il faut écrire ; il faut quitter le crayon lent de l’histoire de la révolution, que je traçois au coin du feu, pour reprendre la plume rapide et haletante du journaliste, et suivre, à bride abattue, le torrent révolutionnaire. Député consultant, que personne ne consultoit plus depuis le 3 juin, je sors de mon cabinet et de ma chaise à bras, où j’ai eu tout le loisir de suivre, par le menu, le nouveau systême de nos ennemis, dont Robespierre ne vous a présenté que les masses, et que ses occupations au comité de salut public ne lui ont pas permis d’embrasser, comme moi, dans son entier. Je sens de nouveau ce que je disois, il y a un an, combien j’ai eu tort de quitter la plume périodique, et de laisser le temps à l’intrigue de frelater l’opinion des départemens, et de corrompre cette mer immense par une foule de journaux, comme par autant de fleuves qui y portoient sans cesse des eaux empoisonnées. Nous n’avons plus de journal qui dise la vérité, du moins toute la vérité. Je rentre dans l’arène avec toute la franchise et le courage qu’on me connoît.

Nous nous moquions, il y a un an, avec grande raison, de la prétendue liberté des Anglais, qui n’ont pas la liberté indéfinie de la presse ; et cependant quel homme de bonne foi osera comparer aujourd’hui la France à l’Angleterre, pour la liberté de la presse ? Voyez avec quelle hardiesse le Morning Chronicle attaque Pitt et les opérations de la guerre ! Quel est le journaliste, en France, qui osât relever les bévues de nos comités, et des généraux, et des jacobins, et des ministres, et de la commune, comme l’opposition relève celle du ministère britannique ? Et moi Français, moi Camille Desmoulins, je ne serois pas aussi libre qu’un journaliste anglais ! Je m’indigne à cette idée. Qu’on ne dise pas que nous sommes en révolution, et qu’il faut suspendre la liberté de la presse pendant la révolution. Est-ce que l’Angleterre ; est-ce que toute l’Europe n’est pas aussi en état de révolution ? Les principes de la liberté de la presse sont-ils moins sacrés à Paris qu’à Londres, où Pitt doit avoir une si grande peur de la lumière ? Je l’ai dit, il y a cinq ans ; ce sont les fripons qui craignent les réverbères. Est-ce que, lorsque d’une part, la servitude et la vénalité tiendra la plume, et de l’autre la liberté et la vertu, il peut y avoir le moindre danger que le peuple, juge, dans ce combat, puisse passer du côté de l’esclavage ? Quelle injure ce seroit faire à la raison humaine, que de l’appréhender ! Est-ce que la raison peut craindre le duel de la sottise ? Je le répète, il n’y a que les contre-révolutionnaires ; il n’y a que les traîtres ; il n’y a que Pitt qui puisse avoir intérêt à défendre, en France, la liberté, même indéfinie de la presse ; et la liberté, la vérité, ne peut jamais craindre l’écritoire de la servitude et du mensonge.

Je sais que, dans le maniement des grandes affaires, il est permis de s’écarter des règles austères de la morale : cela est triste, mais inévitable. Les besoins de l’État et la perversité du cœur humain rendent une telle conduite nécessaire, et ont fait de sa nécessité la première maxime de la politique. Si un homme en place s’avisoit de dire tout ce qu’il pense, tout ce qu’il sait, il exposeroit son pays à une perte certaine. Que les bons citoyens ne craignent donc point les écarts et l’intempérance de ma plume. J’ai la main pleine de vérités, et je me garderai bien de l’ouvrir en entier ; mais j’en laisserai échapper assez pour sauver la France et la République, une et indivisible.

Mes collègues ont tous été si occupés et emportés par le tourbillon des affaires, les uns dans des comités, les autres dans des missions, que le temps leur a manqué pour lire ; je dirai presque pour méditer. Moi qui n’ai été d’aucune mission, d’aucun comité où l’on eût quelque chose à faire ; qui, au milieu de cette surcharge de travaux de tous mes collègues montagnards, pour l’affermissement de la République, ai composé, presque à moi seul (qu’ils me passent l’expression), leur comité de lecteurs et de penseurs, me sera-t-il permis, au bout d’un an, de leur présenter le rapport de ce comité, de leur offrir les leçons de l’histoire, le seul maître, quoiqu’on en dise, de l’art de gouverner, et de leur donner les conseils que lui donneroient Tacite et Machiavel, les plus grands politiques qui aient jamais existé ?




Ce Journal paroîtra deux fois par décade. Chaque numéro aura plus ou moins de pages, selon l’abondance des matières, et l’indulgence de mes frères de la Convention et des Jacobins, pour les hardiesses de ma plume babillarde, et son indépendance républicaine.

On s’abonne chez DESENNE, Imprimeur-Libraire, au Jardin de l’Egalité, Nos. 1 et 2, pour le prix qu’il demandera ; car c’est pour la première fois qu’un Auteur prie son Libraire de garder pour lui le bénéfice : mais c’est aujourd’hui que Lafontaine auroit raison de dire :

On cherche les trésors, et moi je les évite

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