Le Vieillard des tombeaux/Introduction

Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 5-14).



INTRODUCTION


MISE EN TÊTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.




Le personnage remarquable appelé Old Mortality, ou Vieillard des Tombeaux[1], était très-connu en Écosse vers la fin du siècle dernier. Son vrai nom était Robert Paterson. Il était né, dit-on, au village de Gloseburn, dans le comté de Dumfries, et exerçait probablement l’état de maçon, du moins il avait été élevé au maniement du ciseau. On ignore si ce fut par suite de dissensions domestiques, ou par le sentiment profond et enthousiaste d’un prétendu devoir, qu’il abandonna son domicile et adopta le singulier genre de vie qu’il mena, errant dans toute l’Écosse comme un pèlerin. Ce ne put être la pauvreté qui le porta à entreprendre tous ses voyages, car il n’accepta jamais rien au-delà de l’hospitalité que l’on était toujours disposé à lui accorder ; et lorsqu’on ne la lui offrait pas, il avait toujours assez d’argent pour subvenir à ses modestes besoins. Sa personne et son occupation favorite, nous pouvons même dire unique, sont exactement décrites dans le chapitre préliminaire de cet ouvrage.

Il y a environ trente ans que l’auteur rencontra ce singulier personnage dans le cimetière de Dunnottar, lors d’une visite qu’il fit au savant et excellent ecclésiastique M. Walker, alors ministre de cette paroisse, avec le dessein de recueillir des renseignements sur les ruines du château de Dunnottar, et sur quelques autres objets d’antiquité situés dans le voisinage. Le Vieillard des tombeaux se trouva par hasard en cet endroit, se livrant à l’occupation ordinaire de son pèlerinage ; car le château de Dunnottar, quoique situé dans le district de Mearns qui s’était montré contraire au Covenant, était connu pour avoir été le théâtre de tous les genres d’oppression exercés contre les caméroniens sous le règne de Jacques II.

Ce fut en 1685, lorsque Argyle menaçait l’Écosse d’une descente, et que Montmouth se préparait à faire une invasion sur la côte occidentale de l’Angleterre, que le conseil privé d’Écosse, par une mesure cruelle de précaution, ordonna, dans les provinces méridionales et occidentales, l’arrestation de plus de cent personnes, y compris plusieurs femmes et enfants, que l’on soupçonnait, d’après leurs principes religieux, d’être hostiles au gouvernement. Les conducteurs de ces captifs les chassaient devant eux vers le nord, comme des troupeaux de bœufs, et se mettaient moins en peine de pourvoir à leurs besoins qu’ils ne l’auraient fait pour des animaux. Ces malheureux furent enfin entassés dans un cachot souterrain du château de Dunnotar, qui n’avait d’autre fenêtre que celle qui donnait sur un précipice au-dessus de l’océan Germanique. Ces captifs, après avoir beaucoup souffert dans leur marche, souffrirent plus encore, en arrivant, des railleries des prélatistes du nord, ainsi que des moqueries de la populace et des airs insultants que jouaient tous les joueurs de flûte et de violon, accourus sur leur passage pour jouir de leur triomphe sur ceux qui avaient outragé leur croyance. Ils ne trouvaient pas même de repos dans leur cachot. Les gardes leur faisaient payer toutes les petites douceurs qu’ils leur accordaient, même jusqu’à l’eau dont ils avaient besoin, et lorsque quelqu’un de ces malheureux résistait à une demande aussi déraisonnable et insistait sur le droit qu’il avait à ce que cet objet de première nécessité lui fût gratuitement fourni, le geôlier répandait l’eau sur le pavé de la prison, en disant que, s’ils étaient obligés d’apporter de l’eau pour ces cafards de whigs, ils ne l’étaient pas du tout de leur fournir des vases gratis pour la contenir.

Dans cette prison, que l’on appelle encore le Caveau des whigs, plusieurs moururent de maladies occasionnées par l’insalubrité du lieu, et d’autres se rompirent les bras ou les jambes, en faisant des tentatives pour s’échapper. Après la révolution, les amis de ces infortunés érigèrent des monuments sur leurs tombes, avec des inscriptions qui rappelaient leur sort.

Ce lieu de sépulture des whigs martyrs est particulièrement vénéré par leurs descendants, quoiqu’ils résident à une distance considérable de la terre de leur captivité et de leur mort. Mon ami, le révérend M. Walker, me dit que dans une tournée qu’il fit dans le sud de l’Écosse, il y a quarante ans, il s’égara au milieu des nombreux passages et sentiers qui traversent en tous sens la plaine inculte de Lochar-Moss, près de Dumfries, d’où il était presque impossible à un étranger de se retirer ; et il n’était pas facile de se procurer un guide, attendu que les gens qu’il voyait de temps en temps étaient occupés à extraire de la tourbe, travail commandé par la nécessité et qui ne pouvait souffrir la moindre interruption. M. Walker ne put donc obtenir que des renseignements inintelligibles, donnés dans le patois du pays ; il commençait à se trouver dans une position alarmante, lorsqu’il s’adressa à un fermier qui paraissait être d’une classe un peu plus relevée, quoiqu’il fût néanmoins occupé comme les autres à faire sa provision de tourbe pour l’hiver. Le vieillard s’excusa d’abord, comme tous ses collaborateurs, de ne pouvoir servir de guide à un voyageur ; mais voyant qu’il était dans le plus grand embarras, et par respect pour son caractère : « Vous êtes ecclésiastique, Monsieur ? » dit-il. M. Walker fit un signe affirmatif. « Et je crois remarquer, d’après votre langage, que vous habitez le nord de l’Écosse. — Cela est vrai, mon bon ami, répondit M. Walker. — Et puis-je vous demander, continua le vieillard, si vous avez jamais entendu parler d’un village appelé Dunnottar ? — Mais je dois en savoir quelque chose, mon ami, répondit M. Walker, puisque, depuis plusieurs années, je suis ministre de cette paroisse. — Je suis bien aise de savoir cela, dit le Dumfnesien, car il y a un de mes proches parents qui y est enterré ; je crois même qu’un monument a été élevé sur sa tombe, et je donnerais la moitié de ce que je possède pour savoir s’il existe encore. — C’est sans doute un de ceux qui ont péri dans le Caveau des whigs, au château ? dit le ministre ; car il y a bien peu d’habitants du sud qui soient enterrés dans notre cimetière, il n’y a que ces whigs qui aient des monuments. — C’est cela, c’est bien cela, dit le vieux caméronien, car il appartenait à cette secte. » Alors il posa sa bêche, prit son habit, et s’offrit de grand cœur à conduire le ministre hors du Lochar-Moss, dût-il perdre le reste de sa journée, et il se crut amplement dédommagé en entendant M. Walker lui réciter l’épitaphe dont celui-ci se souvenait parfaitement. Le vieillard fut enchanté de voir que la mémoire de son aïeul ou de son bisaïeul se conservait encore avec celle de ses compagnons d’infortune ; aussi, après avoir conduit M. Walker hors des marécages sur un terrain ferme et sec, refusa-t-il toute espèce de récompense, se bornant à lui demander une copie écrite de l’inscription.

Pendant que j’écoutais ce récit en regardant le monument dont j’ai déjà parlé, je vis le Vieillard des tombeaux tout occupé, selon son habitude, à la réparation des ornements et à l’entretien des épitaphes tracées sur les monuments funéraires. Ses manières et son costume étaient exactement tels qu’on les décrit dans le roman. J’avais un grand désir de lier connaissance avec ce personnage et j’avais conçu l’espoir d’y réussir, attendu qu’il avait établi son domicile dans la maison du ministre, homme d’un caractère hospitalier et entièrement exempt de préjugés. M. Walker l’invita effectivement à venir prendre avec nous un verre d’eau-de-vie et d’eau, liqueur pour laquelle on pensait qu’il n’avait pas une grande répugnance ; mais il ne voulut pas s’expliquer franchement au sujet de son occupation. Il était de mauvaise humeur, et, comme il le disait lui-même, n’avait pas son franc-parler avec nous.

Il avait été singulièrement contrarié en entendant à une certaine église d’Aberdeen, le plain-chant dirigé par un diapason ou un instrument donnant le ton[2], ce qui pour le Vieillard des tombeaux était l’abomination des abominations. Peut-être, après tout, ne se sentait-il pas à son aise en notre compagnie ; il pouvait penser que les questions qui lui étaient faites par un ministre du nord de l’Écosse et par un jeune avocat avaient pour but de satisfaire une vaine curiosité plutôt qu’un louable désir de s’instruire. Quoi qu’il en soit, le Vieillard des tombeaux continua sa route pour me servir de l’expression de John Bunian, et je ne le revis plus.

La figure remarquable et l’emploi constant de ce vieux pèlerin furent rappelés à mon souvenir par des renseignements que me transmit M. Joseph Train, contrôleur de l’excise à Dumfries, qui m’en a fourni fréquemment. C’est de lui que je tiens, outre diverses circonstances, parmi lesquelles sont celles de la mort du Vieillard, les détails que l’on trouvera dans le texte. J’ai également appris que la famille du vieux pèlerin, parvenue à la troisième génération, existe encore, et qu’elle jouit d’une excellente réputation.

Pendant que ces feuilles étaient sous presse, j’ai reçu les renseignements suivants de la part de M. Train, qui avait eu la bonté, dans les instants de loisir que lui laissent les laborieux devoirs de sa place, de recueillir divers matériaux puisés aux meilleures sources :

« Durant le cours de mes visites périodiques au Glenkens, j’ai fait la connaissance intime de Robert Paterson, fils du Vieillard des tombeaux, habitant du petit village de Balmaclellan : quoi qu’il soit maintenant dans la soixante-dixième année de son âge, il a encore toute la vivacité de la jeunesse, et une excellente mémoire, et une instruction qu’on ne s’attendrait pas à trouver chez une personne du rang qu’il occupe dans le monde. C’est à lui que je dois les détails suivants, relatifs à son père et à ses descendants actuels.

« Robert Paterson, autrement dit le Vieillard des tombeaux, était fils de Walter Paterson et de Marguerite Scott, qui exploitèrent la ferme de Haggisha, dans la paroisse de Hawick, pendant presque toute la première moitié du dix-huitième siècle. Ce fut là que naquit Robert, dans la mémorable année 1715.

« Comme il était le plus jeune fils d’une famille nombreuse, il alla se mettre au service d’un frère beaucoup plus âgé que lui, nommé François, qui avait pris à ferme de sir John Jardine d’Aapplegarth un petit terrain situé à Comcockle Moor, près de Lochmaben. Pendant sa résidence en cet endroit, il fit la connaissance d’Élisabeth Gray, fille de Robert Gray, jardinier de sir John Jardine, qu’il épousa quelque temps après. Sa femme avait été pendant très-long-temps cuisinière chez sir Thomas Kirkpatrick, de Closeburn, et par le crédit de ce gentilhomme elle obtint pour son mari, du duc de Queensberry, le bail avantageux de la carrière de pierres de taille de Gatelowbrigg, dans la paroisse de Morton. Il y bâtit une maison, autour de laquelle se trouvait assez de terrain pour lui permettre d’avoir un cheval et une vache. Robert n’a pu me dire avec certitude en quelle année son père établit sa résidence près de cette carrière ; mais il est sûr que ce fut très-peu de temps avant 1746, parce que, dit-il, pendant le fameux hiver de 1740, sa mère était encore au service de sir Thomas Kirkpatrick. À l’époque où les Highlanders[3] revinrent d’Angleterre, se dirigeant vers Glasgow, ils pillèrent la maison de M. Paterson à Gatelowbrigg, et l’emmenèrent prisonnier jusqu’à Glenbuck, pour avoir dit à un des soldats de l’armée en déroute qu’on aurait pu facilement prédire leur retraite, parce qu’il était évident que le bras puissant du Seigneur était levé, non seulement contre la maison impie et sanguinaire des Stuarts, mais aussi contre tous ceux qui cherchaient à soutenir les hérésies abominables de l’Église de Rome. Il paraît d’après cela que, déjà à cette époque de sa vie, le Vieillard des tombeaux était rempli de cet enthousiasme religieux par lequel il s’est si fort distingué dans la suite.

« La secte religieuse des hill-men[4], ou caméroniens, se faisait alors singulièrement remarquer par son austérité, à l’imitation de Caméron, son fondateur, dont le Vieillard des tombeaux soutint les principes avec la plus vive ardeur. Il fit de fréquents voyages dans le comté de Galloway, pour assister à leurs conventicules[5], et il lui arrivait quelquefois d’emporter avec lui des pierres sépulcrales, prises dans sa carrière de Gatelowbrigg, pour conserver par elles la mémoire des justes dont la cendre était allée se réunir à celle de leurs ancêtres. Le Vieillard des tombeaux n’était pas de ces bigots qui, tandis qu’ils ont un œil tourné en apparence vers le ciel, ont bien soin de tenir l’autre fixé sur quelque objet sublunaire.

« À mesure que son enthousiasme s’accrut, ses voyages dans la province de Galloway devinrent plus fréquents, au point de lui faire négliger le devoir imposé à un père de subvenir aux besoins de sa famille. Depuis l’année 1758, il cessa tout à fait de revenir du Galloway près de sa femme et de ses cinq enfants à Gatelowbrigg, ce qui engagea mistress Paterson à envoyer son fils aîné, Walter, alors âgé seulement de douze ans, dans le comté de Galloway, à la recherche de son père. Après avoir parcouru la presque totalité de cette vaste province, depuis le Nick de Benncorie jusqu’au Fell de Barullion, il le trouva enfin occupé à restaurer les monuments caméroniens, dans l’antique cimetière de Kirkchrist[6], sur la rive occidentale de la Dee, vis-à-vis de Kirkcudbright. Le jeune garçon fit tout ce qu’il put pour engager son père à revenir dans sa famille, mais il ne réussit point. Mistress Paterson alla même jusqu’à envoyer quelques-unes de ses filles, qui n’eurent pas plus de succès. À la fin, dans l’été de 1768, elle alla s’établir dans le petit village de Balmaclellan, où, par le moyen du mince revenu qu’elle se fit en tenant une petite école, elle éleva sa nombreuse famille d’une manière respectable.

« Il y a une petite pierre monumentale à la ferme de Caldon, près de House of the Hill[7], dans le comté de Wigton, qui est en grande vénération, comme étant la première qui ait été érigée par le Vieillard à la mémoire des personnes qui périrent dans cet endroit en combattant pour leur croyance religieuse, durant les guerres civiles du règne de Charles II.

« De la ferme de Caldon, les travaux du Vieillard s’étendirent avec le temps sur presque tout le pays des basses terres de l’Écosse. Il y a peu de cimetières dans les provinces d’Ayr, de Galloway ou de Dumfries, où l’on ne reconnaisse même aujourd’hui les traces de son ciseau. Il est facile de distinguer son travail de celui de tout autre artiste, par la sculpture grossière des emblêmes de la mort et des inscriptions qui ornent les pierres mal taillées élevées par lui. Réparer les anciennes pierres sépulcrales et en ériger de nouvelles, fut la seule occupation que l’on connut à ce singulier personnage pendant plus de quarante ans. La maison de chaque caméronien lui était ouverte toutes les fois qu’il voulait y entrer, et il y était toujours accueilli comme s’il eût fait partie de la famille ; mais il ne profitait pas toujours de cette facilité, comme on peut le voir par le mémoire suivant de ses dépenses frugales, trouvé dans son portefeuille, après sa mort, parmi d’autres papiers dont quelques-uns sont en ma possession :

Gatehouse of Fleet, 4 février 1796.
DOIT ROBERT PATERSON À MARGUERITE CHRYSTALE :


Pour logement pendant sept semaines. L. 0 4 1
Pour quatre auchlets de farine d’avoine. 0 3 4
Four six lippies de pommes de terre. 0 1 3
Pour argent prêté lors de la communion de M. Reid. 0 6 0
Pour trois chopines de yerr, bues avec Sandy le marchand de craie. 0 0 9
―――――
0 15 5
Reçu à compte 0 10 0
―――――
Reste dû 0 5 5

« Ce mémoire prouve que dans sa vieillesse notre religieux pèlerin était fort pauvre, mais c’était plutôt par choix que par nécessité ; car à l’époque dont nous parlons, ses enfants étaient très-bien établis, et auraient désiré qu’il se fixât dans la famille ; mais rien ne fut capable de le faire renoncer à sa vie errante. Il continua à voyager de cimetière en cimetière, monta sur son vieux petit cheval jusqu’au dernier jour de son existence, et mourut, ainsi que vous le rapportez, à Bankhill près de Lockerby, le 14 février 1801, dans la quatre-vingt-sixième année de son âge. Aussitôt que son corps fut trouvé, on en donna avis à sa famille, à Balmaclellan ; mais il était tombé une si grande quantité de neige que la lettre qui portait la nouvelle et les détails de sa mort fut long-temps retenue en route, et que les restes du pèlerin furent enterrés avant qu’aucun de ses parents fût arrivé à Bankhill.

« Voici la copie exacte des frais funéraires ; l’original est en ma possession :

MÉMORANDUM DES FRAIS D’ENTERREMENT DE ROBERT PATERSON, DÉCÉDÉ À BANKHILL LE 14 DE FÉVRIER 1801.


Pour un cercueil. L. 0 12 0
Pour la garniture, etc. 0 2 8
Pour une chemise à lui destinée. 0 5 6
Pour une paire de bas de coton. 0 2 0
Pour pain aux funérailles. 0 2 6
Pour fromage, id. 0 3 0
Pour une pinte de rhum. 0 4 6
Pour une pinte de whisky. 0 4 0
Pour un messager chargé d’aller à Annan. 0 2 0
Pour le fossoyeur. 0 1 0
Pour la toile du linceul. 0 2 8
―――――
2 1 10
Trouvé sur lui après sa mort. 1 7 6
―――――
Reste dû 0 14 4

« Ce compte est certifié véritable par le fils défunt.

« Une indisposition empêcha mon ami d’aller à Bankhill pour assister aux funérailles de son père ; je le regrette d’autant qu’il ignore dans quel cimetière il fut enterré.

« Dans la vue d’ériger un petit monument à sa mémoire, j’ai fait toutes les recherches possibles partout où je pouvais espérer de découvrir le lieu où l’on avait déposé les restes du Vieillard ; mais elles ont été vaines, car son décès n’est inscrit sur le registre d’aucune des paroisses environnantes. J’éprouve une certaine peine en pensant qu’il est probable que ce personnage singulier, qui a passé tant d’années de sa longue existence à faire tous ses efforts pour perpétuer, au moyen de son ciseau et de son maillet, la mémoire d’un grand nombre de personnes qui ne le valaient point, n’a même pas une seule pierre qui indique le lieu où il repose.

« Le Vieillard eut trois fils, Robert, Walter, et John. Le premier, comme on l’a déjà dit, est établi dans le village de Balmaclellan, jouit d’une certaine aisance et est très-respecté de ses voisins. Walter mourut il y a quelques années, laissant après lui une famille qui vit très-honorablement. John passa en Amérique en 1776, et après diverses vicissitudes de fortune, se fixa à Baltimore. »

Le vieux Nol aimait assez une innocente plaisanterie, comme le disent les Mémoires du capitaine Hodgson. Le Vieillard des tombeaux ressemblait un peu pour ce tour d’esprit au Protecteur. Comme maître Silence, il avait été gai deux ou trois fois dans son temps ; mais tout, en lui, jusqu’à ses plaisanteries, était d’une nature triste et sépulcrale, et souvent même lui occasionnait des désagréments, comme on le verra par l’anecdote suivante :

Le Vieillard était un jour occupé, comme à son ordinaire, à réparer les tombes des martyrs dans le cimetière de Girthon, et le fossoyeur de la paroisse exerçait en même temps ses fonctions à une courte distance. Quelques petits espiègles jouaient autour des deux vieillards, et par leurs mouvements impétueux et leurs voix bruyantes les dérangeaient beaucoup dans leurs occupations sérieuses. Les plus turbulents étaient deux ou trois garçons, petits-fils d’un homme bien connu sous le nom du tonnelier Clément. Cet artiste jouissait du privilège presque exclusif de faire et de vendre aux habitants de Girthon et des villages environnants les divers ustensiles de bois dont ils faisaient usage, comme cuillers, écuelles, gobelets, tasses, brocs, tranchoirs, et autres de toute espèce. Il est à remarquer que, malgré l’excellence des ouvrages du tonnelier, ils communiquaient presque toujours, surtout quand ils étaient neufs, une teinte rougeâtre au liquide que l’on y mettait, circonstance, au reste, qui jusque là n’avait point paru extraordinaire.

Les petits-fils de ce fabricant de vaisselle de bois s’avisèrent de demander au fossoyeur ce qu’il faisait de ces nombreux fragments de vieux cercueils qu’il retirait des tombes qu’il creusait. « Ne savez-vous donc pas, dit le Vieillard des tombeaux, qu’il les vend à votre grand-père, qui en fait des assiettes, des cuillers, des tasses, des écuelles, et autres vases semblables ? » En entendant une pareille assertion, les enfants se dispersèrent, pleins d’horreur et de consternation, en songeant qu’ils s’étaient servis, dans un grand nombre de repas, d’objets qui, d’après ce qu’avait dit le Vieillard, convenaient beaucoup mieux à des banquets de sorciers et de revenants[8]. Ils portèrent cette nouvelle dans leurs familles, et l’on peut croire que plus d’un dîner fut attristé par les idées épouvantables qu’elle fit naître ; car ce que l’on disait des matériaux paraissait expliquer la teinte rougeâtre qui, même dans le temps de la plus grande réputation du tonnelier, avait toujours paru suspecte. La vaisselle de Clément fut rejetée avec horreur, au grand profit de ses rivaux les marchands de poterie. Le fabricant de boissellerie vit son commerce tout à coup interrompu, et il en apprit la cause par plusieurs de ses pratiques qui vinrent, en grand courroux, lui rendre sa marchandise et demander le remboursement de leur argent. Dans une position aussi désagréable, il fit citer le Vieillard des tombeaux au tribunal, où il prouva que le bois qu’il employait dans son commerce n’était autre chose que les douves de vieilles barriques de vin, qu’il achetait des contrebandiers, alors très-nombreux dans le pays, ce qui expliquait d’une manière satisfaisante la couleur que contractait le contenu des vases. Le Vieillard, de son côté, déclara devant la cour, que dans ce qu’il avait dit aux enfants, il n’avait eu d’autre intention que de réprimer la grande pétulance de leurs jeux. Mais il est plus aisé de détruire une bonne réputation que de la rétablir[9]. Le tonnelier Clément vit son commerce diminuer tous les jours, et il mourut dans un état voisin de la misère.




Les lettres initiales J. C, placées à la fin de plusieurs notes du roman que l’on va lire, sont celles de Jedediah Cleishbotham, pseudonyme sous lequel sir Walter Scott a publié les Contes de mon Hôte. (Note de l’Éditeur.)



  1. Ou vieillard de la mort, et mot à mot, la vieille mortalité, par allusion à son âge ou aux tombes qu’il prend à tâche de visiter et de restaurer pendant plus de quarante ans, comme on le verra bientôt. La première traduction de ce roman a paru sous le titre des Puritains d’Écosse. a. m.
  2. Pitch pipe, dit le texte. a. m.
  3. Montagnards d’Écosse. a. m.
  4. Mot à mot, hommes de la colline. a. m.
  5. C’est le nom que l’on donnait aux assemblées religieuses de caméroniens, tenues en plein air. a. m.
  6. Églises du Christ. a. m.
  7. Maison de la colline. a. m.
  8. Ghoules, dit le texte. a. m.
  9. But it is easier to take away a good name than to restore it ; maxime d’une vérité profonde, et que les passions humaines font souvent oublier. a. m.