Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 60-72).




CHAPITRE VI.

la réception.


Oui, le regard farouche de cet homme est tel que la première feuille d’un livre sombre et tragique ; elle annonce un ouvrage triste, une catastrophe terrible.
Shakspeare.


Se voyant enfin débarrassé de la présence de la femme de charge, Morton rassembla ce qui lui restait des provisions qu’on lui avait servies, et se disposa à les porter à l’hôte qu’il avait secrètement accueilli. Il ne jugea pas utile de se munir de lumière, il avait une parfaite connaissance de la direction qu’il fallait suivre. Il avait été bien inspiré de marcher dans l’ombre ; car il avait à peine franchi le seuil, qu’un bruit sourd et prolongé, produit par des pas de chevaux, annonça que le corps de cavalerie dont un peu auparavant ils avaient entendu les timbales[1], passait alors le long de la grande route qui tournait autour de l’éminence sur laquelle était bâti le château de Milnwood. Morton entendit distinctement la voix de l’officier ordonnant une halte. Il se fit ensuite un moment de silence, qu’interrompaient parfois seulement le hennissement et le trépignement d’un impatient coursier.

« À qui appartient cette maison ? dit une voix avec un ton d’autorité et d’injonction. — À Milnwood, s’il plaît à Votre Honneur, fut la réponse. — Le propriétaire pense-t-il bien ? demanda le premier interrogateur. Il satisfait en tout point aux lois du gouvernement, et a choisi pour ministre un de ceux qu’il tolère, » fut la réplique. — Ah, ah ! oui, toléré ! C’est un vrai masque pour la trahison, très-impolitiquement accordé à ceux qui sont trop pusillanimes pour mettre leurs principes à découvert. Allons, il faut faire une recherche minutieuse jusqu’aux combles de cette maison, et voir si quelqu’un de ces scélérats, teints de sang, qui ont trempé dans ce meurtre abominable, n’y serait pas caché. »

Avant que Morton eût eu le temps de revenir de l’alarme dans laquelle ce dessein l’avait jeté, une troisième voix s’écria : « Je ne pense pas que cela soit bien nécessaire ! Milnwood est un vieil hypocondre, qui jamais ne se mêle de politique, et qui, par-dessus tout, chérit son argent et ses billets. Son neveu, à ce que j’ai ouï dire, était ce matin au Wappen-Schaw, et a gagné le prix au perroquet, ce qui n’irait guère à un fanatique ; et je pense bien qu’il y a long-temps que tous sont allés se coucher. Cette alarme donnée à ce pauvre vieillard, à une telle heure de la nuit, le tuerait sur-le-champ. — Bien, bien ! répliqua le chef ; si cela est ainsi, nous perdrions à cette recherche un temps qui nous est précieux, et qu’il nous faut employer ailleurs. Régiment des gardes, en avant, marche ! »

Quelques sons affaiblis de la trompette, et le bruit de la timbale qui marquait la mesure, joints à celui des armes et des pas des chevaux, annonçaient que la troupe était déjà loin. La lune, qui se dégagea de dessous les nuages à l’instant où la tête de la colonne atteignait la crête de la colline au pied de laquelle la route tournait, refléta vaguement ses rayons sur l’acier poli des casques, de manière qu’à travers l’obscurité on pouvait presque distinguer les têtes des chevaux et des cavaliers. Ils défilèrent sans interruption et assez long-temps sur la hauteur, car cette troupe était fort nombreuse.

Quand le dernier cavalier eut disparu, le jeune Morton pensa à aller rejoindre son hôte. À peine fut-il rentré dans sa retraite, qu’il le trouva assis sur sa modeste couche, une bible de poche ouverte dans ses mains, et il semblait la méditer avec une attention profonde. Son épée, qu’il avait tirée au premier bruit d’alarme dont l’arrivée des dragons avait frappé son oreille, était posée nue en travers sur ses genoux, et une petite lumière placée à côté de lui sur un vieux coffre jetait une clarté incertaine et tremblante sur ses traits durs et tristes, dont la férocité était ennoblie par l’enthousiasme qui les animait. Sa physionomie était celle d’un homme chez lequel un principe puissant, tyrannique, a subjugué et fait disparaître toute autre passion et tout autre sentiment ; de même que la vague qui s’enfle à la marée montante couvre les rocs et les rescifs, que l’œil ne distingue plus, sinon par l’écume bouillonnante des flots tournoyants. Morton avait à peine contemplé son hôte une minute, que ce dernier leva la tête.

« Je vois, » dit Morton jetant les yeux sur l’épée nue, « que vous avez entendu le bruit des cavaliers : leur passage m’a retardé de quelques minutes. — À peine y ai-je pris garde, dit Balfour ; mon heure n’est pas encore venue ; je le sais, je tomberai dans leurs mains, et je serai glorieusement associé aux saints qu’ils ont égorgés. Ah ! jeune homme, que je voudrais que cette heure sonnât bientôt ! Oh ! comme elle serait la bienvenue ! aussi bienvenue que le jour des noces à un fiancé. Mais si mon Maître a encore de l’ouvrage pour moi sur la terre, je ne dois pas travailler en murmurant. — Mangez et fortifiez-vous, dit Morton. Votre sûreté exige que dès demain vous abandonniez ce lieu, afin de gagner les montagnes aussitôt que vous pourrez distinguer, à la pointe du jour, le sentier à travers les marais. — Jeune homme, répartit Balfour, vous êtes déjà fatigué de ma présence ; vous le seriez bien plus si vous connaissiez l’action que je viens d’accomplir ; mais je n’en suis point étonné, car il y a des moments où je suis las aussi de moi-même. Pensez-vous que ce ne soit pas une rude épreuve pour nous autres hommes d’être appelés à exécuter les jugements rigoureux du ciel, pendant que nous sommes encore tout chair, et qu’au dedans de nous vit encore cette sympathie, ce sentiment de compassion pour le malheureux qui souffre, sympathie qui fait que notre cœur frissonne et bat quand nous enfonçons l’acier dans le sein de notre semblable ? Pensez-vous que, lorsqu’un tyran orgueilleux a été précipité de son rang, les instruments de son châtiment puissent toujours reporter leurs regards sur la part qu’ils ont prise à sa destruction, sans que leurs nerfs soient émus, ébranlés ? Pensez-vous que souvent leur conscience ne mette point en question si c’est véritablement une inspiration d’en-haut qui les a chargés de frapper le coupable ? Pensez-vous que parfois ces vengeurs du ciel ne doutent pas de la source de cette forte impulsion qu’ils ont reçue de lui dans leurs prières, et qu’ils ne tremblent pas, au milieu de tant de scrupules, d’avoir pris le change, c’est-à-dire d’avoir confondu les réponses de la vérité avec les puissantes illusions de l’Ennemi ? — Ce sont des sujets, M. Balfour, sur lesquels je ne suis pas en état de discuter avec vous, répondit Morton ; mais je doute fort de la source sacrée de toute inspiration qui pousse un homme à commettre une action contraire aux sentiments naturels d’humanité que le ciel a mis dans nos âmes comme la règle générale de notre conduite. »

Balfour paraissait un peu troublé, mais il se remit aussitôt ; et composant son visage, il répondit froidement : « Il est naturel que vous pensiez de la sorte ; vous êtes encore dans le cachot de la loi, dans une fosse plus noire que celle où fut plongé Jérémie, dans une prison plus ténébreuse que celle où fut jeté Malcaïa, le fils d’Amelmelech, dans laquelle il n’y avait point d’eau, mais de la fange ; et cependant le sceau du Covenant est sur votre front ; le fils du juste, qui sut résister à la voix du sang quand la bannière fut déployée sur les montagnes, ne restera pas dans l’oubli comme un fils des ténèbres. Croyez-vous donc que, dans ces temps d’amertume et de calamités, on ne doive exiger de nous que l’obéissance à la loi morale, proportionnée à notre fragilité ? Pensez-vous qu’il suffise de subjuguer la méchante et corruptible nature de nos affections et de déraciner nos mauvais penchants ? Non, notre tâche s’étend au-delà. Une fois que nous avons ceint nos reins, il nous faut courir dans la lice avec courage ; et quand nous avons tiré l’épée, il nous est enjoint de frapper l’impie, fût-il notre voisin, et l’homme puissant et cruel, fût-il notre sang, fût-il l’ami de notre cœur. — Voilà les sentiments que vous reprochent vos ennemis, dit Morton ; sentiments qui excusent en quelque sorte les mesures cruelles que le conseil a dirigées contre vous. On assure que vous prétendez que toutes vos actions dérivent de ce que vous appelez lumière intérieure, laquelle rejette le frein de la loi commune et se joue même de l’humanité quand tous ces liens sacrés se trouvent en opposition avec ce que vous nommez l’esprit intérieur. — On nous calomnie, répliqua le covenantaire[2] ; ce sont eux, parjures qu’ils sont, qui ont rejeté toute loi divine et humaine, et qui à cette heure nous persécutent, à cause de la fidélité que nous gardons à l’alliance solennelle et au Covenant entre Dieu et le royaume d’Écosse ; alliance que tous ont jurée en d’autres temps, sauf quelques maudits papistes ; alliance qui, aujourd’hui objet de division, est brûlée et foulée aux pieds sur les places publiques. Quand ce Charles Stuart est rentré dans ses royaumes, sont-ce ces âmes diaboliques qui l’ont ramené ? Ils l’avaient essayé de tout leur pouvoir, mais ils n’ont pas réussi, je pense. James Graham de Montrose et ses brigands montagnards l’ont-ils replacé sur le trône de son père ? Je pense que leurs têtes attachées à la porte d’Édimbourg ont témoigné assez long-temps de leur défaite. Ce furent les ouvriers de l’œuvre de gloire, les réparateurs de la beauté du tabernacle, qui le rappelèrent à la place élevée d’où tomba son père : et quelle a été notre récompense ? Elle fut dans ces paroles du prophète : « Nous cherchions la paix, et nous ne l’avons pas trouvée ; nous demandions la santé, nous n’avons rencontré que trouble. Le hennissement de ses chevaux fut entendu de Dan, et toute la terre a tremblé au bruit de la voix des forts, car ils sont venus, et ils ont dévoré la terre et tout ce qui était dessus. » — Monsieur Balfour, répondit Morton, je ne veux ni acquiescer à vos plaintes contre le gouvernement, ni les réfuter ; j’ai tâché de m’acquitter d’une dette qui était due au compagnon de mon père, en vous donnant un asile dans votre malheur ; mais excusez-moi si je ne m’engage pas plus avant dans votre cause et dans aucune discussion. Je vous laisse donc reposer, et je regrette de tout mon cœur de ne pouvoir améliorer autrement votre sort. — Mais j’espère que je vous verrai demain matin avant mon départ. Je ne suis point un homme dont les entrailles s’émeuvent pour des parents et des amis de ce monde. Quand je mis la main au manche de la charrue, je fis une sorte de traité avec mes affections mondaines, par lequel je m’imposai de ne jamais jeter les yeux en arrière sur les choses que je laissai loin de moi. Cependant le fils de mon ancien ami est comme le mien propre, et je ne puis le voir sans être intimement persuadé qu’un jour il ceindra l’épée en faveur de la cause chère et précieuse pour laquelle son père a combattu et versé son sang. »

Morton se retira, en promettant à son réfugié de venir l’avertir du moment où il devrait poursuivre sa route.

Morton dormit à peine quelques heures ; son imagination troublée par les événements de la journée ne lui permit pas de jouir d’un sommeil paisible ; il fut poursuivi de mille visions ; des scènes d’horreur se présentaient à son esprit, et dans ces scènes son nouvel ami jouait le principal rôle. La belle forme d’Édith Bellenden se mêlait aussi à ses songes, elle semblait pleurer, les cheveux épars, elle paraissait invoquer son secours, qu’il était dans l’impuissance de lui prêter. Il se réveilla et s’arracha à ce pénible sommeil, atteint de la fièvre, et l’âme en proie aux plus tristes pressentiments. Déjà la cime des montagnes éloignées se teignait de la pourpre du soleil levant, et l’aube paraissait dans toute la fraîcheur d’une matinée d’été.

« J’ai dormi trop long-temps, dit Morton, je dois sans perdre un instant hâter le départ de ce malheureux fugitif. »

Il s’habilla promptement, ouvrit la porte de la maison avec précaution, et vola vers le lieu où le puritain était confiné. Morton entra sur la pointe du pied, car le ton assuré et les manières solennelles, aussi bien que le langage extraordinaire et les réflexions de ce singulier individu, l’avaient frappé d’un sentiment qui tenait du respect et de la crainte. Balfour était encore endormi. Un rayon de lumière donnait sur sa couche sans rideaux, et fit voir à Morton ses traits durs, qui semblaient agités par quelque forte émotion de l’âme. Il ne s’était point déshabillé. Ses deux bras étaient hors du lit ; sa main droite était fortement serrée, et de temps en temps faisait un mouvement violent comme pour frapper, comme dans un rêve de meurtres ; sa main gauche était étendue, et par instants une convulsion machinale lui faisait exécuter le geste de repousser quelqu’un. La sueur couvrait son front, pareille à ces bulles d’eau qui sortent d’un ruisseau qu’on vient de troubler ; et toutes ces marques d’émotion étaient encore accompagnées de mots entrecoupés qui s’échappaient de ses lèvres par intervalle. « Tu es pris. Judas… tu es pris… n’embrasse pas mes genoux… tuez-le !… un prêtre !… oui, un prêtre de Baal ; qu’il soit lié, qu’on l’immole près du ruisseau de Kishon !… les armes à feu seront sans pouvoir contre lui… frappez… mais avec le fer qui glace… mettez fin à son agonie… mettez fin à son agonie, quand ce ne serait que par respect pour ses cheveux blancs. »

Justement alarmé de ces expressions violentes, qui, même dans le sommeil, semblaient se précipiter avec la farouche énergie qui aurait accompagné l’action même du meurtre, Morton frappa son hôte afin de le réveiller ; les premiers mots qu’il murmura furent : « Menez-moi où il vous plaira, j’avouerai tout. »

Tournant bientôt autour de lui ses yeux pleinement réveillés, il reprit tout à coup son air triste et sombre, et se jetant à genoux, avant de parler à Morton, il prononça avec effusion une prière pour les souffrances de l’Église d’Écosse, demandant au ciel qu’il daignât jeter des yeux de bonté sur le précieux sang de ses saints égorgés et de ses martyrs, et au Tout-Puissant qu’il étendît son bouclier sur les restes épars de ses fidèles, qui, en l’honneur de son nom, demeuraient dans le désert. Vengeance prompte et complète, vengeance sur les oppresseurs, était la conclusion de cette dévote oraison, qu’il fit d’une voix haute et d’un ton emphatique, et que rendit encore plus expressive le style oriental de l’Écriture.

Quand il eut achevé sa prière il se leva, et prenant Morton par le bras, ils descendirent ensemble à l’écurie, où le Vagabond, pour donner à Burley le nom qui fut souvent la qualification de sa secte, se mit à disposer son cheval afin de poursuivre sa route. Quand l’animal fut sellé et bridé, Burley pria Morton de l’accompagner à une portée de fusil dans le bois, et de le mettre dans le vrai chemin des marais. Morton y consentit volontiers ; ils marchèrent quelque temps, gardant l’un et l’autre le silence, sous l’ombre de plusieurs vieux et beaux arbres, suivant un sentier que la nature avait tracé elle-même, et qui, traversant ce pays boisé environ l’espace d’un demi-mille, conduisait jusqu’à la terre nue et sauvage qui s’étend au pied des montagnes.

Ils n’avaient point encore échangé un mot, quand Burley, rompant ce long silence, s’écria tout à coup : « Eh bien les paroles qu’hier soir je vous ai adressées ont-elles fructifié dans votre âme ? »

Morton répondit : « J’ai toujours la même opinion que naguère, et suis toujours résolu, du moins aussi long-temps que cela sera possible, d’allier les devoirs d’un bon chrétien avec ceux d’un paisible sujet. — En d’autres termes, reprit Burley, vous désirez servir Dieu et Mammon ; vous voulez un jour professer la vérité de votre propre bouche, et le jour d’ensuite, au signal de la puissance tyrannique et charnelle, prendre les armes et verser le sang de ceux qui pour cette vérité ont tout abandonné. Pensez-vous, continua-t-il, toucher de la poix et rester sans tache ? Pensez-vous vous mêler dans les rangs des impies, des papistes, des prélatistes, des latitudinaires et des railleurs ; partager leurs plaisirs, qui sont comme des viandes offertes aux idoles ; habiter peut-être avec leurs filles comme des enfants de Dieu avec les filles des hommes, sur la terre, avant le déluge ? Pensez-vous, dis-je, faire tout cela, et rester pur de toute espèce de souillure ? Je vous le répéterai toujours, toute communication avec les ennemis de l’Église est la chose maudite de Dieu ; ne touchez rien, ne goûtez de rien, n’effleurez même rien ! et ne vous affligez pas, jeune homme, comme si vous étiez le seul qui fussiez appelé à dompter vos charnelles affections, et renoncer à ces plaisirs qui sont comme un serpent sous vos pieds. Je vous dis que le fils de David n’a pas doté le reste du genre humain d’un meilleur lot que vous. »

Alors il monta à cheval, et se tournant vers Morton, il lui récita le texte de l’Écriture : « Un joug pesant fut imposé aux fils d’Adam, du jour où ils sortirent du sein de la mère commune de toutes choses. Depuis celui dont une soie d’azur forme le vêtement, et qui porte une couronne, jusqu’à celui dont l’habit est de lin ou de bure, tous sont la proie de la colère, de l’envie, des chagrins, des soucis, des querelles, et, même au milieu du repos, de la crainte de la mort qui les suit partout. »

Après avoir prononcé ces paroles, il mit son cheval au galop, et bientôt disparut sous le feuillage de la forêt.

« Adieu, sauvage enthousiaste, » dit Morton le suivant des yeux. « Combien serait dangereuse pour moi, dans certaines dispositions de mon esprit, la société d’un homme semblable ! Bien que je ne sois pas ébranlé par son zèle pour les doctrines abstraites de la foi, ou plutôt pour un mode tout particulier de culte (comme l’indiquait le sens de ses réflexions), puis-je être homme, et surtout Écossais, et voir avec un œil d’indifférence cette persécution qui d’un homme sage a fait un fou ? N’est-ce pas pour la cause de la liberté civile et religieuse que combattit mon père ? Dois-je rester inactif, ou prendre le parti d’un gouvernement oppresseur, s’il n’y a aucun espoir raisonnable de réprimer les injustices sans mesure sous lesquelles succombent mes malheureux concitoyens ? Et pourtant, qui m’assurerait que ces hommes, rendus féroces par la persécution, ne seraient pas, à l’heure de la victoire, aussi cruels et aussi intolérants que ceux par qui ils sont égorgés aujourd’hui ? Quel degré de modération ou de pardon doit-on attendre de ce Burley, un de leurs principaux champions, qui à présent même semble avoir les mains fumantes de quelque meurtre récent, et qui paraît se débattre sous les aiguillons d’un remords que toutes les puissances de l’enthousiasme ne peuvent émousser ? Je suis las de ne voir que la violence et la rage autour de moi, tantôt prenant le masque des lois, tantôt celui du zèle religieux. Je suis fatigué de mon pays, de moi-même, de ma position dépendante, de mes sentiments refoulés dans mon cœur, de ces bois, de cette rivière, de cette maison, de tout enfin, excepté d’Édith : et elle ne peut être à moi ! Pourquoi fréquenté-je ses promenades ? Pourquoi nourrir mes propres illusions, et peut-être les siennes ? elle ne peut jamais être à moi ! L’orgueil de sa grand’mère, les principes opposés de notre famille, le malheureux état de dépendance d’un misérable esclave qui n’a pas même les gages d’un serviteur : toutes ces causes rendent vain l’espoir de notre union. Pourquoi donc alors prolonger cette illusion si pénible ?

« Mais je ne suis pas esclave, » dit-il avec force en se redressant de toute la hauteur de sa taille ; « non certes, je ne suis pas esclave. Je puis changer de séjour : l’épée de mon père est en mes mains, et l’Europe n’est-elle pas ouverte devant moi comme elle l’a été pour lui et pour mille de mes compatriotes qui l’ont remplie du bruit de leurs exploits ? Peut-être quelque chance heureuse peut m’élever au rang de nos Ruthwen, de nos Lesley, de nos Monroë, ces chefs tant aimés du fameux champion protestant Gustave-Adolphe ; sinon, du moins la vie ou le tombeau d’un soldat sont à ma disposition. »

Quand il eut pris cette détermination, il se trouva près de la porte de la maison de son oncle, et il résolut de ne point différer un seul instant de lui en faire part.

« Un seul rayon des yeux d’Édith, une seule promenade à ses côtés ferait tomber toute ma résolution. Allons, je me décide à un parti irrévocable : ce sera la dernière fois que je la verrai. »

Au milieu de ces réflexions, il entra dans la salle lambrissée où son oncle était déjà assis, prenant son repas du matin ; un plat immense de gruau et une quantité proportionné de lait de beurre, étaient devant lui. La ménagère favorite était derrière, tantôt se tenant droite, tantôt s’appuyant sur la chaise de son maître, dans une posture moitié familière, moitié respectueuse. Le vieux gentilhomme avait été dans ses jeunes années d’une taille très élevée, avantage qu’il avait perdu en se courbant au point que, dans un conseil où l’on discutait sur la construction d’un pont qu’on devait jeter sur un ruisseau fort large, un plaisant proposa d’offrir à Milnwood une bonne somme, s’il consentait à prêter son épine dorsale comme modèle, soutenant qu’il donnerait volontiers pour de l’argent tout ce qui pourrait être à sa disposition. Des pieds d’une longueur sans exemple, des mains non moins longues, des doigts maigres, terminés par des ongles dont l’acier n’approcha presque jamais, des joues ridées, un visage sillonné de rides, et dont la longueur répondait à celle de sa taille, une paire de petits yeux gris à l’affût du gain, et qui ne semblaient regarder une chose que quand elle pouvait produire quelque avantage : voilà ce qui complétait le grotesque extérieur de M. Morton de Milnwood. Comme c’eût été une méprise de la nature d’avoir confiné une âme noble et généreuse dans une si indigne demeure, elle avait gratifié sa personne d’un esprit parfaitement en harmonie avec elle, c’est-à-dire qu’elle y avait logé la bassesse, l’égoïsme et l’avarice.

Lorsque ce gracieux personnage, vit son neveu devant lui, il se hâta, avant de lui parler, d’avaler d’abord la cuillerée de gruau, qui toute pleine était déjà sur le bord de ses lèvres ; et comme elle était brûlante, la douleur qu’elle lui occasionna en descendant de son gosier dans son estomac, enflamma davantage la mauvaise humeur avec laquelle il se préparait déjà à recevoir le jeune homme.

« Que le diable emporte ceux qui ont préparé ce gruau ! » furent les premières paroles qu’il jeta à la tête de son parent en apostrophant le plat qui était devant lui. — Ce potage est excellent, dit Mistress Wilson, si vous vouliez prendre le temps de le souffler. Je l’ai préparé de mes propres mains, oui de mes propres mains ; mais quand les mets sont brûlants et qu’on ne veut pas attendre, il faudrait avoir la gorge pavée. — Laissez-nous la paix, Alison : c’est à mon neveu que je veux parler. — Eh bien, monsieur ! quelle conduite tenez-vous ? Il était minuit quand vous êtes rentré hier à la maison. — Environ, monsieur, » répondit Morton avec un ton indifférent. — Environ, monsieur ! et quelle est cette manière de répondre ? Dites-moi pourquoi vous n’êtes pas rentré au logis avec tout le monde, quand la revue a été finie ? — Je pense que vous en connaissez parfaitement la raison, monsieur, dit Morton ; j’ai eu le bonheur d’être le plus adroit au tir ce jour-là, et, comme c’est l’usage, je suis resté pour offrir quelques rafraîchissements à mes jeunes camarades. — Que le diable soit de vous, monsieur ! et vous osez me dire cela en face ! Vous allez offrir des rafraîchissements, vous qui ne sauriez où aller dîner, si vous n’étiez chez moi ; moi qui peux à peine pourvoir à ma propre existence ! Mais puisque vous êtes à ma charge, il faut que votre travail me paye ces frais. Je ne vois pas pour quelle raison vous ne vous mettriez pas à la charrue, maintenant que le laboureur vient de nous quitter ; cela vaudrait beaucoup mieux assurément que de porter ces justaucorps verts, et de dissiper votre argent en poudre et en plomb. Vous auriez un métier honnête, vous mangeriez votre pain sans en être redevable à personne. — Il me serait très agréable d’exercer ce métier, monsieur ; mais je ne sais pas conduire une charrue. — Et pourquoi non ? c’est un métier cent fois plus aisé que votre tir au fusil et à l’arc, pour lequel vous avez tant de passion. Le vieux Davie laboure à présent, et pendant deux au trois jours, l’aiguillon à la main, vous pourriez exciter les bœufs, en prenant soin toutefois de ne pas trop les hâter, et puis après il vous sera aisé de vous mettre à l’œuvre entre les manches de la charrue. Vous n’apprendrez jamais si jeune, je vous en réponds : notre terre d’Haggis-Holm est difficile à remuer, et Davie se fait trop vieux pour tenir longtemps le contre. — Je vous demande pardon de vous interrompre, monsieur ; mais j’ai moi-même formé un projet qui vous mettra à même de vous délivrer d’un parent qui vous est à charge. — Ah ! en vérité, vous avez formé un projet ? Il doit être beau ! » dit l’oncle avec un ricanement moqueur : « et quel est-il jeune homme ?

— Je vais vous l’expliquer en deux mots, monsieur : je suis dans l’intention de quitter ce pays et de servir à l’étranger, comme fit mon père avant les malheureuses dissensions qui déchirèrent le sein de la patrie. Son nom n’est point sans doute tellement oublié dans les pays où il a servi, qu’il ne puisse être de quelque utilité à son fils dans son apprentissage de soldat de fortune. — Ah ! que Dieu nous soit en aide ! s’écria la femme de charge ; notre bon jeune homme, M. Henri, s’en aller du pays ! Non, non ; oh, non ! cela ne peut pas être. »

Milnwood n’avait jamais eu la moindre pensée de laisser aller son neveu, qui dans bien des circonstances lui était utile ; il fut comme foudroyé de cette prompte déclaration d’indépendance de la part de quelqu’un qui tout à l’heure était sous son autorité : cependant il se remit aussitôt d’un tel coup.

« Et qui vous fournira les moyens, jeune homme, d’exécuter ce projet extravagant ? ce ne sera pas moi, vous pouvez en être certain. Vous êtes déjà une charge pour la maison, et, je le garantis, vous ferez comme fit votre père, vous vous marierez, et vous enverrez chez votre oncle une cohue d’enfants, se battant, criant dans ma maison pour tourmenter mes vieux jours, et qui après prendront comme vous leur volée dès qu’on les enverra à la ville.

— Jamais je n’eus l’idée de me marier, répliqua Henri. — Ah ! oui, écoutez-le donc ! dit la ménagère ; n’est-ce pas une honte d’entendre un tout jeune homme parler de cette façon ? Ne sait-on pas qu’il faut qu’il prenne femme, ou que pis lui arrive ? — Paix, Alison, paix ! » s’écria son maître ; « et vous, Henri, » ajouta-t-il d’un ton radouci, « chassez cette folie de votre cervelle ; ce sont ces soldats que vous avez vus hier à la revue qui vous ont tourné la tête : d’ailleurs, pour mettre à exécution toutes ces folies, tous ces beaux plans, il faut de l’argent, et vous n’en avez pas. — Je vous demande pardon, monsieur : mes besoins sont très-bornés, et s’il vous plaisait de me donner la chaîne d’or dont le Margrave fit présent à mon père après la bataille de Lutzen. — Miséricorde ! la chaîne d’or ! s’écria son oncle. — La chaîne d’or ! » répéta la ménagère ; et elle et son maître étaient comme stupéfaits d’une demande aussi audacieuse. — « J’en conserverai quelques anneaux, continua le jeune homme, en mémoire de celui qui l’a portée et du lieu où elle a été gagnée ; le reste me fournira les moyens de parcourir la même carrière où mon père obtint cette marque de distinction. — Dieu de miséricorde ! s’écria la gouvernante ; ne savez-vous pas, Henri, que mon maître la porte tous les dimanches ? — Les dimanches et les samedis, » ajouta aussitôt le vieux Milnwood, « chaque fois que je mets mon habit de velours noir. D’ailleurs, j’ai ouï dire à Wylie Mactrickit, que son opinion était que cette espèce d’héritage retournait plutôt de droit au chef de la famille qu’à la ligne descendante. Cette chaîne a trois mille anneaux ; je les ai comptés au moins un millier de fois. Sa valeur est de trois cents livres sterling. — C’est beaucoup plus que ce dont j’ai besoin, monsieur ; si vous consentez à me donner la troisième partie de sa valeur en argent, et cinq de ses anneaux, ce sera assez pour moi, et le reste servira à vous dédommager des dépenses et de l’embarras que je vous ai causés. — La cervelle de ce jeune homme n’y est plus ! s’écria son oncle. Oh ! bonté divine ! que deviendra la maison de Milnwood quand je serai mort ? Il vendrait la couronne d’Écosse si elle était en sa possession. — Écoutez, monsieur, reprit la vieille gouvernante, je vous dirai entre nous qu’il y a un peu de votre faute. Vous devriez au moins être plus généreux à son égard ; et, puisqu’il a assisté au tir et qu’il a gagné le prix, il est bien juste que vous payiez les dépenses qu’il a faites comme capitaine du Perroquet. — Si elles ne se montent qu’à deux dollars, Alison, » dit le vieux avare malgré lui. — « Je ferai ce compte là moi-même avec Niel Blane la première fois que je descendrai à la ville, dit Alison ; j’aurai meilleur marché que ne l’aurait Votre Honneur, ou M. Henri. » Et à ces mots elle dit à l’oreille de Morton : « Ne l’ennuyez pas davantage, je solderai tout avec l’argent du beurre que je vendrai, et qu’il n’en soit plus question. » Alors parlant tout haut : « Mais vous aussi, monsieur, ne parlez plus à ce jeune homme de mettre la main à la charrue ; il n’y a que trop de pauvres gens dans le pays, de malheureux whigs qui seront bien joyeux de faire ce métier pour un morceau de pain et de soupe. Cela leur sera plus convenable qu’à un jeune homme comme lui. — Et ensuite nous aurons chez nous les dragons, dit Milnwood, pour avoir reçu et nourri des rebelles : belle affaire ! où allez-vous nous engager ? Mais déjeunez donc, Henri ; quittez votre bel habit neuf, et reprenez votre surtout gris : c’est un costume plus décent, plus honnête, et plus agréable aux yeux que toutes ces fanfreluches pendantes d’oripeaux et de rubans. »

Morton se retira, pensant bien que pour le moment il ne pourrait exécuter son projet, et peut-être d’un autre côté n’était-il pas fort mécontent des obstacles qui semblaient se présenter pour l’empêcher de quitter le voisinage de Tillietudlem. La gouvernante l’accompagna dans la chambre voisine en lui frappant sur l’épaule, et ayant soin de lui recommander d’être un bon garçon et de serrer ses beaux habits.

« Je descendrai votre chapeau et le rangerai, ainsi que les rubans qui le garnissent, dit la complaisante ménagère, et venez avec nous ; ne nous parlez plus de quitter le pays, ni de vendre la chaîne d’or, car votre oncle a un véritable plaisir à vous voir, presque autant qu’à compter les anneaux de la chaîne, et vous savez que les vieilles gens n’ont pas long-temps à aller. Ainsi la chaîne, les terres seront un jour à vous ; puis vous vous marierez dans le voisinage à quelque jeune demoiselle du pays, dont vous serez amoureux, et vous vous mettrez à la tête d’une bonne maison à Milnwood, car il y a tout ce qu’il faut pour cela. Ne voilà-t-il pas de quoi vous dédommager d’attendre, mon enfant ? »

Il y avait quelque chose dans la dernière partie de cette prédiction qui charmait si agréablement les oreilles de Morton, qu’il serra avec affection la main de la vieille gouvernante, et l’assura qu’il était bien reconnaissant de ses bons avis, et qu’ils seraient l’objet de ses réflexions avant qu’il procédât à l’exécution de son premier dessein.



  1. La musique d’un régiment ne joue jamais la nuit ; mais qui peut nous prouver qu’il n’en était pas autrement sous le règne de Charles II ? Jusqu’à ce que j’aie de plus amples éclaircissements sur ce point, les timbales continueront à s’entre-choquer, comme ajoutant quelque chose à l’effet pittoresque d’une marche nocturne.
  2. Membre du Covenant, ligue dont l’objet était une renonciation au papisme, par laquelle les signataires s’obligeaient à repousser les innovations religieuses, et à se défendre les uns les autres contre toute oppression. Plusieurs modifications, introduites dans le culte public par Charles Ier, donnèrent lieu à cette ligue, où les invectives n’étaient pas épargnées, dans la vue d’enflammer les esprits et d’augmenter le fanatisme. a. m.