Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 380-386).



CHAPITRE XLI.

l’aubergiste.


Où est l’hôte joyeux dont vous m’avez parlé ? J’ai toujours eu l’habitude, moi, de causer avec mon hôte.
Le Voyage d’un amant.


Morton arriva sans accident à la petite ville, et descendit à la modeste auberge de Niel. Il avait plus d’une fois pensé en route que si l’habit qu’il avait porté dans sa jeunesse, et qu’il venait de reprendre, pouvait lui servir dans l’accomplissement de ses projets, il lui rendrait peut-être l’incognito plus difficile à garder. Mais quelques années de campagne et d’absence l’avaient beaucoup changé, et il espérait que dans l’homme fait, annonçant un esprit ferme et réfléchi, personne ne reconnaîtrait le jeune homme indécis et timide qui avait remporté le prix à l’exercice du perroquet. Seulement, de temps à autre, quelqu’un des whigs qu’il avait menés au combat pouvait se rappeler le capitaine des tireurs de Milnwood ; mais en ce cas il n’y avait aucune précaution à prendre.

L’auberge était fréquentée comme à l’époque de son antique célébrité. Le ventre plus rebondi de Niel, ses manières moins civiles que par le passé, montraient que sa fortune avait suivi l’accroissement de son embonpoint ; car, en Écosse, la complaisance d’un aubergiste pour ses hôtes est en raison inverse de sa prospérité. Sa fille avait acquis l’air d’une fille de comptoir avisée, ne s’inquiétant ni d’amour, ni de guerre, ni d’aucune chose au monde, et se renfermant dans les fonctions qu’elle avait à remplir. Tous deux ne donnèrent à Morton que le degré d’attention que pouvait mériter un étranger qui voyageait sans suite, à une époque où une suite nombreuse était une marque particulière de distinction. Il se renferma donc dans le rôle modeste que son extérieur annonçait, alla à l’écurie, vit panser son cheval, puis rentra dans la maison, et s’assit dans la salle commune ; car demander une chambre particulière, c’eût été donner à penser qu’il désirait n’être vu de personne. C’était là que, quelques années auparavant, il avait célébré son triomphe éphémère qui avait eu de si sérieuses conséquences.

Il se trouvait lui-même, comme on le peut croire, bien changé depuis cette fête ; et cependant les groupes qu’il voyait dans la salle ne lui semblaient pas différents de ceux qu’il y avait vus autrefois. Deux ou trois bourgeois buvaient à petites gorgées leur mesure d’eau-de-vie ; quelques dragons se régalaient d’un pot d’ale trouble, maudissant la paix qui ne leur permettait pas de faire meilleure chère. Leur cornette, il est vrai, ne jouait pas au trictrac avec le curé en soutane, mais il buvait une petite mesure d’eau admirable avec le ministre presbytérien en manteau gris. C’étaient la même scène, les mêmes rôles, mais non les mêmes acteurs.

« Les générations s’élèvent et tombent tour à tour, pensa Morton, mais on trouvera toujours assez de gens pour remplir les places que le hasard rend vacantes ; et les hommes se succèdent dans les occupations et les amusements de la vie, comme les feuilles sur un même arbre, avec leurs différences individuelles et une ressemblance générale. »

Au bout de quelques minutes, Morton, qui connaissait par expérience le meilleur moyen de fixer l’attention de son hôte, demanda une pinte de claret, et lorsque Niel arriva en souriant avec la mesure d’étain remplie d’une liqueur qui moussait encore, car elle sortait du poinçon (on ne mettait pas alors le vin en bouteille), il l’invita à s’asseoir et à boire avec lui. Cette invitation fut reçue avec un grand plaisir ; car Niel Blane, bien qu’il ne s’attendît pas positivement à une telle offre de la part d’un hôte qui n’arrivait pas en meilleur équipage, était toujours disposé à l’accepter sans cérémonie. Il prit place en face de Morton, dans un coin près de la cheminée ; et tout en buvant plus de la moitié du vin qu’il avait servi, car celui-ci ne le ménageait pas, il se mit, comme pour remplir une autre partie de ses fonctions ordinaires, à raconter les nouvelles du pays, les naissances, les morts, les mariages, les mutations de propriétés, la ruine des anciennes familles et l’élévation des nouvelles ; mais la politique, source inépuisable de conversation à cette époque, lui était tout à fait étrangère, et ce ne fut que pour répondre à une question que lui faisait Morton, qu’il dit avec un air d’indifférence : « Ma foi, oui ! nous avons toujours des soldats ici, plus ou moins : il y a en ce moment à Glasgow, une troupe de cavalerie allemande dont le commandant s’appelle Wittybody, ou quelque nom semblable ; et c’est bien le Hollandais le plus grave et le plus sérieux que j’aie jamais vu. — Wittenbold, peut-être ? dit Morton : un vieillard à cheveux gris, portant de courtes moustaches noires, parlant peu ?… — Et fumant toujours, ajouta Niel Blane. Je vois que Votre Honneur le connaît. Ce peut être un excellent homme pour un soldat et un Hollandais ; mais fut-il dix fois général et dix fois Wittybody, il n’entend rien à la cornemuse. Croiriez-vous qu’un jour il m’a fait interrompre au milieu de l’air de Torpichan, le plus beau morceau qu’on ait jamais joué sur la cornemuse ? — Mais ces gaillards-là, » dit Morton en montrant les soldats qui étaient dans la salle, « ne sont-ils pas de son régiment ! — Eux ? non, non ; ce sont des dragons écossais, de vieilles chenilles du pays : ils ont servi sous Claverhouse, et ils y serviraient encore s’il remettait l’épée à la main. — Mais on dit qu’il a été tué ? — En effet, Votre Honneur a raison, le bruit en court ; mais, pour dire humblement mon avis, le diable n’est pas facile à tuer, et je voudrais que tout le monde fût sur ses gardes ; qu’il se montre, et tous les montagnards seront autour de lui en moins de temps qu’il ne m’en faut pour boire ce verre de vin, et, au premier signal, tous ces coquins de dragons l’auront rejoint. Au fait, ils sont aujourd’hui les soldats de Guillaume comme ils étaient hier ceux de Jacques… et la raison en est toute simple… ils se battent pour être payés ; sans cela, pour qui se battraient-ils ? ils n’ont ni terres, ni maisons, je pense. Au surplus, il y a toujours à gagner à un changement ou à une révolution, comme on dit… on peut maintenant jaser devant ces messieurs sans craindre d’aller en prison ou d’avoir la tête séparée du cou aussi lestement que j’enlève le bouchon d’une bouteille. »

Il y eut ici un moment de silence, et Morton, sentant qu’il avait fait quelques progrès dans la confiance de son hôte, lui demanda avec l’hésitation d’un homme qui attache de l’importance à la réponse qu’amène sa question, s’il connaissait dans le voisinage une femme nommée Élisabeth Maclure.

« Si je connais Bessie Maclure ? répéta l’aubergiste ; et comment ne connaîtrais-je pas la sœur du premier mari de ma défunte femme… puisse-t-elle reposer en paix !… Bessie Maclure est une brave femme ; mais elle a eu bien des malheurs ; elle a perdu deux fils, deux beaux garçons vraiment, dans le temps de la persécution, comme on dit à présent ; et elle a supporté ce chagrin avec force et courage, ne blâmant personne, n’accusant personne. S’il y a une honnête femme au monde, c’est bien Bessie Maclure. Perdre ses deux fils, comme je vous le disais, avoir des dragons à loger pendant plus d’un mois… car whig ou tory, un aubergiste a toujours de ces coquins à héberger… Perdre, comme je disais… — Elle tient donc une auberge ? — Un cabaret dans un pauvre endroit, » répondit Blane en jetant un regard autour de lui avec un air de contentement ; « un misérable cabaret où elle vend de la petite ale aux gens qui n’ont pas peur de se crotter en voyageant ; du reste, rien qui puisse attirer le chaland. — Pourriez-vous m’y faire conduire ? — Votre Honneur ne veut donc point passer la nuit ici ?… Vous ne serez pas trop bien chez Bessie, » dit Niel dont l’intérêt qu’il portait à la parente de feu sa femme n’allait pas jusqu’à lui envoyer ses pratiques. — J’ai donné rendez-vous chez elle à un ami, et je ne me suis arrêté ici que pour boire le coup de l’étrier et demander le chemin — Votre Honneur ferait bien mieux, » répliqua l’aubergiste avec la persévérance ordinaire aux gens de sa profession, « d’envoyer dire à votre ami de venir vous trouver ici. — Mon hôte, » répondit Morton avec impatience, « je vous dis que cela ne fait pas mon affaire ; il faut que j’aille chez cette femme, et je vous prie de me trouver un guide. — Ah ! certainement, monsieur, comme il vous plaira, « dit Niel Blane un peu déconcerté ; « mais vous pouvez bien vous passer de guide : suivez la rivière pendant deux milles environ, comme si vous alliez à Milnwood, puis prenez la première mauvaise route qui conduit vers les montagnes (vous la reconnaîtrez à un vieux tronc de frêne couché près d’un rocher, à l’endroit où les chemins se joignent) ; et, en allant toujours droit devant vous, vous arriverez au cabaret de la veuve Maclure ; car du diable si vous voyez une autre maison, dans un espace de dix milles d’Écosse, qui en valent au moins vingt d’Angleterre. Je suis fâché que Votre Honneur ne veuille pas coucher cette nuit chez moi ; mais la belle-sœur de feu mon épouse est une digne femme, et le bien qu’un ami fait à son ami n’est pas perdu pour lui. »

Morton paya son écot et partit. On était en été ; à la fin du jour il se trouva près du vieux tronc de frêne, et il entra dans le sentier qui conduisait aux montagnes.

« C’est ici, pensa-t-il, qu’ont commencé mes infortunes ; c’est ici que Burley allait me quitter, la première fois que je le vis, quand une vieille femme, qui était assise derrière ce même frêne, vint l’avertir que tous les passages étaient gardés par des soldats. Il est bien étrange que, pour avoir rempli envers cet homme un simple devoir d’humanité, ma destinée se soit trouvée invariablement enchaînée à la sienne ! Plaise au ciel que je retrouve le calme et la tranquillité à l’endroit où je les ai perdus ! »

Tout en faisant ces réflexions, tantôt à haute voix, tantôt en lui-même, il s’engageait rapidement dans le sentier.

La nuit était peu obscure lorsqu’il entra dans une étroite vallée, jadis couverte de bois, mais qui n’était plus alors qu’une ravine dépouillée d’arbres : ceux qui restaient encore, situés sur le bord des précipices, ou poussant dans les fentes des rochers, semblaient défier l’approche des hommes et des animaux, comme les habitants d’un pays conquis vont chercher un asile sur le haut de leurs stériles montagnes. Quoique dégradés et presque morts, ces arbres attestaient encore l’antique beauté du paysage ; mais un ruisseau qui serpentait parmi leurs vieux troncs avec toute sa fraîcheur et sa rapidité, répandait sur ce désert la vie qu’un filet d’eau qui s’échappe des montagnes suffit pour donner au site le plus désolé et le plus sauvage, et cet attrait était plus puissant sur les habitants de ces contrées que la vue d’un fleuve majestueux qui s’avance lentement à travers une campagne fertile ou les riches jardins d’un palais. Le sentier suivait le cours de ce ruisseau, qui tantôt était visible et tantôt ne se faisait plus distinguer que par son bruyant murmure sur les cailloux ou dans les fentes des rochers qui çà et là formaient obstacle à son passage.

« Toi qui murmures sans cesse, » dit Morton dans l’enthousiasme de sa rêverie, « pourquoi t’irriter ainsi contre les rochers qui pour un moment interrompent ton cours ? la mer te recevra, de même que l’homme qui a fini son court et pénible voyage à travers la vallée des temps est reçu dans l’éternité. Ta faible colère est aux grandes et affreuses tempêtes d’un océan sans bornes, ce que sont nos soins, nos espérances, nos craintes, nos joies et nos chagrins, lorsqu’on les compare aux objets qui doivent nous occuper pendant la suite solennelle et non interrompue des siècles. »

Tout en moralisant ainsi, notre voyageur s’avançait dans la vallée, qui bientôt s’élargit devant lui ; et il vit le ruisseau, moins encaissé, couler entre deux rives couvertes d’un épais gazon, sur l’une desquelles étaient un petit champ de blé et une chaumière dont les murs n’avaient pas plus de cinq pieds de haut. Le chaume qui la couvrait, vert de joubarbe et de différentes herbes qu’y avaient fait pousser le temps et l’humidité, se ressentait en plusieurs endroits de l’usurpation de deux vaches que cette apparence de verdure avait détournées d’un pâturage plus légitime. Une inscription mal orthographiée et plus mal écrite annonçait au voyageur qu’il y trouverait bon logis, à pied et à cheval ; invitation qui n’était pas à dédaigner, malgré la chétive apparence du cabaret, quand on avait, comme Morton, parcouru la mauvaise route qui y conduisait, et quand on jetait les yeux sur les hautes et stériles montagnes qui s’élevaient avec une tristesse majestueuse au-delà de cet humble asile.

« Ce n’est que dans un endroit comme celui-ci, pensa Morton, que Burley a pu trouver une digne confidente. »

En approchant il vit la maîtresse de la maison assise à la porte ; un grand buisson de sureau l’avait jusqu’alors dérobée à ses regards.

« Bonsoir, la mère, lui dit-il ; ne vous nommez-vous pas mistress Maclure ? — Élisabeth Maclure, monsieur ; une pauvre veuve. — Pouvez-vous recevoir un étranger pour une nuit ? — Oui, monsieur, s’il veut bien se contenter du pain et du vin de la veuve. — J’ai été soldat, ma bonne femme, et je ne suis pas difficile. — Soldat ! s’écria la vieille ; Dieu vous donne un autre métier ! — C’est une profession honorable, à ce qu’il me semble : j’espère que vous ne m’en croirez pas moins honnête pour l’avoir exercée. — Je ne juge personne, monsieur ; et le son de votre voix annonce un honnête homme. Mais j’ai vu des soldats faire tant de mal à ce pauvre pays, que la satisfaction de ne plus en voir me console de la perte de ma vue. »

Comme elle parlait ainsi, Morton remarqua qu’elle était aveugle.

« Ne vais-je pas vous incommoder, ma bonne femme ? » lui dit-il avec compassion, « votre infirmité doit bien vous gêner pour exercer votre état. — Non, monsieur, répondit la vieille ; je vais partout dans la maison avec autant de facilité que si j’avais mes yeux, et d’ailleurs j’ai une jeune fille pour m’aider. Les dragons panseront votre cheval pour une bagatelle quand ils seront revenus de leur patrouille : ils sont à présent plus honnêtes qu’autrefois. »

D’après cette assurance, Morton mit pied à terre.

« Peggy, ma belle enfant, » continua l’hôtesse en s’adressant à une jeune fille de douze ans qui venait d’arriver, « menez le cheval de monsieur à l’écurie ; ôtez-lui sa selle et sa bride, et jetez une botte de foin devant lui, en attendant le retour des dragons. Entrez, monsieur ; toute chétive qu’elle est, ma maison n’en est pas moins propre. »

Morton la suivit dans la chaumière.