Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 170-180).




CHAPITRE XVI.

le combat.


Et par plus d’un fort coup et par plus d’une atteinte, le bois dur du pommier et le vieux fer sonnèrent.
Butler, Hudibras.


Le cornette Richard Graham descendit la montagne, portant en main le pavillon de son invention, et sifflant un air dont les bonds et les courbettes de son cheval battaient la mesure. Le trompette suivait. Cinq ou six cavaliers, qui ressemblaient à des officiers, se détachèrent de chaque flanc de l’armée presbytérienne, et, se rencontrant dans le centre, s’approchèrent du fossé autant que le leur permit le marécage qui coupait la vallée. Tout en gardant le côté opposé de la mare, ce fut vers ce groupe que le capitaine Graham dirigea son cheval, ses mouvements étant alors l’objet de l’attention des deux armées ; et, sans rabaisser le courage de l’une ou de l’autre, il est probable que l’on faisait des vœux des deux côtés pour que cette ambassade épargnât les dangers et l’effusion de sang que présageait l’imminence de la bataille.

Quand il fut arrivé tout à fait en face de ceux qui, en s’avançant pour recevoir son message, semblaient s’annoncer comme les chefs de l’armée ennemie, le cornette Graham ordonna à son trompette de sonner pour avertir qu’il venait parlementer. Les insurgés n’ayant aucune musique militaire pour faire une réponse convenable, un d’eux, d’une voix forte et haute, demanda pourquoi il approchait de leurs lignes.

« Pour vous sommer au nom du roi, et en celui du colonel John Graham de Claverhouse, spécialement commissionné par le très-honorable conseil privé d’Écosse, répondit l’officier, de mettre bas les armes, et de congédier ceux que vous avez entraînés dans la rébellion contre les lois de Dieu, du roi et du pays. — Retourne à ceux qui t’ont envoyé, dit le chef des insurgés, et dis-leur que dès ce jour nous sommes en armes pour venger une alliance rompue et une Église persécutée ; dis-leur que nous renonçons au licencieux et parjure Charles Stuart, que vous appelez roi, ainsi qu’il a renoncé au Covenant après avoir juré et réitéré le serment d’en faire exécuter les articles de tout son pouvoir, réellement, constamment et sincèrement, tous les jours de sa vie, n’ayant d’autres ennemis, disait-il, que les ennemis du Covenant, et nuls autres amis que ceux qui en étaient les partisans. Mais, loin de tenir le serment dont il avait pris à témoin Dieu et les anges, son premier acte, en arrivant dans ces royaumes, fut de s’emparer des prérogatives du Tout-Puissant, par cet horrible acte de la suprématie, et d’expulser sans sommation, sans avertissement et sans aucune forme légale, des centaines de prédicateurs fidèles, arrachant ainsi le pain de vie de la bouche de pauvres créatures affamées, et les forçant à recevoir la nourriture tiède, sans vie, sans sel, de quatorze faux prélats et de leurs misérables sycophantes de curés charnels, menteurs et scandaleux. — Je ne suis pas venu pour vous entendre prêcher, répondit l’officier, mais pour savoir, en un seul mot, si vous voulez vous disperser sous la condition d’un libre pardon accordé à tous, hormis aux assassins de l’archevêque de Saint-André ; ou si vous voulez soutenir l’attaque des forces de Sa Majesté, qui vont tout à l’heure avancer sur vous. — En un mot donc, répondit l’orateur, nous sommes ici l’épée sur la cuisse, comme des hommes qui veillent la nuit. Nous partagerons tous notre portion ensemble, comme des frères en droiture. Quiconque nous attaque dans notre bonne cause, que son sang retombe sur sa tête ! Ainsi, retourne vers ceux qui t’ont envoyé, et que Dieu leur accorde ainsi qu’à toi la faveur de reconnaître vos erreurs ! — Votre nom n’est-il pas, » dit le cornette qui commençait à se rappeler qu’il avait déjà vu celui qui lui parlait, « John Balfour de Burley ? — Et si c’était Balfour, dit l’orateur, as-tu quelque chose à dire contre lui ? — Seulement, dit le capitaine, qu’étant exclu du pardon au nom du roi et de mon officier commandant, c’est à ces paysans et non à vous que je l’offre et ce n’est pas pour traiter avec vous ni avec vos pareils que je suis envoyé. — Tu es un jeune soldat, l’ami, dit Burley, et tu connais peu ton métier, ou tu saurais que le porteur d’un pavillon de trêve ne peut traiter avec l’armée que par l’intermédiaire de ses officiers ; et que s’il prétend faire autrement, il forfait à son sauf-conduit. » Tout en disant ces mots, Burley décrocha sa carabine et l’arma. — « Je ne me laisserai pas intimider dans mon devoir par les menaces d’un assassin, dit le cornette Graham. Écoutez-moi, bonnes gens, je proclame, au nom du roi et de mon officier commandant, un plein et libre pardon pour tous, excepté… — Je t’ai averti en homme loyal, » dit Burley en l’ajustant — « Un libre pardon à tous ! » continua le jeune officier, toujours en s’adressant au corps des insurgés. « À tous, hormis… Alors, que le Seigneur ait pitié de ton âme… Amen ! » dit Burley.

En disant ces mots, il fit feu, et Richard Graham tomba de son cheval[1]. Le coup était mortel. L’infortuné jeune homme n’eut que la force de se retourner sur la terre, et murmura : « Ma pauvre mère ! » et il expira. Son cheval, épouvanté, s’enfuit au galop vers le régiment, ainsi que le trompette, non moins effrayé, qui l’avait suivi. — « Qu’avez-vous fait ? » dit à Balfour un de ses frères d’armes. — « Mon devoir ! » dit Balfour avec fermeté. « N’est-il pas écrit : Tu porteras le zèle jusqu’à tuer ? Que ceux qui l’oseront viennent maintenant parler de trêve ou de pardon ! »

Claverhouse vit tomber son neveu. Il tourna les yeux vers Evandale, et une émotion indéfinissable vint obscurcir pour un moment la sérénité de ses traits ; puis il dit brièvement : « Vous voyez le résultat. — Je veux le venger ou mourir ! » s’écria Evandale ; et, piquant son cheval, il s’élança au galop vers le bas de la montagne, suivi de sa propre compagnie et de celle du cornette tué ; et chacun s’efforçant d’être le premier à venger la mort du jeune officier, les rangs furent bientôt dans une complète confusion. Ces forces composaient la première ligne des royalistes. Ce fut en vain que Claverhouse s’écria : « Halte ! halte ! cette témérité nous perdra. » Tout ce qu’il put faire fut de courir au galop au-devant de la seconde ligne, suppliant, commandant, et même menaçant les hommes de son épée, et de les empêcher de suivre un exemple si dangereux. — « Allan, » dit-il au major dès qu’il fut parvenu à rétablir le calme, « conduisez les soldats lentement jusqu’au bas de la colline pour soutenir lord Evandale, qui est près d’en avoir besoin… Bothwell, tu es un homme froid et audacieux !… Oui, murmura Bothwell ; vous vous en souvenez dans un moment comme celui-ci. — Prends dix hommes avec toi ; conduis-les le long de la tranchée à droite, et tente tous les moyens pour traverser le marécage ; puis forme les rangs et charge les rebelles en flanc et en arrière, tandis qu’ils seront occupés avec nous en avant. »

Bothwell fit un signe d’intelligence et de soumission, et s’éloigna rapidement avec sa troupe.

Pendant ce temps, le désastre que Claverhouse avait prévu ne manqua pas d’arriver. Les cavaliers qui s’étaient précipités avec Evandale vers l’ennemi se virent bientôt arrêtés dans leur course confuse par la nature impraticable du terrain ; quelques-uns restaient embarrassés dans le bourbier qu’ils cherchaient à franchir ; les autres reculaient et restaient sur le bord ; d’autres se dispersaient pour chercher un passage plus favorable. Au milieu de cette confusion, le premier rang de l’ennemi qui était agenouillé, le second courbé et le troisième droit, faisaient un feu continuel et destructif qui abattit au moins une vingtaine de cavaliers et augmenta dix fois plus le désordre. Lord Evandale, pendant ce temps, à la tête de très-peu d’hommes bien montés, était parvenu à traverser le fossé ; mais il ne fut pas plus tôt de l’autre côté qu’il se vit chargé par l’aile gauche de la cavalerie de l’ennemi, laquelle, encouragée par le petit nombre d’opposants qui s’étaient débarrassés du mauvais terrain, tomba sur eux avec fureur, en s’écriant : « Malheur, malheur aux Philistins incirconcis ! À bas Dagon et tous ses sectateurs ! »

Le jeune lord se battait comme un lion ; mais la plupart de ses hommes furent tués, et lui-même n’aurait pas échappé au même sort sans un feu vif que Claverhouse, qui s’était avancé avec la seconde ligne sur le bord du fossé, dirigea si efficacement sur l’ennemi, que la cavalerie et l’infanterie reculèrent un instant, et, lord Evandale, dégagé de ce combat inégal et se voyant presque seul, saisit cette occasion pour effectuer sa retraite à travers le marécage. Mais malgré la perte qu’ils avaient éprouvée par le premier feu de Claverhouse, les insurgés s’aperçurent bientôt que l’avantage du nombre et de la position était si décidément de leur côté, que s’ils pouvaient persister à faire une résistance brève, mais résolue, les gardes-du-corps seraient inévitablement défaits. Leurs chefs volaient de rang en rang, les exhortant à tenir ferme, et leur représentant combien leur feu devait être meurtrier dans un lieu où les hommes et les chevaux y étaient exposés ; car les cavaliers, selon leur coutume, faisaient feu sans descendre de cheval. Claverhouse, plus d’une fois, quand il vit ses meilleurs cavaliers tomber sous des décharges auxquelles il ne pouvait riposter avec un égal avantage, fit des efforts désespérés pour traverser la fondrière sur différents points, et renouveler la bataille plus vigoureusement sur un terrain plus solide ; mais le feu soutenu des insurgés, joint aux difficultés naturelles du passage, arrêta partout ses tentatives.

« Il faut songer à la retraite, dit-il à Evandale, à moins que Bothwell ne puisse effectuer une diversion en notre faveur. Faites replier les hommes hors de la portée du feu, et laissez des tirailleurs derrière ces bosquets de sureau, pour tenir l’ennemi en échec. »

Après avoir accompli ces ordres, on attendit impatiemment l’apparition de Bothwell et de son parti. Mais Bothwell aussi avait à lutter contre des désavantages. Son mouvement à droite n’avait pas échappé à l’œil pénétrant de Burley, qui fit de son côté un mouvement semblable avec l’aile gauche de la cavalerie des insurgés, de sorte que lorsque Bothwell, après avoir parcouru un chemin considérable dans la vallée, trouva un endroit où l’on pouvait traverser le bourbier, quoique avec peine, il s’aperçut qu’il était encore en face d’un ennemi supérieur. Son caractère audacieux ne se découragea nullement par cette opposition inattendue.

« Suivez-moi, mes braves ! » cria-t-il à ses hommes ; « qu’il ne soit jamais dit que nous aurons tourné le dos devant ces hypocrites de têtes rondes ! »

Puis, comme s’il eût été animé par l’esprit de ses ancêtres, il s’écria : « Bothwell ! Bothwell ! » et se jetant dans la mare, et luttant à la tête de son parti, il parvint à la traverser, et attaqua celui de Burley avec tant de furie qu’il le repoussa au-delà de la portée de pistolet, tuant trois hommes de sa propre main. Burley, sentant les suites d’une défaite dans cette position, et voyant que ses hommes, quoique en plus grand nombre, étaient inférieurs aux troupes régulières dans l’usage des armes et le maniement des chevaux, se jeta sur le passage de Bothwell et l’attaqua corps à corps. Chacun des combattants était considéré comme le champion de son parti respectif, et il en résulta un combat plus ordinaire dans les romans que dans l’histoire réelle. Les deux troupes s’arrêtèrent aussitôt, contemplant ce combat comme si le sort de la journée dépendait de ces deux redoutables adversaires. On aurait dit qu’ils avaient eux-mêmes cette opinion ; car, après s’être croisés et repoussés deux ou trois fois, ils s’arrêtèrent épuisés, comme d’un commun accord, pour reprendre haleine, et se préparer à un combat singulier dans lequel chacun semblait sentir qu’il avait trouvé son égal.

« Vous êtes le meurtrier Burley, » dit Bothwell en saisissant avec force la poignée de son sabre, et en serrant ses dents l’une contre l’autre… « vous m’avez échappé une fois ; mais… (il fit un jurement trop violent pour le répéter ici)… ta tête vaut son poids en argent, et elle s’en ira au pommeau de ma selle, ou ma selle s’en ira sans moi. — Oui, » reprit Burley avec un calme sombre et farouche, « je suis ce John Balfour de Burley qui a promis de déposer ta tête là où tu ne la soulèveras plus jamais ; et que Dieu m’en fasse autant et encore plus, si je ne tiens parole ! — Alors un lit de bruyère, ou un millier de marcs ! » dit Bothwell en frappant Burley de toute sa force. — L’épée du Seigneur et de Gédéon ! » reprit Balfour en parant le coup et en en portant un autre.

On a rarement vu deux combattants aussi égaux en force corporelle, en adresse dans le maniement de leurs armes et de leurs chevaux, en courage déterminé et en animosité inflexible. Après avoir échangé plusieurs coups terribles, chacun recevant et donnant plusieurs blessures, quoique peu graves, ils se saisirent corps à corps, comme dans l’impatience désespérée d’une haine mortelle, et Bothwell prenant son ennemi par le ceinturon, tandis que Balfour le serrait au collet, ils roulèrent tous deux à terre. Les compagnons de Balfour, voulurent venir à son aide, mais ils furent repoussés par les dragons, et le combat redevint général.

Mais rien ne pouvait détourner l’attention des deux combattants, ni leur faire lâcher l’étreinte mortelle dans laquelle ils se roulaient par terre, se déchirant, luttant et écumant avec toute la rage de vrais chiens de combat.

Plusieurs chevaux passèrent sur eux dans la mêlée, sans leur faire lâcher prise ; enfin le bras droit de Bothwell fut cassé par le coup de pied d’un cheval. Il lâcha prise en poussant un gémissement profond et sourd, et les deux combattants s’élancèrent sur leurs pieds. La main droite de Bothwell retomba sans mouvement à son côté, mais sa gauche saisit le lien qui retenait son poignard qui dans la lutte s’était échappé de sa gaine… et d’un air de rage mêlée de désespoir, il resta tout à fait sans défense, tandis que Balfour, avec un rire de joie sauvage, fit brandir son sabre, et ensuite le passa au travers du corps de son adversaire. Bothwell reçut le coup sans tomber… il n’avait qu’effleuré les côtes. Il ne tenta plus aucun moyen de défense, mais envisageant Burley avec une expression de haine mortelle, il s’écria : « Vil rustre de paysan, tu as versé le sang d’une lignée de rois ! — Meurs, misérable ! meurs ! » dit Balfour en redoublant le coup d’une main plus sûre ; et, plaçant son pied sur le corps de Bothwell lorsqu’il tomba, il le perça une troisième fois avec son épée. « Meurs, chien sanguinaire ! meurs ainsi que tu as vécu ! meurs comme les animaux qui périssent, n’espérant rien, ne croyant rien. — Et ne craignant rien ! » dit Bothwell, en faisant un dernier effort pour prononcer ces paroles désespérées. Et il expira.

Saisir par la bride un cheval égaré, s’élancer sur son dos, et se précipiter au secours de sa troupe, fut pour Burley l’affaire d’un moment. Et comme la chute de Bothwell avait rendu aux insurgés tout le courage qu’elle avait enlevé aux camarades du sergent, l’issue du combat ne fut pas long-temps douteuse. Plusieurs soldats furent tués, le reste repoussé de l’autre côté du marécage ; et Burley victorieux le traversa à son tour à la tête de son parti pour diriger contre Claverhouse la manœuvre que celui-ci avait indiquée à Bothwell. Il rallia ensuite sa troupe dans la vue d’attaquer l’aile droite des royalistes, et envoya des nouvelles de son succès au corps principal, exhortant les siens, au nom du ciel, à traverser le fossé et à continuer l’œuvre glorieuse du Seigneur par une attaque générale sur l’ennemi.

Pendant ce temps, Claverhouse avait en quelque sorte remédié à la confusion causée par la première attaque irrégulière et sans succès, et réduit le combat de front à une escarmouche éloignée avec les armes à feu, soutenue principalement par quelques cavaliers démontés qu’il avait postés derrière les bouquets touffus de sureau, qui, en quelques endroits, couvraient les bords du marécage. Leur feu serré, calme et bien dirigé, incommodait beaucoup l’ennemi et cachait en même temps leur petit nombre. Claverhouse, tandis qu’il soutenait ainsi le combat, attendant que la diversion opérée par Bothwell et son détachement pût faciliter une attaque générale, fut accosté par un des dragons dont le visage ensanglanté et le cheval harassé témoignaient qu’il avait pris part au combat.

« Qu’est-il arrivé, Holliday ? « dit Claverhouse, car il connaissait chaque homme de son régiment par son nom. « Où est Bothwell ? — Bothwell est mort, reprit Holliday, et plus d’un brave avec lui. — Alors le roi, » dit Claverhouse avec son calme ordinaire, « a perdu un excellent soldat. L’ennemi a sûrement passé le marécage ? — Avec un gros de cavalerie, commandé par le diable incarné qui a tué Bothwell, » reprit le soldat effrayé. — Paix ! paix ! » dit Claverhouse en mettant un doigt sur ses lèvres, « pas un mot à d’autres qu’à moi. Lord Evandale, il faut battre en retraite ; le sort le veut ainsi. Rappelez les tirailleurs ; qu’Allan rallie le régiment et en forme deux corps : vous opérerez tous deux votre retraite par échelons vers la colline ; et moi, avec l’arrière-garde, je tiendrai ces coquins en échec. Ils ne tarderont pas à franchir le fossé, car je vois toute leur ligne en mouvement. Ne perdez donc pas de temps. — Où est Bothwell et son détachement ? » demanda lord Evandale, étonné du sang-froid de son commandant.

— Il est mort en brave, lui dit Claverhouse à l’oreille. Le roi a perdu un serviteur, et le diable en a gagné un. Mais, en avant, Evandale, piquez des deux, et rassemblez les hommes. Il faut qu’Allan et vous, les teniez en ordre. Battre en retraite est un nouveau service pour chacun de nous ; mais nous prendrons bientôt notre revanche. »

Evandale et Allan se préparèrent à remplir leur mission ; mais avant qu’ils fussent parvenus à disposer le régiment en deux corps, un parti considérable d’ennemis avait traversé le marais. Claverhouse, qui avait retenu autour de sa personne quelques-uns de ses hommes les plus actifs et les plus éprouvés, chargea en personne ceux qui avaient traversé, tandis qu’ils étaient encore en désordre grâce à l’irrégularité du terrain. Lui et les siens en tuèrent quelques uns, repoussèrent les autres dans la mare, et les tinrent tous en échec suffisamment pour donner le temps au corps principal, alors bien diminué et découragé par les pertes qu’il avait éprouvées, de commencer sa retraite vers le sommet de la montagne.

Mais l’avant-garde de l’ennemi, se trouvant bientôt renforcée et soutenue, obligea Claverhouse à suivre ses troupes. Quoi qu’il en soit, jamais homme ne soutint mieux sa réputation d’intrépide soldat, de capitaine habile, qu’il ne le fît ce jour-là. Remarquable par son cheval noir et son panache blanc, il était le premier dans les charges répétées qu’il faisait à chaque occasion favorable, pour arrêter les progrès de ceux qui les poursuivaient, et pour faciliter la retraite de son régiment. Le point de mire de tous, il semblait invulnérable. Les fanatiques superstitieux, qui le considéraient comme un homme doué par l’esprit malfaisant de moyens surnaturels de défense, assuraient avoir vu les balles rebondir sur ses bottes fortes et sur son habit de buffle, comme la grêle sur un roc de granit, pendant qu’il galopait çà et là au milieu de la mêlée. Ce jour-là, plus d’un républicain chargea son mousquet avec un dollar coupé en morceaux, afin qu’une balle d’argent pût abattre le persécuteur de la sainte Église, puisque le plomb n’avait pas de pouvoir sur lui.

« Chargez-le avec l’acier froid, » était le cri à chaque nouvelle détonation : « on use inutilement la poudre sur lui. Autant vaudrait tirer sur le diable lui-même[2]. »

Malgré cet avis, souvent répété à haute voix, la frayeur des insurgés était telle, qu’ils reculaient devant Claverhouse comme devant un être surnaturel, et peu d’entre eux se hasardèrent à croiser l’épée avec lui. Quoi qu’il en soit, il continuait toujours à battre en retraite, et avec tous les désavantages de ce mouvement. Les soldats qui se trouvaient derrière lui, en voyant le nombre croissant d’ennemis qui fourmillaient au milieu du marécage, s’ébranlèrent ; et à chaque pas, le major Allan et lord Evandale éprouvaient plus de difficulté pour former une ligne régulière, leur marche devenant beaucoup trop rapide pour que l’ordre ne fût pas rompu. À mesure que les soldats en retraite approchaient du haut de la montagne qu’ils avaient descendue dans un moment malheureux, la terreur panique augmentait. Chacun devenait impatient de placer le sommet de la colline entre lui et le feu continuel de l’ennemi ; et aucun d’eux ne pouvait se résoudre à se retirer le dernier, et à sacrifier ainsi sa propre sûreté pour celle des autres. Aussi, plusieurs cavaliers piquèrent des deux et s’enfuirent réellement, et les autres devinrent si incertains dans leurs mouvements, que leurs officiers craignirent à chaque instant de leur voir suivre le même exemple.

Au milieu de cette scène de confusion et de sang, du piétinement des chevaux, des gémissements des blessés, du feu continuel de l’ennemi, qui tirait sans relâche et poussait de grands cris à chaque balle que la chute d’un cavalier prouvait avoir été bien ajustée ; lorsque les chefs se demandaient s’ils ne seraient pas bientôt tout à fait abandonnés par leurs soldats découragés, Evandale ne put s’empêcher de remarquer le calme de son commandant. Le matin même, à la table de lady Marguerite, son œil n’était pas plus vif et son maintien plus calme. Il s’était approché d’Evandale pour donner quelques ordres et prendre des hommes pour renforcer son arrière-garde.

« Si cela continue encore cinq minutes, » dit-il tout bas, « nos coquins nous laisseront, à vous, milord, au vieux Allan, et à moi-même, l’honneur d’achever la bataille de nos propres mains. Il faut que je fasse quelque chose pour disperser les tirailleurs qui les incommodent tant, ou nous serons tous déshonorés. Ne cherchez pas à me secourir si vous me voyez tomber, mais restez à la tête de nos hommes ; retirez-vous comme vous pourrez ; au nom de Dieu, et dites au roi et au conseil que j’ai péri en faisant mon devoir ! »

En disant ces mots, et ordonnant à vingt hommes d’élite de le suivre, il fit, à la tête de ce petit corps, une charge si vive et si imprévue, qu’il repoussa les ennemis les plus avancés. Dans la confusion de cette attaque, il chercha Burley, et, désirant jeter la terreur parmi sa troupe, il lui porta sur la tête un coup si violent, qu’il traversa son casque d’acier et le précipita à bas de son cheval, étourdi pour un moment, mais non blessé. On regarda ensuite comme une chose étonnante qu’un homme aussi robuste que Burley eût succombé sous le coup d’un homme aussi faiblement constitué en apparence que Claverhouse ; et le vulgaire ne manqua pas d’attribuer à un secours surnaturel l’effet de cette énergie qu’une âme déterminée peut donner au bras le plus faible. Quoi qu’il en soit, Claverhouse s’était, dans cette dernière charge, engagé trop avant, et il était complètement entouré.

Lord Evandale vit le danger de son commandant : son corps de dragons était alors en halte, tandis que celui que commandait Allan était en retraite. Oubliant l’ordre généreux de Claverhouse, il ordonna au parti qu’il commandait de descendre la colline et d’aller délivrer leur colonel. Quelques-uns avancèrent avec lui ; la plupart firent halte et restèrent incertains ; beaucoup s’enfuirent. Cependant ceux qui suivirent Evandale dégagèrent Claverhouse. Ce secours arriva fort à propos, car un rustre avait blessé d’un coup de faulx le cheval du colonel, et était prêt à redoubler quand lord Evandale l’abattit. En sortant de la mêlée, ils regardèrent autour d’eux. La division d’Allan avait franchi la colline, cet officier n’ayant pas eu assez d’autorité pour l’arrêter. La troupe d’Evandale était éparse et dans un désordre complet.

« Que faut-il faire, colonel ? demanda lord Evandale. — Je crois que nous sommes les derniers sur le champ de bataille, dit Claverhouse ; et quand des hommes ont combattu aussi long-temps qu’ils l’ont pu, il n’y a pas pour eux de honte à fuir. Hector lui-même dirait que le diable prenne le dernier, quand il n’y en a plus que vingt contre mille… Sauvez-vous, mes amis, et ralliez-vous aussitôt que vous le pourrez… Allons, milord, hâtons-nous. »

En disant ces mots, il fit sentir l’éperon à son cheval ; et le généreux animal, comme s’il eût senti que la vie de son cavalier dépendait de ses efforts, s’élança avec vitesse, malgré la douleur que lui causait sa blessure et le sang qu’il perdait. Quelques officiers et quelques soldats les suivirent, mais irrégulièrement et en désordre. La fuite de Claverhouse fut le signal pour le petit nombre des dragons qui faisaient encore quelque résistance ; ils s’enfuirent à toute bride, abandonnant le champ de bataille aux insurgés victorieux.



  1. Il y eut effectivement un jeune capitaine des gardes-du-corps, nommé Graham, et probablement parent de Claverhouse, qui fut tué dans l’escarmouche de Drumclog. Dans la vieille ballade sur la bataille du pont de Bothwell, on dit que Claverhouse continua le carnage des fugitifs pour venger la mort de ce gentilhomme.
    « Retenez vos mains, disait Montmouth ; faites quartier à ces hommes pour l’amour de moi. Mais le sanguinaire Claverhouse fit serment qu’il vengerait la mort de son parent. »
    On trouva le corps de ce jeune homme horriblement défiguré, après la bataille ; ses yeux étaient arrachés, et ses traits tellement décomposés, qu’il était impossible de le reconnaître. Les écrivains royalistes prétendent que ce fut l’œuvre des républicains, parce que, trouvant le nom de Graham sur la cravate de ce jeune gentilhomme, ils le prirent pour le corps de Claverhouse lui-même. Les autorités républicaines expliquent autrement le traitement fait au corps du capitaine Graham. « Il avait, disaient-elles, refusé à manger à son propre chien le matin de la bataille, faisant serment qu’il ne déjeunerait que de la chair des républicains. L’animal féroce, dit-on, vola sur son maître dès qu’il le vit tomber, et lui déchira la figure et la gorge. »
    Que le lecteur choisisse, et juge s’il est plus probable qu’un parti d’insurgés fanatiques et persécutés ait déchiré un corps supposé celui de leur principal ennemi, ainsi que plusieurs personnes présentes à Drumclog avaient peu de temps auparavant déchiré celui de l’archevêque Sharpe ; ou qu’un chien domestique ait pu, faute d’un seul déjeuner, devenir assez féroce pour se nourrir de la chair de son propre maître, choisissant son corps parmi des vingtaines d’autres qui l’entouraient et qui pouvaient également le rassasier.
  2. Les covenantaires allaient jusqu’à croire que leurs principaux ennemis, et surtout Claverhouse, avaient obtenu du diable un charme qui les préservait des balles. a. m.