Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 32

Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 215-218).
Notes.  ►

CHAPITRE XXXII.

Conclusion.

Le lendemain, à mon réveil, je trouvai George assis au chevet de mon lit. Il venait augmenter ma joie par la nouvelle d’un autre retour de fortune bien heureux pour moi. Avant tout, il me déchargea de la disposition que j’avais faite, la veille, en sa faveur ; puis il m’apprit que mon banquier, qui avait manqué à Londres, venait d’être arrêté à Anvers, et qu’il avait fait abandon de valeurs beaucoup plus considérables que la somme dont il était à découvert envers ses créanciers. Le désintéressement de George me fit presque autant de plaisir que cette bonne fortune si imprévue ; mais, en bonne justice, devais-je accepter son offre ? J’étais absorbé par cette grave question, quand sir William entra dans ma chambre ; je lui fis part de mes scrupules. Son opinion fut que mon fils se trouvant déjà, par son mariage, en possession d’une fortune très-considérable, je pouvais accepter sans hésitation.

Sa visite avait un autre but. Il avait, me dit-il, envoyé, dans la nuit même, chercher les autorisations, et les attendait à toute heure ; il espérait que je ne refuserais point mon ministère pour rendre, dans la matinée, tout le monde heureux. Pendant que nous causions, un valet de pied nous annonça le retour de l’exprès. Je m’étais tenu prêt dans l’intervalle, je descendis, et je trouvai la compagnie se livrant à tout ce que la fortune et l’innocence peuvent donner de joie. Toutefois, comme ils se préparaient en ce moment à une très-grave cérémonie, leurs rires me déplurent. Je leur rappelai l’air de recueillement, le maintien décent qu’ils devaient prendre, les hautes pensées auxquelles ils devaient s’élever dans la célébration du saint mystère, et je leur lus, pour les préparer, deux homélies et une thèse de ma composition. Mais résistance complète, et un moyen de la vaincre ; même en se rendant à l’église, toute gravité fut à peu près mise de côté. Je marchais à leur tête, et, plus d’une fois, je fus tenté de me retourner tout en courroux.

À l’église, nouvel incident dont la solution ne me parut pas facile : quel couple serait marié le premier ? La future de George insistait vivement pour que lady Thornhill passât la première (ce qui devait être). Sophie s’y refusait obstinément, protestant que, pour tout au monde, elle ne voulait pas avoir à se reprocher une pareille inconvenance. La discussion se prolongea quelque temps entre toutes les deux avec une égale obstination, mais avec une égale bienséance. Moi, debout tout ce temps, mon livre ouvert, je me fatiguai enfin de cette lutte, et, le fermant : « Je vois, leur dis-je, que ni l’une ni l’autre, vous ne voulez être mariées ; autant vaut nous en retourner ; car, je le suppose, il ne se fera rien aujourd’hui. » Cette boutade les mit à la raison. Le baronnet et lady Sophie furent mariés les premiers, puis George et son aimable fiancée.

J’avais, le matin, donné l’ordre d’envoyer un carrosse à mon honnête voisin Flamborough et à sa famille. En rentrant à l’hôtel, j’eus le bonheur d’y trouver les deux miss Flamborough arrivées avant nous. Jenkinson donna la main à l’aînée ; mon fils Moïse à l’autre. Depuis, j’ai remarqué qu’il a pour la petite un attachement réel. Mon consentement et ma bourse sont, pour lui, tout prêts quand il jugera à propos de les demander.

Nous ne fûmes pas plutôt rentrés, que mes paroissiens, informés de toutes mes bonnes fortunes, arrivèrent en foule pour me féliciter ; et, dans le nombre, ceux qui avaient tenté de m’enlever des mains de la justice, et que j’avais si vertement tancés. Je contai leur histoire à sir William, mon gendre, qui, en sortant, leur fit une nouvelle semonce. Mais les voyant tout déconcertés par la sévérité de ses reproches, il leur donna une demi-guinée pour boire à sa santé et se remettre de leur déconvenue.

Un moment après, on nous annonça un magnifique repas préparé par le cuisinier de M. Thornhill. À propos de ce gentleman, je dois faire remarquer qu’il habite, à titre de familier, le château d’un parent dont il est fort bien venu, et il ne mange à la seconde table qu’autant qu’il n’y a pas de place à la première, ce qui est fort rare ; car on ne le traite point en étranger. Son temps se passe surtout à égayer le cher parent, qui est un peu mélancolique, et à lui apprendre à donner du cor. Ma fille aînée se le rappelle toujours avec regret ; elle m’a même dit, mais j’en fais grand mystère, que, s’il se réforme, elle pourra cesser de lui tenir rigueur.

Je reviens au dîner ; car je ne sais pas faire de ces sortes de digressions ; au moment de nous mettre à table, toutes nos cérémonies allaient recommencer. La question était de savoir si ma fille aînée, déjà dame depuis longtemps, ne devait pas prendre place ayant les deux jeunes mariées. Mais George coupa court au débat en proposant de placer, sans autre étiquette, chaque mari à côté de sa femme. Sa motion fut accueillie à l’unanimité, moins une voix, celle de ma femme, qui, autant que je pus le voir, ne se trouvait pas tout à fait contente. Elle s’était attendue à avoir le haut bout de la table et le plaisir de découper. Sauf ce petit contre-temps, la gaieté de toute la compagnie ne peut se décrire. Eut-elle ce jour-là plus d’esprit que de coutume ? Je ne sais ; mais bien positivement elle rit de plus grand cœur ; ce qui est tout un. Je me rappelle plus particulièrement un plaisant quiproquo : Moïse tournait le dos à M. Willmot, quand le vieux gentleman but à sa santé. « Je vous remercie, madame, » répondit Moïse. Le vieillard, nous faisant un clin d’œil, prétendit qu’il pensait à sa maîtresse. À ce mot, je crus que les deux miss Flamborough allaient crever de rire.

Le dîner fini, je demandai, suivant ma vieille coutume, qu’on enlevât la table, pour avoir le plaisir de voir toute ma famille une fois encore réunie au coin du feu. Mes deux marmots étaient assis chacun sur un de mes genoux ; le reste des convives, chacun auprès de sa femme. Désormais, de ce côté de la tombe, je n’avais plus rien à désirer. Tous mes chagrins avaient disparu ; mon bonheur ne pourrait s’exprimer ; mon unique pensée devait être de montrer plus de reconnaissance encore dans la bonne fortune que de résignation dans l’adversité.