Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 31

Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 199-214).

CHAPITRE XXXI.

Bienfait payé avec usure.

Thornhill entra avec un sourire qui lui était assez habituel, et s’avança pour embrasser son oncle, mais il fut repoussé d’un air de dédain : « Pas de bassesse à présent, monsieur, lui dit le baronnet d’un ton sévère ; il n’y a, pour arriver à mon cœur, d’autre chemin que l’honneur ; mais ici, je ne vois que fausseté, lâcheté et tyrannie. Vous vous disiez l’ami de monsieur, je le sais ; comment se fait-il que le malheureux se voie si durement traité ?… Sa fille honteusement séduite pour prix de l’hospitalité qu’il vous a donnée ; lui-même jeté dans une prison, uniquement peut-être pour avoir paru trop sensible à cet outrage ; son fils enfin, auquel vous n’avez pas osé tenir tête en homme de cœur… »

Le jeune Squire l’interrompit : « Se peut-il donc que mon oncle m’accuse d’avoir reculé devant un crime que ses instructions continuelles m’ont seules fait éviter !

— Le reproche est juste ! Votre conduite en cette circonstance a été sage et louable, quoique pas tout à fait celle qu’eût tenue votre père. Oh ! oui, mon frère était l’honneur même ; mais vous… je le répète, votre conduite en cette circonstance a été parfaitement sage, et je l’approuve de tout mon cœur.

— Et le reste de ma conduite ne vous paraîtra pas, j’espère, plus blâmable. J’ai paru, avec la fille de monsieur, dans quelques lieux publics ; ce n’était que de la légèreté… la médisance n’a pas manqué de trouver un mot plus dur, et l’on a prétendu que j’avais débauché la jeune personne. Je suis allé moi-même chez le père ; je voulais lui donner tous les éclaircissements désirables ; je n’en ai reçu que des reproches et des insultes. Quant au reste, à sa réclusion, par exemple, dans cette maison, mon procureur et mon intendant vous en rendront meilleur compte que moi ; car je leur abandonne entièrement la conduite des affaires. Si monsieur a fait des dettes, s’il ne veut ou ne peut pas les payer, c’est leur affaire de poursuivre, comme ils l’ont fait, et je ne vois ni dureté ni injustice à se mettre en règle par les moyens qu’autorise la loi !

— Si les choses sont ce que vous les faites, je ne vois rien d’impardonnable dans vos torts. Il y aurait eu, de votre part, plus de générosité à ne pas laisser opprimer monsieur par des tyrans subalternes, mais vous avez été du moins dans votre droit.

— Monsieur ne peut pas me démentir sur un seul point ; je l’en défie, et plusieurs de mes gens peuvent attester ce que je dis. » Puis, comme je me taisais ; car, au fait, je ne pouvais le démentir : « Voilà, mon cher oncle, continua-t-il, mon innocence bien démontrée ! Sur votre prière, je consens à pardonner à monsieur tous ses torts envers moi ; mais je ne puis maîtriser l’indignation qu’excitent en moi ses efforts pour me faire perdre votre estime, et cela, quand son fils cherchait à m’ôter la vie ; c’est, je le déclare, chose si affreuse, que je suis décidé à laisser la loi suivre son cours. J’ai sur moi le cartel que l’on m’a adressé ; deux témoins l’attesteront. Un de mes gens a été dangereusement blessé, et, dût mon oncle m’en dissuader, ce qu’il ne fera pas, j’en suis bien sûr, je veux que justice soit faite dans l’intérêt de tous, et que l’assassinat soit puni.

— Monstre ! s’écria ma femme, n’êtes-vous pas déjà suffisamment vengé ? Vous faut-il encore mon pauvre fils pour victime ? Le bon sir William nous protégera, j’espère ; car George est innocent comme l’enfant qui vient de naître : il l’est, j’en suis sûre, et jamais il n’a fait de mal à âme qui vive.

— Madame, répondit le bon baronnet, votre intérêt pour lui ne peut être plus vif que le mien ; mais j’en suis désolé, son crime est trop évident, et si mon neveu persiste… » Jenkinson et les deux aides du geôlier entrèrent en ce moment, et toute notre attention se porta sur eux. Ils ramenaient un homme de haute taille, fort bien mis, et, de tout point, conforme au signalement déjà donné du misérable qui avait enlevé ma fille. « Le voici, cria Jenkinson, en le poussant dans la chambre ; le voici ! nous le tenons ; si jamais il y eut candidat pour Tyburn, c’est bien lui ! »

M. Thornhill, en apercevant le prisonnier et Jenkinson qui avait la main sur lui, sembla tressaillir et reculer d’effroi. La pâleur du remords lui couvrit le visage, et il allait sortir, quand Jenkinson, qui le devinait, l’arrêta : « Comment ! Squire, rougissez-vous de vos deux vieilles connaissances, Baxter et Jenkinson ? Voilà comme tous les grands oublient leurs amis ; mais j’y suis bien décidé, nous ne vous oublierons pas, nous ! Notre prisonnier, avec la permission de Votre Honneur, ajouta-t-il en se tournant vers sir William, a déjà tout avoué. Le gentleman qu’on disait si dangereusement blessé, le voici. C’est M. Thornhill qui, le premier, l’a jeté dans cette mauvaise affaire ; M. Thornhill qui lui a prêté l’habit que vous lui voyez, pour lui donner l’air d’un gentleman ; M. Thornhill qui lui a fourni la chaise de poste. Voilà ce qu’il déclare. D’après le plan arrêté entre eux, il devait, lui, mettre la jeune personne en lieu de sûreté, et, là, l’effrayer par des menaces. M. Thornhill surviendrait au même instant, comme par hasard ; ils se battraient un moment ; Baxter prendrait la fuite, et M. Thornhill aurait une magnifique occasion de se faire aimer de la jeune miss à titre de libérateur ! »

Sir William avait fréquemment vu cet habit porté par son neveu ; il se le rappela, et tout le reste se trouva, dans le plus grand détail, confirmé par le prisonnier lui-même. Sa conclusion fut que M. Thornhill lui avait souvent déclaré qu’il était amoureux des deux sœurs à la fois.

« Ciel ! s’écria sir William, quelle vipère j’ai nourrie dans mon sein. Et lui encore qui faisait l’homme si jaloux de voir justice se faire dans l’intérêt de tous ! mais on la lui fera. Monsieur le geôlier, assurez-vous de lui !… Un moment ; il n’y a pas, je le crains bien, de motif légal de l’arrêter. »

À ces mots, M. Thornhill supplia, du ton le plus humble qu’on puisse imaginer, que deux misérables de cette espèce ne fussent pas admis à déposer contre lui, mais que ses gens fussent interrogés. « Vos gens ! reprit sir William ; malheureux ! cessez de les appeler vos gens ! Mais, voyons un peu ce que ces gaillards-là ont à dire : qu’on appelle le maître d’hôtel ! »

Le maître d’hôtel, en entrant, eut bientôt reconnu, à l’air de son ancien maître, que le règne du Squire était passé. « Répondez, lui dit sir William d’un ton sévère, avez-vous jamais vu ensemble votre maître et ce drôle affublé d’un de ses habits ? — Oh ! mille fois, avec la permission de Votre Honneur ; c’est lui qui amenait toujours au Squire ses maîtresses !… » Le jeune Thornhill l’interrompit : « Comment ! devant moi… — Oui, devant vous et devant qui que ce soit ! Tout franc, monsieur Thornhill, je ne vous ai jamais ni aimé, ni approuvé, et peu m’importe ; je veux aujourd’hui vous donner un échantillon de ma façon de penser. — Maintenant, reprit Jenkinson, dites à Son Honneur si vous savez quelque chose sur mon compte ! — Impossible de dire que je sache de vous rien de bien bon. La nuit où la fille de monsieur fut amenée au château, vous étiez de la partie ! — Vraiment ! s’écria sir William, le beau témoin à décharge que vous nous produisez là ! vous faites honte à l’humanité ! s’associer à de pareils misérables ! » Puis, continuant son interrogatoire : « Vous me dites, monsieur le maître d’hôtel, que c’est monsieur qui lui a amené la fille de ce vieillard !… — Non, avec la permission de Votre Honneur, monsieur ne l’a point amenée ; car le Squire s’en est lui-même chargé. Monsieur a amené le prêtre qui a été censé les marier ! — Il n’est que trop vrai ! dit Jenkinson, je ne puis le nier ; c’est le rôle qui m’avait été donné ; je l’avoue à ma honte.

— Bon Dieu ! s’écria le baronnet ; que d’infamie ! chaque nouvelle révélation me fait trembler ! Son crime est à présent trop bien démontré ; toutes ses poursuites n’ont été que violences, lâcheté, vengeance. À ma requête, monsieur le geôlier, élargissez ce jeune officier, votre prisonnier en ce moment. Je prends sur moi toutes les conséquences. Je me charge de présenter, sous son vrai jour, toute cette affaire au magistrat, mon ami, qui a décerné contre lui un mandat d’amener ! Mais la jeune fille elle-même ! où est-elle, l’infortunée ? qu’on la fasse venir pour la confronter avec ce misérable ! Il me tarde de savoir par quelles ruses il l’a séduite. Qu’on l’amène ! où est-elle ?

— Ah ! monsieur, cette question me déchire le cœur. J’ai eu le bonheur d’avoir une fille ; mais ses malheurs… » Ici, nouvelle interruption. Qui venait d’entrer ?… Miss Arabella Wilmot, que M. Thornhill devait épouser le lendemain. Rien ne peut égaler sa surprise de se trouver là, en présence de sir William et de son neveu ; car le hasard seul l’amenait. Elle traversait la ville avec son vieux père, pour se rendre chez sa tante qui avait exigé que son mariage avec M. Thornhill se fît chez elle ; et, pour se rafraîchir, ils venaient d’entrer dans une auberge à l’autre bout de la ville. D’une des fenêtres de cette auberge, la jeune lady avait, par hasard, aperçu un de nos deux jeunes enfants qui jouait dans la rue ; elle avait à l’instant chargé un de ses gens de lui amener l’enfant, et venait d’apprendre par lui une partie de nos malheurs ; mais elle ignorait encore que M. Thornhill en fût la cause. Nous visiter dans une prison !… son père avait eu beau lui représenter l’inconvenance d’une pareille démarche, toutes ses représentations avaient été inutiles ; elle avait prié l’enfant de la conduire, l’enfant avait obéi, et voilà comment elle nous surprenait dans une circonstance si imprévue.

Je ne puis passer outre sans faire une réflexion sur ces rencontres toutes fortuites, qui, bien qu’elles se reproduisent tous les jours, ne nous surprennent guère que dans des occasions extraordinaires. À combien de hasards ne devons-nous pas chaque plaisir, chaque douleur de la vie ! Que d’accidents, du moins en apparence, dont la combinaison est indispensable pour que nous soyons vêtus ou nourris ! Il faut que le paysan veuille bien travailler, que la pluie tombe, que le vent enfle la voile du marchand, ou des milliers d’hommes manqueront du nécessaire !

Nous demeurâmes tous muets un moment. Il y avait, dans le regard de ma charmante élève (c’est le nom que je donnais habituellement à la jeune lady), un mélange de compassion et de surprise qui prêtait un nouveau charme à sa beauté. « Mon cher monsieur Thornhill, dit-elle au Squire, qu’elle supposait en ce lieu pour nous secourir et non pour nous accabler, je vous en veux un peu d’être venu ici sans moi, et de ne m’avoir jamais dit un mot de la situation d’une famille qui nous est si chère à tous les deux. Vous savez que j’aurais été aussi heureuse que vous de soulager mon vieux et respectable maître. Mais, je le vois, comme votre oncle, vous trouvez du plaisir à faire le bien en secret !

— Lui ! du plaisir à faire le bien !… s’écria sir William en l’interrompant ; non, ma chère ; ses plaisirs sont aussi vils que lui-même. Vous voyez en lui, madame, le scélérat le plus complet qui ait jamais déshonoré l’humanité ; un misérable qui, après avoir abusé de la fille de ce pauvre vieillard, après avoir attenté à l’innocence de sa sœur, a jeté le père en prison, et le fils aîné dans les fers parce qu’il a eu le courage de demander raison au fléau de sa famille. Permettez-moi, madame, de vous féliciter d’avoir échappé aux embrassements d’un pareil monstre !

— Bonté divine ! s’écria l’aimable fille, combien on m’a trompée ! M. Thornhill m’a donné comme certain que le fils aîné de monsieur, le capitaine Primrose, venait de se marier et de partir pour l’Amérique avec sa femme.

— Ma chère miss, répondit ma femme, il ne vous a dit que des mensonges. George n’a jamais quitté le royaume, et n’a jamais été marié. Quoique vous l’ayez oublié, il vous a toujours trop aimée, lui, pour penser à une autre, et je lui ai entendu dire qu’il voulait, par amour pour vous, mourir garçon. » Puis elle se mit à s’étendre sur la sincérité de la passion de son fils ; elle présenta, sous son vrai jour, le duel de George avec M. Thornhill, et, après une rapide digression sur les débauches du Squire et ses prétendus mariages, elle termina par d’insultantes railleries sur sa lâcheté.

« Grand Dieu ! reprit miss Wilmot, que j’ai été près de ma perte, et que j’ai de joie d’y avoir échappé ! Monsieur m’a fait cent mille mensonges ; il est parvenu enfin à me persuader que mes promesses au seul homme pour lequel j’eusse de l’estime ne m’engageaient plus, depuis qu’il avait été lui-même infidèle. Ce sont ces mensonges qui m’ont amenée à détester un homme aussi brave que généreux. »

Pendant cette explication, George avait été débarrassé des entraves de la justice ; car on venait de reconnaître que le prétendu blessé n’était qu’un imposteur. Jenkinson, qui lui avait servi de valet de chambre, avait arrangé ses cheveux, et lui avait fourni tout ce qu’il fallait pour se présenter convenablement. Il entra, revêtu de l’élégant uniforme de son régiment. Sans vanité (Je suis au-dessus de cette faiblesse), c’était le plus joli cavalier qui eût jamais porté l’habit militaire. En entrant, il fit de loin, à Miss Willmot, un salut respectueux ; car il ne connaissait pas le changement que venait d’opérer en sa faveur l’éloquence de sa mère. La jeune fille rougit, et aucune convenance ne put tenir contre l’impatience d’obtenir son pardon. Ses larmes, ses regards, tout révélait sa douleur d’avoir oublié sa promesse, de s’être laissée duper par un imposteur. George semblait stupéfait de tant d’humiliation, et ne pouvait y croire. « Tout ceci, madame, n’est qu’une illusion. Je n’ai jamais mérité tant d’intérêt. Vous posséder !… Oh ! c’est pour moi trop de bonheur. — Non, monsieur ; on m’a trompée, indignement trompée ! Sans cela, rien n’eût jamais pu me faire violer ma promesse. Vous connaissez mon amitié pour vous ; vous la connaissez depuis longtemps. Pardonnez-moi ce que j’ai fait. Vous avez eu jadis mes premiers serments de constance ; je vais vous les répéter ; et soyez bien sûr que si votre Arabella ne peut être à vous, elle ne sera jamais à un autre !… — Oh ! non, jamais à un autre ! répéta sir William, pour peu que j’aie de crédit sur votre père. »

Ce mot fut un trait de lumière pour Moïse. Courant aussitôt à l’auberge où se trouvait le vieux gentleman, il lui conta tout ce qui venait de se passer. Au même moment, M. Thornhill, voyant bien que, de toutes parts, il était perdu, et sentant qu’il n’avait plus rien à attendre de la flatterie et de la dissimulation, en conclut que, pour lui, le meilleur parti était de faire volte-face, et de tenir tête à l’ennemi. Jetant donc de côté toute honte, et se montrant dans toute l’audace de l’infamie : « Je vois, dit-il, que je ne dois point attendre de justice ici ; mais, j’y suis bien décidé, justice me sera faite. » Puis se tournant vers sir William : « Vous saurez, monsieur, que je ne suis plus à votre merci ; je me moque de vos bienfaits. Rien au monde ne peut m’ôter la fortune de miss Wilmot, qui, grâce à l’économie de son père, est assez considérable. Mon contrat, la promesse de sa fortune, sont signés ; elle est à moi. Ce que je voulais dans ce mariage, c’était sa fortune, non sa personne. J’ai l’une ; prenne l’autre qui voudra.

C’était un coup terrible. Sir William sentit toute la justesse de la prétention de son neveu ; car il avait lui-même contribué à la rédaction du contrat. Miss Wilmot comprit bien que sa fortune était perdue sans ressource. Se tournant vers mon fils : « Cette perte, lui dit-elle, m’ôte-t-elle de mon prix à vos yeux ? Si je n’ai plus de fortune à offrir, du moins puis-je disposer de ma main.

— Votre main, madame, répondit son véritable amant, est effectivement, la seule chose dont vous ayez pu jamais disposer ; c’est au moins la seule qui, selon moi, doive être acceptée. Je le jure, mon Arabella, par ce qu’il y a de plus saint au monde, la perte de votre fortune double en ce moment mon bonheur ; car elle me permet de prouver à ma douce amie la sincérité de mon attachement. »

M. Wilmot entra au même instant. Heureux de voir sa fille hors de danger, il consentit sans peine à la rupture du mariage. Mais, quand il apprit que M. Thornhill, à qui elle avait, par obligation formelle, donné sa fortune, refusait de la rendre, son désappointement fut extrême. Il vit que tout ce qu’il possédait allait enrichir un homme qui n’avait rien lui-même. Thornhill, un misérable ! il aurait pu supporter cette idée ; mais ne pas trouver une fortune égale à celle de sa fille !… c’était pour lui un véritable supplice. Il resta donc quelques minutes absorbé dans ces douloureuses réflexions. Sir William essaya de le consoler. « Je dois l’avouer, monsieur, lui dit-il, votre mésaventure ne me chagrine qu’à demi ; votre soif immodérée de richesses est en ce moment justement punie. Si votre fille ne peut plus être riche, il lui reste assez pour être heureuse. Ce jeune et brave officier veut bien la prendre sans fortune. Ils se sont longtemps aimés. Ami de son père, je ne puis manquer de m’intéresser à son avancement. Renoncez donc à cette avidité qui ne peut vous valoir que des mécomptes ! et, une bonne fois, accueillez le bonheur qui s’offre à vous.

— Sir William, répondit le vieux gentleman, soyez-en bien sûr, je n’ai jamais contrarié l’inclination de ma fille ; je ne le ferai point aujourd’hui. Si elle aime encore ce jeune homme, qu’elle l’épouse ; j’y consens de tout mon cœur. Grâce au ciel, il me reste encore de la fortune, et votre bienveillance l’accroîtra. » Puis, s’adressant à moi : « Que mon vieil ami s’engage seulement à assurer six mille livres sterling à ma fille, dans le cas où il retrouverait sa fortune, et, tout le premier, je suis prêt à les unir ce soir même. »

Le bonheur du jeune couple ne dépendait plus que de moi ; je me hâtai d’assurer à miss Wilmot ce que son père demandait. Pour un homme qui comptait aussi peu que moi sur un retour de fortune, il n’y avait pas grand mérite. Nous eûmes donc le plaisir de voir les deux jeunes gens se jeter dans les bras l’un de l’autre. « Après tous mes malheurs, s’écria George, me voir ainsi récompensé ! C’est plus que je n’eusse jamais pu attendre. Tant de bonheur après tant de souffrance ! Mes plus ardents désirs ne fussent jamais allés jusque-là ! — Oui, mon cher George, répondit son aimable fiancée, que le misérable garde ma fortune ; puisque vous êtes heureux sans elle, moi aussi, je suis heureuse. Quel échange je viens de faire !… le plus vil des hommes contre le plus cher, le meilleur. Qu’il jouisse de notre fortune ! je puis maintenant être heureuse, même dans l’indigence. — Et moi, répliqua le Squire, avec un sourire infernal, je vais être, je vous le promets, fort heureux avec ce dont vous faites fi !

— Doucement ! doucement ! s’écria Jenkinson ; il y a deux mots à dire à tout ceci. Quant à la fortune de miss Wilmot, monsieur, vous n’en toucherez pas un liard. » S’adressant alors à sir William : « Le Squire je vous prie, peut-il garder la fortune de madame, s’il est marié à une autre ? — Pouvez-vous me faire une question aussi niaise ? Non certainement, il ne le peut pas ! — J’en suis fâché ; nous avons, le Squire et moi, fait ensemble bien des folies, et j’ai pour lui de l’amitié ; mais je dois le déclarer : aussi vrai que je l’aime, son contrat ne vaut pas un fouloir de pipe ; car il est déjà marié. — Tu en as menti, misérable ! répondit le Squire, qui parut furieux de cette insulte ; jamais je n’ai été légalement marié ! — J’en demande pardon à Votre Honneur ; vous l’êtes, et vous payerez, j’espère, de toute votre amitié cet honnête Jenkinson, qui vous ramène votre femme. Je ne demande à la curiosité de la compagnie que quelques minutes, et je vais la lui montrer. » À ces mots, il sortit avec sa prestesse habituelle, et nous laissa dans l’impossibilité de former sur ses projets une conjecture vraisemblable. « Oh ! qu’il aille ! s’écria le Squire ; quoi que j’aie pu faire, ici du moins je le défie. Je suis trop vieux à présent pour qu’on m’intimide avec des farces.

Je m’y perds, dit le baronnet ; quelle peut être la pensée de ce gaillard-là ? Quelque mauvaise plaisanterie, je suppose. — Peut-être, répondis-je, quelque chose de plus sérieux. Si nous songeons aux mille ruses dont monsieur s’est servi pour tromper l’innocence, peut-être un plus rusé que lui a-t-il enfin trouvé le moyen de le tromper à son tour. Sur tant de malheureux par lui ruinés, sur tant de pères qui pleurent en ce moment l’infamie et le déshonneur par lui imprimés à leur famille, il ne serait pas étonnant que…… Ô surprise ! ma fille que j’avais perdue ! Est-ce bien elle que je vois ! Oui, oui, ma vie, mon bonheur ! Je te croyais perdue, mon Olivia, et je te revois encore ! et tu vivras pour me rendre heureux ! » Les plus brûlants transports de l’amant le plus passionné ne sont pas plus vifs que les miens, quand je vis Jenkinson paraître avec mon enfant, quand je serrai dans mes bras ma fille, dont le silence seul disait toute l’émotion. « M’es-tu bien rendue, chère enfant, repris-je, pour consoler ma vieillesse ! — Oui, bien rendue, répondit Jenkinson ; et ayez pour elle toute espèce d’égards ; car elle est toujours votre digne fille, aussi vertueuse femme qui soit ici, quelle qu’elle puisse être. Quant à vous, Squire, aussi sûr que vous êtes là, cette jeune dame est votre légitime épouse ; et, pour preuve que je dis la vérité, voici l’autorisation en vertu de laquelle vous avez été mariés. » En même temps, il remit l’autorisation au baronnet, qui la lut, et la trouva parfaitement régulière sur tous points. « Maintenant, messieurs, ajouta-t-il, je vous vois bien étonnés de tout ceci ; mais deux mots seulement, et tout va s’expliquer. L’illustre Squire, ici présent, pour lequel j’ai la plus vive amitié (ceci tout à fait entre nous), m’a parfois confié d’étranges petites affaires pour son compte. Par exemple, il m’avait chargé de lui procurer une fausse autorisation et un faux prêtre, pour tromper cette jeune dame. Moi, son ami intime, qu’ai-je fait ? Tout bonnement, je lui ai fourni une véritable autorisation et un prêtre véritable, et je les ai mariés aussi solidement que qui que ce soit au monde. Peut-être allez-vous croire que c’était de ma part acte de délicatesse. Pas du tout ; je le confesse à ma honte, ma seule pensée était de garder l’autorisation, de signifier au Squire que je pourrais, en temps utile, faire contre lui la preuve que je viens de lui administrer, et le mettre à ma discrétion toutes les fois que j’aurais besoin d’argent. »

Une bruyante allégresse remplissait mon étroite cellule ; elle parvint jusqu’à la salle commune ; les détenus eux-mêmes y prirent part.

.... Et ils secouèrent leurs chaînes, dans les transports d’une sauvage harmonie !

Le bonheur s’épanouissait sur chaque figure ; les joues mêmes d’Olivia semblaient colorées par le plaisir. Retrouver ainsi, tout à la fois, réputation, amis, fortune, c’en était assez pour arrêter chez elle les progrès du mal, et lui rendre sa santé, sa vivacité première ; mais il n’était pas de joie, peut-être, plus sincère que la mienne. Serrant toujours dans mes bras ma fille chérie, je demandais à mon cœur si ces transports n’étaient pas une illusion ; puis m’adressant à Jenkinson : « Comment avez-vous pu, lui dis-je, comment avez-vous pu ajouter encore à mes malheurs, par la fable de sa mort ? Mais peu importe ; le plaisir de la retrouver compense, et au delà, la douleur de sa perte.

— À cette question, répondit Jenkinson, la réponse est bien facile ; je sentais bien que le seul moyen de vous tirer de prison était votre soumission au Squire, et votre consentement à son mariage avec miss Wilmot. Mais, ce consentement, vous aviez juré de ne jamais le donner tant que votre fille vivrait. Il n’y avait donc pas d’autre moyen d’amener les choses à bien, que de vous faire croire qu’elle était morte. Je décidai votre femme à m’aider à vous tromper, et, jusqu’ici, nous n’avions pas trouvé d’occasion de vous désabuser. »

Dans toute la compagnie, il n’y avait plus que deux figures sur lesquelles la joie ne brillât point. L’assurance de M. Thornhill l’avait complétement abandonné. Il voyait le gouffre de l’infamie et de la misère s’ouvrir devant lui, et il tremblait d’y tomber. Tout à coup il se précipita aux genoux de son oncle, et, avec les accents d’un désespoir déchirant, il implora sa pitié. Sir William allait le repousser. À ma prière, il le releva, et, après une pause de quelques instants : « Vos vices, vos crimes, votre ingratitude, lui dit-il, ne méritent aucun égard ; et pourtant vous ne serez pas tout à fait abandonné ; on vous allouera ce qu’il vous faut pour subvenir à vos besoins, non à vos folies. Cette jeune dame, votre femme, aura la propriété du tiers de la fortune dont vous avez déjà joui, et sa tendresse pourra seule vous donner droit, pour l’avenir, à des allocations extraordinaires. » Le jeune Squire allait, dans un remercîment apprêté, protester de sa reconnaissance pour tant de bonté ; mais le baronnet l’arrêta, en lui enjoignant de ne point aggraver sa bassesse qui n’était déjà que trop éclatante ; puis il lui ordonna de se retirer, et de choisir, entre tous ses gens, celui qui lui conviendrait le mieux, le seul qui lui serait accordé pour son service.

Le Squire parti, sir William s’approcha très-poliment de sa nouvelle nièce, et, avec, un sourire, il lui offrit ses vœux pour son bonheur. Miss Wilmot et son père en firent autant ; ma femme, après eux, embrassa tendrement sa fille, heureuse, ce furent ses propres termes, de la voir maintenant honnête femme. Vint ensuite le tour de Sophie et de Moïse ; Jenkinson, notre bienfaiteur, demanda à être admis au même honneur. Notre bonheur semblait au comble. Sir William, dont le plus grand plaisir était de faire le bien, promenait autour de lui ses regards où rayonnait tout l’éclat du soleil. La joie brillait dans tous les yeux, excepté dans ceux de Sophie, qui, pour un motif que nous ne pouvions deviner, ne semblait pas parfaitement heureuse. Le baronnet s’en aperçut. « Tout le monde ici, sauf une personne ou deux, dit-il en souriant, me semble parfaitement content ; il ne me reste plus qu’un acte de justice à faire. » Puis, se tournant vers moi : « Vous savez, monsieur, ce que nous devons tous deux à M. Jenkinson. Il est juste que, tous deux, nous reconnaissions ses bons offices. Miss Sophie, j’en suis sûr, le rendra fort heureux. Je lui donne pour dot cinq cents livres sterling, avec lesquelles je ne doute pas qu’ils ne puissent vivre fort à l’aise. Allons, miss Sophie, que dites-vous de ce mariage de ma façon ? Voulez-vous de Jenkinson ? » À cette affreuse proposition, ma pauvre fille faillit s’évanouir dans les bras de sa mère. « Jenkinson ! monsieur, répondit-elle, d’une voix faible ; non, monsieur, jamais ! — Comment ! reprit sir William, ne pas vouloir de Jenkinson, votre bienfaiteur, un garçon jeune, bien tourné, avec cinq cents livres sterling et de belles espérances ! — Je vous en supplie, monsieur, répliqua Sophie, qu’on entendait à peine, renoncez à ce projet ; ne faites pas mon malheur ! — Vit-on jamais entêtement pareil ! Refuser un homme auquel votre famille a tant d’obligations, qui a sauvé votre sœur, qui vous donne cinq cents livres sterling ! Comment ! ne pas vouloir de lui !… — Non, monsieur, répondit-elle d’une voix irritée, je mourrai plutôt ! — En ce cas, si vous ne voulez point être à lui, il faut, je le vois bien, que vous soyez à moi ! » Puis, la pressant dans ses bras : « Ô la plus aimable, la meilleure des filles, avez-vous pu croire jamais que votre bon Burchell fût capable de vous tromper, ou que sir William Thornhill dût cesser jamais d’apprécier une amie qui ne l’a aimé que pour lui-même ? J’ai, pendant quelques années, cherché une femme qui, sans tenir compte de ma fortune, pût me trouver quelque mérite comme homme. Après avoir vainement cherché, même parmi les sottes et les laides, combien doit me sembler douce la conquête de tant de sens et de céleste beauté ! » S’adressant alors à Jenkinson : « Impossible, mon cher, de rompre avec cette jeune personne ; car elle a pris un caprice pour ma figure. Tout ce que je puis faire, c’est de vous donner la dot que je lui destinais. Vous pouvez, demain, vous faire compter par mon intendant cinq cents livres. »

Nos compliments recommencèrent de plus belle, et, à la ronde, ce fut pour lady Thornhill même cérémonie que pour sa sœur. Au même instant, le valet de chambre de sir William nous annonça que les équipages étaient là pour nous conduire à l’hôtel, où tout avait été disposé pour nous recevoir. Ma femme et moi, nous ouvrîmes la marche, et nous quittâmes ce sombre asile de la douleur. Le généreux baronnet donna l’ordre de distribuer aux détenus quarante livres sterling. M. Wilmot, entraîné par l’exemple, en donna vingt. Nous fûmes accueillis, à la porte de la prison, par les villageois. Dans la foule j’aperçus deux ou trois de mes bons paroissiens ; je leur serrai affectueusement la main, et ils nous accompagnèrent jusqu’à notre hôtel, où un somptueux repas nous attendait. Une abondante distribution de vivres moins recherchés fut faite à la populace.

Les alternatives de plaisir et de douleur par lesquelles je venais de passer dans cette journée m’avaient épuisé. Le souper fini, je demandai la permission de me retirer, et je laissai la compagnie dans l’ivresse de la joie. Dès que je me vis seul, mon cœur s’épancha en actions de grâces au dispensateur de la joie aussi bien que du chagrin ; et puis je m’endormis jusqu’au lendemain d’un sommeil paisible.