Traduction par Stéphane Mallarmé.
Les Poèmes d’Edgar PoeLéon Vanier, libraire-éditeur (p. 25-28).
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LE VER VAINQUEUR




Voyez ! c’est nuit de gala dans ces derniers ans solitaires ! Une multitude d’anges en ailes, parée du voile et noyée de pleurs, siège dans un théâtre, pour voir un spectacle d’espoir et de craintes, tandis que l’orchestre soupire par intervalles la musique des sphères.

Des mimes avec la forme du Dieu d’en haut chuchotent et marmottent bas, et se jettent ici ou là, — pures marionnettes qui vont et viennent au commandement de vastes choses informes, lesquelles transportent la scène de côté et d’autre, secouant de leurs ailes de Condor l’invisible Malheur.

Ce drame bigarré — oh ! pour sûr, on ne l’oubliera, avec son Fantôme à jamais pourchassé par une foule qui ne le saisit pas, à travers un cercle qui revient toujours à une seule et même place ; et beaucoup de Folie et plus de Péché et d’Horreur font l’âme de l’intrigue.

Éteintes ! — éteintes sont les lumières, — toutes éteintes ! et, par-dessus chaque forme frissonnante, le rideau, drap mortuaire, descend avec un fracas de tempête, et les anges, pallides tous et blêmes, se levant, se dévoilant, affirment que la pièce est la tragédie l’Homme : et son héros, le Ver Vainqueur.

Mais voyez, parmi la cohue des mimes, faire intrusion une forme rampante ! quelque chose de rouge sang qui sort, en se tordant, de la solitude scénique ! Se tordant, — se tordant, avec de mortelles angoisses, — les mimes deviennent sa proie et les séraphins sanglotent de ces dents d’un ver imbues de la pourpre humaine.