Adolphe Delahays, éditeur (p. 347-361).

XXVIII.

La Pièce d’or.

Robert n’avait point oublié cette nuit épouvantable passée dans la chambre de Mme de Lormont. Il s’en souvenait d’autant mieux que, sa passion s’étant éteinte, il ne lui restait plus pour cette femme qu’un sentiment indéfinissable flottant entre l’aversion et le mépris.

Rolleboise arriva le matin au château des Chutes. Lodore était levé. Sans proférer une parole, l’Anglais fit signe au voyageur de le suivre. Après avoir longé quelques couloirs, il ouvrit une porte.

M. de Rolleboise, donnez-vous la peine d’entrer, voici votre appartement.

Robert étant entré, son conducteur ferma la porte et s’en retourna. Bien qu’il fit déjà grand jour, la pièce où se trouvait le jeune homme était obscure à cause du déploiement des rideaux des fenêtres. Il distingua un lit.

Au bruit causé par la porte, les tentures s’agitèrent et une voix effrayée s’écria :

— Qui est là !… N’approchez pas ou je me tue !…

Mais saisie d’étonnement la voix se tut. Puis, après un moment de silence entre ces deux personnages, l’un debout, l’autre couché, l’un jeune homme, l’autre jeune femme, cette dernière s’écria de nouveau :

— Comment, M. de Rolleboise, vous ici !… Mais, alors, me direz-vous où je suis, ce qu’on prétend me faire, pourquoi on m’a enlevée. Ah ! mon Dieu, mais c’est peut-être vous qui avez fait tout cela… Parlez-moi donc, monsieur, car cela me rend folle !…

Mathilde presque égarée par la frayeur, ne pensait nullement à sa position en face de cet homme qui l’avait aimée. La gorge, les bras demis-nus elle se tenait haletante penchée sur le bord de la couche. Ce désordre bien loin de troubler Robert, le fit simplement sourire. Il vint s’asseoir très calme sur un siège placé près du lit.

— Vous me demandez, madame, où vous êtes. Vous êtes dans ma chambre. Est-ce que cela vous étonne ? Allez-vous à ma vue vous prendre d’épouvante !… Eh ! mon Dieu, je vous ai trouvée, cependant, dans une circonstance à peu près semblable, un soir qu’un homme entrait dans votre appartement, beaucoup plus sobre d’exclamations.

— Mais, que me dites vous là, M. de Rolleboise !…

— Vous rappelez-vous, madame, cette belle soirée que j’eus l’honneur de passer auprès de vous, il y a deux ans, au Hâvre. Ah ! je vous aimais bien alors !… Toute la nuit, une nuit sans sommeil, je rêvais de vous. Car, vous voyant auprès de ce vieillard, votre mari, je vous considérais un peu comme une enfant. Je vous adorais comme une vierge… N’est-ce pas, pendant que je rêvais ainsi, vous, blanche et calme, vous reposiez tranquille, vous sommeilliez sans songes, et une simple pensée qui se fût reportée vers moi eût terni la candeur de votre ame. N’est-ce point vrai, Mathilde ?

— Pourquoi me parlez-vous ainsi.

— Pourquoi ?… parce que toute cette nuit dont je vous parle, je l’ai passée dans votre chambre… parce que cette nuit personne ne coucha dans les lits préparés pour M. de Bassens et pour moi… parce que cette nuit M. de Bassens coucha dans le vôtre… parce que si je veux aujourd’hui, je peux prendre ma revanche !…

— Malheureux, que dites-vous, ce M. de Bassens, je puis l’avouer aujourd’hui…

— Est votre amant, je le sais.

M. de Bassens, n’est pas mon amant, monsieur, car je suis sa femme !… dit Mathilde en se redressant fière sur sa couche.

— Votre mari… comment, et M. de Lormont.

M. de Lormont est mon beau-père. À l’époque où je vous rencontrai, mon mari, par des événements qui vous sont inconnus sans doute, était obligé de quitter incognito la France. Il voyageait sous un faux nom. Voilà la vérité, monsieur. Certainement, il y a de terribles corrélations entre certains individus à qui, je le vois, vous avez accordé toute confiance, et moi. Peut-être, pourrai-je vous en dire plus dans une autre circonstance ; mais aujourd’hui, monsieur, je vous en supplie, sauvez moi !… Ramenez moi à mon mari !…

Robert demeurait pensif. Non qu’il balançât un instant à prendre le parti de cette femme, mais effrayé et tout ahuri du nouveau drame qu’il voyait surgir devant lui. Ce pauvre jeune homme aspirait au calme de la vie de tout le monde, et il avait bien raison. Il sonna.

— On va vous habiller, madame ; je reviens vous prendre dans un quart d’heure.

Hannah, la femme de chambre entra toute bouleversée :

— Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle en violant tout à fait l’étiquette anglaise, ah ! mon Dieu, je ne sais ce qui se passe ici !… Mylady a disparu ; et j’ai toute la nuit entendu du bruit dans l’appartement de mylord.

Robert sortit. Dix minutes après il rentrait effaré.

— Madame, cette maison est maudite, fuyons !…

— Robert, sur votre honneur, je peux vous suivre !…

— Sur mon honneur, vous pouvez vous fier à moi, pour le vôtre, vous le devez.

Ils sortirent. Les couloirs, les escaliers étaient déserts ; ils ne rencontrèrent personne sur leur passage. Il pouvait être neuf ou dix heures de la matinée.

À peine avaient-ils franchi la dernière porte des cours, qu’ils aperçurent sur la route un individu qui venait vers eux. Plus Robert approchait, plus il croyait reconnaître ce visage. Aussi, s’écria-t-il à proche distance.

— Je ne me trompe pas, c’est le vicomte de Saint-Loubès.

— Lui-même, M. de Rolleboise. Où portez-vous vos pas si matin ?… Ah ! je reconnais madame !… Mme de Lormont acceptez mes salutations respectueuses.

— Mon cher ami, nous fuyons.

Le vicomte soubresauta. En effet, je dois rappeler au souvenir de mon lecteur, les tendances de ce personnage que j’avais complètement perdu de vue, et dont le portrait se trouve aux premières feuilles de ce livre.

— Ah ! M. de Rolleboise, ceci est une mauvaise plaisanterie ! Comment, je voyage tranquillement en Écosse, comme le premier bourgeois venu, et je vous rencontre au beau milieu des champs avec Mme de Lormont ; je vous demande où vous allez, et vous répondez que vous fuyez !… Ah ! monsieur, c’est une méchanceté.

— Nous nous expliquerons plus tard. Écoutez, vicomte, comment voyagez-vous en Écosse ?

— Mais, dans ma voiture. Elle m’attend là-bas. Car, enfin, il faut bien vous l’avouer, il m’arrive de très vilaines aventures aujourd’hui.

— Eh bien ! ces aventures vous nous les direz plus tard. Allons vite dans votre voiture et partons.

— Ah çà, vous m’étourdissez !… Je ne veux pas, entendez-vous, me jeter dans ces vieux moyens romantiques !… Je ne le veux pas !… En effet, ce serait joli !… À peine serions-nous en route que vous m’avoueriez qu’on nous poursuit, on forcerait les chevaux, on briserait ma chaise de poste, chapitre complet, en un mot !… Non, non, monsieur !… D’ailleurs, j’ai affaire à cette maison. Une très sotte affaire !… Et, vraiment, je crois que votre voisinage, M. de Rolleboise, influe terriblement sur moi ! En effet, depuis un mois, je voyage sans encombres. Je ne rencontre aucun paysage extraordinaire, on ne me dit pas de légendes, je dîne dans les hôtels aussi bien que partout, il ne m’arrive pas le moindre événement, lorsque ce matin, je ne sais quel malin génie m’a porté vers les Chutes de la rivière qui passe ici, la Clyde, je crois, à un endroit qu’on nomme Stonebyres. Tout en regardant l’écume de l’eau, n’ai-je pas aperçu à découvert, entre deux roches, la cadavre d’une femme !…

— Ah ! mon Dieu, je sais qui c’est !…

— Ah ! alors, vous allez me dire que c’est vous qui l’avez noyée !… Au fait, je préfère en rester là, je retourne à ma voiture. Et puis, j’en ai parlé à un paysan qui se trouvait sur les lieux à pêcher. Il ne s’est nullement ému, et m’a dit que c’était toujours ainsi lorsqu’on venait habiter le château ; ce sont des vampires, assure-t-il. Je n’y comprends rien, je m’échappe !…

Le pauvre vicomte s’exprimait sur un ton désolé qui, certainement eut beaucoup amusé ses interlocuteurs s’ils se fussent trouvés en d’autres dispositions.

— Et vous avez bien raison, mon cher ami, de vouloir retourner sur vos pas !… Vous parlez de notre première rencontre.

— Oui, à Bazas, où ce maudit voyageur se mit à nous conter des histoires !…

— Eh bien ! ce voyageur est dans ce château.

— Bon !…

— Vous vous rappelez sans doute que son chien le mordit.

— Oui, il le nommait Mont-Dore.

— Eh bien, il est enragé par suite de cette morsure. N’y allez pas, vous seriez mordu !…

— Mon cher de Rolleboise, je ne comprends rien à tout ce que vous me dites !… Laissez-moi voyager tranquille, votre présence me trouble… Adieu !

— Comment, adieu ! mais vous allez nous conduire loin d’ici… On ne laisse pas ses amis ainsi au milieu des champs !…

M. de Saint-Loubès s’apprêtait à s’exclamer de nouveau, mais son ami le prit par le bras et l’entraîna malgré lui vers sa voiture. Le vicomte se résigna. Aussi bien avait-il hâte de quitter un pays où il se passait des choses tellement extraordinaires. Lorsqu’ils furent tous les trois assis, le cocher attendant pour partir l’ordre de son maître, celui-ci se tourna vers son ami Robert et sa compagne.

— Où désirez-vous fuir ?

— Au fait, observa Rolleboise, je ne sais. Madame, où allons nous ?

— Rejoindre mon mari,

— Où est-il ?

— Mais, lorsqu’on m’a enlevée de ma voiture nous étions sur la route d’Édimbourg. Peut-être s’est-il arrêté avant ; car il doit remuer ciel et terre pour me faire retrouver. Allons à Édimbourg, là nous apprendrons sans doute quelque chose.

Une heure après, les trois voyageurs arrivaient à Lanark où ils déjeunèrent sans aucun incident, ce qui contribua un peu à tranquilliser le vicomte. Le même soir ils atteignaient la capitale de l’Écosse.

Édimbourg, par les tendances littéraires de ses habitants, est une ville toute française. Il n’est pas dans cette cité une jeune miss un peu rêveuse qui ne mette au jour un joli volume jaune orné d’une intitulation nébuleuse, il n’est pas un nubile homme qui n’écrive un livre de légendes, il n’est pas un esprit sérieux qui ne rédige une revue. Les niais, les cerveaux bourgeois, ceux qui ne savent pas rimer, ceux-là font autre chose. Ils inventent des religions ou ils élèvent des faucons. On ne dirait jamais le grand nombre de religions que produisent les iles britanniques.

Les trois voyageurs s’arrêtèrent dans un des somptueux hôtels de Princess-street, presque en face du monument élevé à Walter-Scott. Après leur dîner, qui consista simplement en un roastbeef de quarante livres au moins, que deux garçons desservirent avec peine, un jambon d’York et un saumon monstrueux, puis un énorme pâté de beefsteak, le vicomte presque indigéré quitta le parlour.

Robert, laissé seul avec Mme de Lormont, marcha un moment dans la salle, puis se plaça à la fenêtre. Machinalement, il porta son regard Sur le magnifique amphithéâtre de la vieille ville, sur ces hautes maisons percées de douze et quinze étages, toutes brillantes de lumières, sur l’imprenable château se dressant sombre sur le ciel comme une montagne. Mathilde se tenait rêveuse en face du foyer, ses yeux imprudemment fixés sur les blanches braises. L’inévitable bouilloire, avec son cou de cigogne, caquetait toujours en se chauffant les flancs. L’un et l’autre, le jeune homme et la jeune femme, ressentaient une certaine gêne ensemble. Robert referma les croisées, car l’air froid devenait incommode, et alla s’asseoir en face de la corbeille de feu.

— Ainsi, le maître de cet hôtel vous a donné des renseignements précis sur monsieur de Lormont ? Alors, vous partez ce soir pour Glascow ?

— À minuit.

— Nous ne nous verrons plus ?

— Peut-être.

— Du moins, vous me pardonnez ? Et, cependant, madame, je ne sais trop, moi, si je vous pardonne.

— Que voulez-vous dire ?

— Écoutez, je vous parle à cœur ouvert. Je vous ai aimée d’une passion insensée, votre vue a peut-être donné à ma destinée une direction mauvaise, mais franchement, je vous le dis aujourd’hui, cette fièvre s’est éteinte. Cependant, il me reste encore quelque chose qui ressemble un peu à un sentiment jaloux. Cet homme, Horatio, vous le connaissiez, c’est lui qui vous a fait venir en Écosse. C’est lui, n’est-ce pas ?

— C’est lui.

— Madame, séparons-nous sans aucune arrière-pensée de doute. D’ailleurs, cet homme est peut-être mort en ce moment.

— Monsieur Robert, il y a dans ma vie deux romans, deux drames, dont l’un ne sera jamais divulgué par ma bouche, car il est épouvantable. L’autre ne concerne que moi, et comme malheureusement il répond aux soupçons que vous venez d’émettre, je vais vous le dire. Votre vie est assez éprouvée, je le sais, pour qu’après m’avoir entendue vous ne me condamniez pas. J’ai passé toute ma jeunesse, ma vie de jeune fille, si vous préférez, à Montpellier.

— Monsieur Mackinguss n’a-t-il pas habité cette ville ?

— Hélas ! fit-elle pour toute réponse en appuyant sa tête sur sa main afin de recueillir ce qu’elle voulait dire.

Robert se ressouvint de sa première entrevue avec cet homme ; aussi, afin de s’éclairer sur l’atroce récit qui ouvre ce livre, il ajouta :

— N’avez-vous pas connu encore dans cette même ville une madame Noirtier dont le fils a été tué en duel il y a peut-être quatre ans ?

— Noirtier… non… pourtant, je crois me rappeler qu’il fut question, à l’époque des eaux, à Cauterets, d’un duel qui fit quelques bruits à Montpellier. Mais, comme cela ne touchait personne que je connusse, j’y arrêtais peu mon attention. Je reviens à ce qui me regarde. Je vous en supplie, ne m’interrompez plus, laissez-moi dire cela bien vite, car cela me coûte au-delà de ce que vous pouvez croire. J’avais seize ans. Je vivais dans la maison de mon père, isolée, n’ayant qu’une vieille parente pour compagne, car je venais de perdre ma mère. Je sortais peu ; mais nous allions régulièrement à l’église. Lorsque ma tante ne pouvait venir avec moi, une bonne m’accompagnait. Les villes de province, surtout les petites villes, vous le savez, ont une population si peu remuée, que tout le monde se connaît de vue. Depuis quelques jours j’avais remarqué dans le trajet de notre maison à l’église un homme ; je ne dis pas un jeune homme, bien que son âge fut à peu près le même que le vôtre aujourd’hui ; l’expression de sa figure n’avait pas de jeunesse ; et je ne parle pas ici du physique, seulement de la physionomie. Ma tante me dit son nom. C’était un étranger qui venait souvent dans le pays, surtout l’hiver. On le nommait monsieur Horatio Mackinguss. Cet homme m’avait remarquée. Son regard ne me troublait pas, mais me pesait. Sa rencontre m’inquiétait. Je pressentais que pour aimer une jeune fille, pour exprimer des paroles d’amour, celui qui me considérait ainsi devait revenir sur ses pas.

Je ne m’amuserai point à vous expliquer comment je reçus de ses lettres, de quelle manière il me forçait à les prendre ; vous connaissez ces moyens. Longtemps je ne lui répondis pas. Enfin, un matin, pendant que ma bonne revenait pour prendre dans ma chambre mes Heures oubliées, je jetai furtivement une lettre à la poste.

Je n’aimai pas cet homme ; je ne l’ai jamais aimé. Mais j’étais très jeune fille ; je ne voyais que lui ; mon existence était tellement inoccupée qu’il m’était impossible de ne pas y penser quelquefois. Enfin, je vous le répète, je ne l’ai jamais aimé ; je le dis avec d’autant plus de vérité et de franchise que je reconnais que cet homme était beau. En un mot, il fascinait ; je le craignais. Eh bien, monsieur, cet homme s’empara tellement de moi, paralysa tellement ma volonté, que j’eus peur ; je le trompai, je lui dis un jour que je l’aimais ! Oh ! il se servit d’un moyen infernal ! Écoutez. Je lui avais répondu, vous ai-je dit, je lui avais demandé de me laisser à ma jeunesse, à ma tranquillité d’ame, d’avoir pitié de moi. Une lettre, vous le voyez, des plus imprudentes de la part d’une enfant. Il me demanda un rendez-vous. Lorsque je le rencontrai, mon regard dut lui dire combien j’avais été blessée d’une semblable demande. Au lieu de m’offrir ses excuses, il exigea. Je déchirai sa lettre avec colère.

C’était pendant mai. Nous allions chaque soir au Mois de Marie. Horatio s’y trouvait chaque soir. Une fois, je remarquai sur son visage une expression qui me fit froid. Un sourire indéfinissable errait sur ses lèvres, ses yeux me tenaient captive et m’empêchaient de prier. La bénédiction donnée, je me levai aussitôt, car je n’osais pas rester des dernières personnes dans l’église. À la porte, il s’approcha de moi ; je sentis qu’il voulait me donner une lettre ; je repoussai sa main, mais sa main attachée à la mienne ne me lâcha que lorsque j’eus saisi le papier. Ce papier était lourd. Seule dans ma chambre, je le décachetai. Il contenait une pièce d’or de cent francs ! Voici à peu près ce que m’écrivait Horatio :

« Ne me renvoyez pas cette pièce d’or par un commissionnaire, je ne la recevrai pas, ni par la poste, parce que c’est défendu. Vous pouvez très bien venir un soir à la prière seule. Si vous voulez me rendre cet or, je serai à la nuit sous les allées, derrière l’église. »

— C’était un moyen infâme !

— N’est-ce pas ?… Que pouvais-je faire ?… Cet homme, tous les jours, pouvait se dire : Je lui ai donné de l’or et elle l’a gardé !…

— Vous fûtes sous les allées, le soir ?

— Oui. Il y avait une voiture ; je fus perdue !… Imprudente, depuis ce jour, je lui écrivis. Il a mes lettres. C’est en me menaçant de les donner à mon mari qu’il m’a forcée à décider ce dernier à venir en Écosse. Puis il m’a fait enlever, pourquoi, pour qui, je ne sais pas. Enfin, que Dieu me protège !… Et vous, puisque je vous dois de rejoindre saine et sauve mon mari, je vous pardonne !

Le lendemain, vers dix heures, M. de Saint-Loubès descendit au parlour. Robert déjeûnait.

— Madame de Lormont ?

— Elle est partie cette nuit par le chemin de fer.

— Ah ! Vous a-t-elle fait des confidences ?

— Non. Je ne sais pas encore pourquoi son beau-père passait en France pour son mari. Pourquoi son mari fuyait-il ?

— Il était condamné à mort.

— Ah !

— Oui, mais victime d’une erreur judiciaire, ou plutôt se sacrifiant pour l’honneur de la jeune femme qu’il allait épouser. Le vrai coupable était le père de madame de Lormont. Il s’est rendu justice en faisant évader le jeune homme et en se donnant une mort affreuse dans la prison. C’est une histoire très compliquée et très longue ; je vous la dirai un autre jour, si j’en ai le courage. Prenez-vous une tasse de thé ?

— Très volontiers.[1]


Horatio succomba dans un accès de rage. — Un jour, son frère Edgard, — Antarès — une des mauvaises figures peut-être trop nombreuses de ce livre, ressentit une première atteinte de ce mal épouvantable. Aussitôt il entra dans son laboratoire, égoutta un flacon dans un verre d’eau, but, et tomba foudroyé.

Le vieux duc vivait seul, dans son château des Hautes-Terres, vêtu de ses habits de deuil, et demandant à Dieu de le réunir bientôt à ceux qu’il avait aimés en ce monde. Il sortait rarement de son oratoire où un crucifix, une image de la Vierge et un portrait de sa fille Ophélia le rendaient fort par l’espérance et le souvenir. — Or, ce fut une scène bien émouvante, une commotion qui eut pu le tuer, lorsque Ophélia, qu’accompagnait Robert, vint se jeter dans ses bras en lui disant :

— Je viens vous consoler de la mort de ma sœur et pleurer avec vous !…

La jeune fille présenta de Rolleboise comme son sauveur. Le duc l’embrassa en pleurant, car il lui rappelait, disait-il, le pauvre Amadeus. Et le jeune homme, à ces paroles, frissonna.

Une matinée de printemps, quatre personnes se trouvaient dans le salon du duc de Firstland. Le vieillard, étendu dans un grand fauteuil, réchauffait ses pieds au soleil, monsieur et madame de Rolleboise, — car il est inutile de faire part du mariage au lecteur, — causaient près d’une table couverte d’albums et de journaux, et la vieille tante de Kockburns, devant le feu, lisait le Times.

— Ah ! mon Dieu ! voici qui est étrange !… s’écria-t-elle tout à coup.

— Qu’est-ce donc, ma tante ?

— Mais une affaire excessivement scandaleuse qui se juge à Londres. Vous vous rappelez bien ces épouvantables attentats commis dans le cimetière de Kensall-Green… Est-ce Kensall-Green ?… Non, dans Newcross… abominable !… abominable !… Londres est aujourd’hui aussi dépravé que Paris !… Au fait, ce nom ne m’est pas inconnu.

— Enfin, ma sœur, qui nomme-t-on ? demanda le duc, tandis que Robert se levait pour cacher son trouble à sa jeune femme.

— Lord Lodore.

— Lodore… Oui, je me le rappelle. Est-ce qu’il est condamné ?

— On le pend à Newgate.

— C’était un assassin ?

— Ah !… Bien plus criminel !…

— Mais, quoi donc ?

— Un vampire !…



FIN.
  1. Le livre est souvent un vrai lit de Procuste. Ainsi des exigences de format ont nécessité ici de grandes suppressions et un simple sommaire.