Adolphe Delahays, éditeur (p. 211-242).

XVIII.

Ici on tombe ivre-mort pour huit sous.

Si Londres n’a pas des boulevards et des quais comme Paris, en revanche, dans ses nombreuses sentines, il offre toutes les ignobilités de la place Maubert. On y rencontre, d’abord, aux alentours des docks, dans Wapping, dans Rotherhite, la débauche haute et criarde, le vice mi-honnête. Population de matelots, philosophes matériels faisant du libertinage une joie courte, la réalisation d’un rêve ardemment élaboré ; hommes vicieux par saccades. Pendant un mois ils sont ivres, un tantinet voleurs, grotesquement galants, passionnés boxeurs, se plaisant aux coups de couteaux ; puis la mer les reprend. Retrempés par le travail, ils redeviennent sobres et forts, ils s’imposent avec âpreté d’excitantes privations, s’accablent de fatigues, rêvent pendant la tempête de lits tranquilles et d’insomnies heureuses ; et un jour ils s’abattent à terre, avides comme des loups. Ils deviendraient tout à fait tarés, mais les loisirs leur manquent ; la mer, leur farouche maîtresse, les rappelle toujours.

Or, nous avons trop mauvaise et trop basse opinion de la place Maubert, pour la comparer à de si piètres quartiers, où le vice n’est qu’une fantaisie, un caprice, un purgatif bénin. Le véritable cloaque des hideurs de Londres, le tableau où s’étalent flambantes et nues les couleurs putréfactives des sales passions, les teintes verdâtres, est le quartier Saint-Gilles.

Le jour, la population de ces rues, les visages blafards au brouillard, apparaît au soupirail des caves, et a froid. La nuit, tout est silence au-dehors, mais, sous terre, grouillent des êtres épouvantables de toutes les difformités, des souvenirs d’hommes. Suffoquants repaires que nous n’osons pas ouvrir, toile aux conceptions fétides, aux scènes fangeuses que nous ne saurions présenter au lecteur avant de l’avoir adoucie.

La place des Sept-Cadrans, Seven Dials, est un carrefour dans lequel vomissent sept rues noires, boueuses, suintantes et enfumées, c’est le quartier des juifs, des marchands de vieilles friperies, des joueurs d’orgues, le Montfaucon des prostituées, la plébicule des voleurs. Là, les caves sont plus habitées que les maisons. On monte dehors. L’escalier est une échelle ; la porte, la gorge d’un soupirail. Ces ouvertures, chantes-pleures de toutes les fétidités, servent de conduits, de cheminée, de fenêtres et d’égouts.

Or, dans ces antres, la fumée n’incommode pas, au contraire, c’est un luxe ; ça tient chaud. On recherche la cave où la cuisine se fait, d’où la fumée sort difficilement. Les habitués seuls s’y tiennent. C’est le divan.

N’importe la saison, dans ces rues pleines d’odeurs nauséabondes, tout le monde est pieds nus. On y voit des formes humaines qu’on prétend être des femmes, une pipe ébréchée à la bouche et portant sérieusement un chapeau d’homme. Les hommes sont tous en habits noirs, mais sans chemises.

Une des rues les plus ignobles des environs des Sept-Cadrans, est Monmouth Street. Une partie, presque tout un côté, est habité par des fripiers. Leurs marchandises pendent tout le long des boutiques, dont elles bouchent l’entrée comme des peaux qui sèchent aux crochets d’une peausserie.

À l’opposé de toutes ces loques pendillantes, se distingue des nombreuses tavernes souterraines, un antre moins en vue et plus fréquenté que les autres. Après en avoir soulevé la trappe d’entrée, on y descend par un escalier de bois. Lorsque cette trappe s’ouvre, cela donne une faible clarté à l’intérieur, qu’éclairent toujours une lampe terne, et les lueurs rougeâtres de quelques braises de charbon de terre. Mais aussitôt des voix atroces glapissent contre ce jour qui leur blesse les yeux, comme des orfraies que le soleil frapperait. On laisse retomber la trappe et les murmures cessent.

Un peu au-dessus de cette entrée bizarre, sur la muraille, est écrit en lettres grisâtres et déteintes l’enseigne de La Tanière des Renards. — The foxes’ den.

À peine a-t-on descendu quelques marches dans ce trou, ressemblant assez aux orifices par où certains hommes disparaissent dans les égouts de Paris, qu’on peut lire tracé en lettres rouges, cet avertissement significatif :

— Ici on tombe ivre-mort pour huit sous.

Here you are dead-drunk for four pence.

L’ivresse, voilà ce que demandent ces hommes !… Quelques gorgées d’un liquide de feu vont transfigurer un individu. Les choses réelles vont s’effacer, le voile de l’oubli se déroule comme une nue, et sur cette toile se hachent vigoureusement les teintes fortes du mirage. C’est une vie nouvelle. Les sensations sont centuplées. Cet homme inerte et stupide, il y a un instant, lance sans travail la saillie, son cœur se réveille, des sentiments inconnus l’animent, le corps éprouve le bien-être, son délire a l’apparence d’une inspiration. Pauvre nature humaine ! comme elle se laisse faire !… C’est un spectacle vraiment triste que ce corps lourd que l’on violente ainsi, cette intelligence que le galvanisme secoue !… L’observation de ces hommes m’a toujours attiré, Quelle expansion, quelle joie ! Suivez-le. Tout à l’heure, c’était un être nul, un esprit mort, il gisait incapable, triste et farouche ; maintenant il chante, il parle, il poursuit une causerie imaginaire, il aime, il hait, il est bon, méchant ; toute sa force est dans la tête ; ses jambes fléchissent, son corps n’en peut plus, demande grâce, se traîne dans la boue, mais la tête l’emporte sans pitié, sans relâche. Son cerveau aux prises avec ses espérances, les étreint, les broyé et les fouaille. Hélas ! de tous ceux qui usent leur santé pour réaliser un rêve, pour satisfaire une passion, l’ivrogne est peut-être le plus sage !… Ne pouvant atteindre la proie, il s’amuse avec l’ombre !… Pauvres esprits incapables et faibles, laissons-les à leur illusion !.. Mais que les intelligences lucides, les cerveaux larges, aillent chercher dans l’ivresse l’exagération de leurs facultés, que leur imagination vienne frapper les régions de la folie, c’est un blasphème, c’est tenter Dieu !…

Au moment où nous descendons courageusement l’échelle de la taverne, il est nuit au-dehors. Mais cette circonstance du temps est pour ceux qui rêvent dans la tanière aux renards, aussi indifférente qu’ignorée. La plupart passent des mois à boire, à dormir, à rire béatifiquement, à se quereller avec ce courage de l’homme ivre qui laisse bien loin derrière lui toutes les vaillances chantées. Pour ceux-là, il n’est ni jour, ni nuit ; il est toujours terne. Ils regardent en ricanant les aiguilles qui tournent sur un cadran, dont les chiffres sont effacés, dont la sonnerie ennuyée de ne pas être écoutée, s’est tue. En effet, pour les habitués de ce lieu, il n’y a dans leur vie que deux heures opposées qui les touchent. Leurs poches les indiquent. Quand les shillings s’y choquent, c’est l’heure d’entrer, lorsqu’elles sont vides, c’est celle de sortir.

Dans les bouges de Paris, on ne parle pas, on hurle. Dans les tavernes anglaises, on se regarde, on fait signe à l’ignome gnome qui sert, mais on ne dit pas un mot. On rêve, on cause en soi. La scène que nous allons dire, n’est qu’un aspect ordinaire que nous saisissons, une physionomie continuelle dépendant par hazard de l’action de notre drame.

La première salle est carrée, basse de voûte, humide de sol. Tout autour sont disposées des tables et des bancs. Des hommes fument, boivent ; leurs yeux se fixent sans regards, leurs bouches s’épanouissent sans un rire entendu.

Au fond de cette cave, où nous ne ferons que passer, est une seconde trappe presque constamment levée, le jour, pour recevoir de la clarté de la première salle, la nuit, pour faire l’aumône à cette dernière, de quelques lueurs rougeâtres. L’escalier est en pierre, les marches sont visqueuses, usées, arrondies, mais une corde vous soutient. Cette modeste rampe n’a jamais été vue, mais on la devine.

Une lampe collée au mur, en face du second escalier, éclairait grassement ce deuxième étage de cave. D’ailleurs, cette nouvelle salle avait la même dimension que la première. Lorsque l’œil était fait à cette pénurie de lumière, il distinguait, placées tout autour, ces pudibondes cloisons en usage dans les restaurants anglais. Ainsi, chaque buveur était bien seul dans sa cellule, tout à son breuvage, tout à son ivresse.

Nous n’irons pas jusqu’au divan. Non pas que les couleurs qui le frappent et l’atmosphère qu’on y respire, m’effrayent pour mon lecteur !… Malheureusement, nous ne sommes en rien questionnaire en littérature. Nous le savons, le liseur est plus avide que l’écrivain ; et, bien qu’on en dise, il n’est pas besoin, comme le tourmenteur à l’égard du patient, de ménager la palette, d’interroger les pulsations de son artère.

D’ailleurs, nous ne dirigeons pas nos personnages ; nous les suivons, voilà tout.

Or, je le dis ici hautement, ces pages m’attristent, ces peintures apportent à mon ame le découragement et le doute !… Qu’on le croie, c’est avec irritation que le romancier, dans un coin de sa toile vermillonne ainsi nûment une scène sombre de cette comédie de la vie, où le mépris ricane victorieux, où l’insulte s’adresse au Créateur. Oui, il lui arrive, à l’homme du rêve et de la vie fictive, de plonger ses bras nus dans les fanges du vice, de troubler un moment des gaz fétides et des reptiles impurs ; il descend quelquefois avec courage dans l’égoût des basses scènes, et le vertige ne le saisit pas. C’est cet homme que vous voyez triste au milieu de l’ivresse, calme et froid dans l’orgie, pâle comme le Dante dans les cercles infernaux. Lui, seul, peut être fort pour sa raison. Car, de toutes les âmes agissantes de ce drame fantastique, il est l’unique spectateur ; lui, seul, doit en revenir !…

Dans le fond, par l’orifice d’une porte à coulisse ascendante, on distinguait confusément des ombres remuantes. Des bruits de brocs se faisaient entendre, mais aucune voix ne s’élevait. Dans la cave où nous nous trouvons, presque tous les compartiments cloisonnés étaient occupés par des hommes, par des femmes ; on y voyait même de vieilles jeunes filles. Chacun avait devant lui un broc en étain, et de fois à autre, buvait à même. Dans les tavernes de Londres, on ne connaît ni assiettes, ni verres.

Toutefois, La Tanière des Renards est un lieu tranquille, un établissement honnête, ainsi que l’indique un avis écrit sur la muraille près de la lampe : — Ici on ne boxe pas. — No boxing here.

Au milieu de tous ces buveurs immobiles, aux regards qui percent ou qui tombent, s’agite silencieuse une ombre haute. Un personnage dont les grands bras balancent comme des fléaux, dont la tête a toutes les laideurs d’un mascaron ou d’un dégueuleux de gargouille. C’est le Ganymède de ces hommes.

Le souvenir de ce gnome portant un broc à chacune de ses grosses et grasses mains, de ces mains que l’on ne serre pas, mais qu’on exprime, la pensée de cette face de stryge exalte plus le cœur de ces buveurs, que le rire d’une maîtresse. Cet être se nomme Pander. Soit son nom, soit une contumélieuse épithète, je ne sais. Toujours est-il qu’il y répond.

Tout à coup, par l’escalier de la première salle, un homme tomba plutôt qu’il n’entra dans celle où nous nous arrêtons. C’était un marin ; ainsi le disaient ses vêtements goudronnés et son chapeau à bords plus larges derrière que devant. Il fredonnait un air en mauvais anglais. Un rire heureux éclatait aux barreaux de ses dents ocreuses.

— Ah ! voici donc le palais du bonheur !… Ohé ! bonjour les amis !…

Personne ne répondit.

— Ah ! les Anglais, toujours mornes, tristes comme des faces de vent de bout.

— Ah ! çà, d’où nous tombe ce chien d’Irlandais !… Qu’on lui jette une pomme de terre et qu’il se taise !…

— Une pomme de terre, vieux blaireau de Leicestershire ! Cela n’entre pas sur ma carte aujourd’hui. Ohé ! renard de Pander, viens reconnaître les amis !…

— Allons, silence, que vous faut-il ?

— Comment, ce qu’il me faut, vieille face de pouding éteint, il faut te débarrasser d’un de ces brocs et me serrer la main.

— Ah ! c’est vous, M. Droll, enchanté de vous voir. Que faut-il vous servir ?

— Ah ! ça, espèce de mât d’artimon, est-ce que tu crois que je tombe d’inanition ! Sache donc, chère poulie criarde, que j’ai dans ma poche droite un hareng salé à ta disposition.

Mais, une troisième voix formidable résonna sous la voûte.

— Dites donc, chien de Pander, non content de tromper les pratiques, vous nous cassez la tête encore à dire des inepties avec ce méchant Irlandais.

Le buveur qui s’exprimait ainsi, était haut comme une échelle, et ses yeux fulgurisaient.

— Méchant ! reprit Droll ; j’engage l’honorable personnage à retirer cette expression fausse. Je suis bon enfant, la preuve, c’est que je serre la main à ce blaireau poussif de Pander.

— Que parlez vous, M. Rabble, de tromper les pratiques ? reprit Pander après s’être débarrassé des étreintes amicales de Droll.

— Je dis, ignoble juif, que je suis entré ici sur la foi de ton enseigne ; je t’ai donné ma dernière pièce de quatre pence et je ne suis pas ivre !… Abuser ainsi de la confiance d’un maître de langues, c’est un crime !…

— Est-ce que c’est ma faute à moi, si vous mangez !… La maison s’engage à vous rendre ivre-mort, mais à condition que vous ne mangiez pas.

— Je n’ai pas mangé, voleur de Pander !…

— Je vous ai vu, car j’ai ma raison, moi ; vous avez sorti de votre poche une pomme de terre et un gros morceau de chique, puis, vous avez mangé l’un et l’autre. Ah ! ah !

— Tu es un voleur, te dis-je, tu mets de l’eau dans ton bitter au lieu de vitriol.

— Voyons, M. Rabble, calmez-vous, vous troublez le repos de ces messieurs, et la conscience honnête de cette morue sèche, mon ami Pander. Vous m’avez appelé, méchant ; eh bien ! je vais vous rendre cette injure sous la forme d’une seconde pinte de bitter de quatre pence.

Le maître de langues se leva foudroyé devant cette générosité prodigue. Il se jeta dans les bras de Droll.

— Allons, allons, M. Rabble, vous pesez trop sur moi.

— Oui, jeune homme, comme un balcon sur une cariatide !… Sois ma cariatide… Sois mon fils !…

— Oh ! pour cela, non, M. Rabble, je ne serai jamais ; votre cantharide, c’est trop fatiguant. Asseyez-vous, et laissez moi faire part de mes projets à cet honnête Pander.

— Dis moi, Pander, que te dis-tu, quand tu te couches ?

— Je ne me couche pas.

— Que te dirais-tu, si tu te couchais, un soir ?

— Vous m’ennuyez, M. Droll ; avec vous, je perds mon temps ; demandez, et je vous sers.

— Eh bien ! beau et estimable Pander, si un jour, battu par des vents contraires, tu te couchais après avoir bouché les écoutilles, dis toi avec conviction, cette phrase consolante : Tout ce que l’homme peut désirer sur terre, c’est-à-dire, des tonneaux de bitter, je le possède !… Je suis un homme heureux, je vous en remercie mon Dieu !…

— Est-ce que tous les hommes de votre pays sont aussi bavards, M. Droll ? — Demanda le dispensateur de bitter.

— Pardon, M. Droll, j’avais cru reconnaître dans une de vos périphrases l’offre d’une pinte de bitter, et pourtant ce cher et voleur de Pander, ne remue pas plus qu’un sphinx de granit.

— Du calme, mes amis. — Honnête Pander, voici dans cette bourse… Ah ! ah ! tu la reconnais !… Tu grimaces à sa vue !…

Pander s’assit sur un trépied en bois. Dans cette nouvelle position, ses deux bras toujours pendants, laissaient toucher à terre les deux brocs vides que tenaient ses mains. — L’Irlandais sourit un instant à sa bourse de cuir.

— Voici, là-dedans dix shillings. — Prends en cinq, plus une pièce de quatre pence, et écoute mes volontés. Je reste ici huit jours. Tous les matins, tu placeras devant moi une pinte de quatre pence, et tous les soirs une semblable.

M. Droll, vous m’oubliez !…

M. Rabble, vous qui fûtes maître de langues, soyez donc en ce moment un peu maître de la vôtre, où je vous oublie inévitablement.

M. Rabble se tut devant cette menace, mais ses yeux fascinaient la bourse de cuir de l’Irlandais.

— Vous ne mangerez pas, fit Pander, non sur le ton interrogatif, mais comme une observation toute simple.

— J’ai un hareng, un hareng qui vient de chez Jack Foxon, le tavernier de New-Castle. — Quand les huit jours seront écoulés, je verrai ce que j’aurai à faire. — Ah ! prends encore le prix d’une pinte de bitter pour cet altéré personnage. Et maintenant, va-t’en.

Droll, s’assit à côté de Rabble. — Ce Rabble avait un aspect repoussant et grotesque. Sa tête était nue, et sa barbe drue et rousse, croissait à volonté sur ses joues laissées en jachère. Physionomie hideuse, de ces têtes qui vous effraient, car, elles disent l’immondicité du gouffre où l’homme peut tomber. Le sceau du vice et toutes ses léprosités ignobles et purulentes ricanaient d’un sérieux atroce sur ce visage allumé d’une ivresse inerte. Son habit noir trop étroit, ayant des crevés aux coudes et des lambeaux aux poignets, laissait à nu une poitrine ossue et couverte de villosités plantureuses, semblable à une peau de bique. Son pantalon, luisant comme si on l’eut verni, ne pouvait atteindre l’habit et descendait à peine ses extrémités effilées au-dessous des genoux. Les jambes et les pieds étaient nus.

Pander avait exécuté les ordres de Droll. Deux pots d’étain recevaient déjà les caresses du marin irlandais et de M. Rabble, le professeur de langues.

— Ah ! je me reconnais à ce liquide !… Vive La Tanière des Renards, et son bitter !…, savez-vous, M. le maître d’école…

— Professeur, monsieur !

— Comme il vous plaira. Pour un professeur, vous me faites l’effet d’avoir l’estomac pas mal cuirassé… Cela doit être doublé, cloué et chevillé en cuivre, comme La Coquette, mon dernier trois-mâts.

— Je bois cela comme du lait, comme une bavaroise.

— Une quoi ?… Vous parlez chinois maintenant.

— Je parle français ; une bavaroise est un mélange de lait et de sirop dont raffolent les Parisiens. Mais ce bitter de ce damné Pander me parait du velours sur l’estomac.

— Ah, ça, gueux de Pander, s’écria le loquace Droll, fais donc en sorte de nous envoyer un peu de fumée ; on gèle ici comme sur les côtes du Northumberland.

— Je vous dis, M. Droll, ce Pander mériterait d’être envoyé en Australie avec les déportés. Croiriez-vous, que tout à l’heure, il m’a ri au nez lorsque je lui ai demandé une chaufferette ! — Vous venez de New-Castle, cher M. Droll ?

— Arrivé d’hier soir, respectable M. Rabble, sur La Coquette, chargée de charbon de terre pour une maison dans laquelle je ne suis nullement intéressé. J’ai demeuré un mois à New-Castle.

— Le bitter y est-il bon ?

— Inconnu. Du gin, du wiski et des pommes de terre, voilà tout. J’étais à la taverne de John Foxon, un homme très intelligent. Il a inventé un appareil, une mécanique pour donner de l’appétit.

— Ah !

— Oui, M. Rabble, il sait vous creuser l’estomac à la minute. Combien mangeriez-vous de pommes de terre, monsieur le professeur, en vous forçant ?

— Hou, hou, quatre livres, peut-être.

— Eh bien, John Foxon vous mettrait aussitôt en état d’en consommer quatre autres livres.

— Le misérable me les ferait rendre, peut-être ?

— Pas du tout. Au contraire. Voici la chose en deux mots. Que fumez-vous, monsieur Rabble ?… Du tabac ?

— Du tabac ! fit ce dernier en sortant de son sein une pipe courte et brûlée. J’en ai fumé, mais maintenant j’aime autant des feuilles sèches ou de l’herbe ! Pander, affreux dictionnaire, apporte moi ce qu’il faut pour remplir ma pipe.

— Ah ! Pander vous fournit du tabac ?

— À moi seul, oui.

L’ignoble Pander apporta devant le professeur un morceau de charbon de terre. Celui-ci l’écrasa avec son pot d’étain. Il en recueillit la poudre ainsi égrisée dans sa main et en remplit sa pipe. Pander étendit sur cette matière une couche de braise, et M. Rabble se mit à fumer tranquillement.

— Ah ça ! vous fumez du charbon de terre ?

— Toujours !

— Et ça ne trouble pas votre digestion ?

— Jamais. D’ailleurs je n’en fais pas… Eh bien ! la mécanique de John Foxon, quand me l’expliquerez-vous ? Ce n’est pas que j’en veuille user, mais c’est peut-être curieux.

— Il a attaché une ficelle à une poutre de la toiture de sa taverne ; au bout de cette ficelle est un lingot de plomb deux fois gros comme une balle. Dessous est un siège cloué au sol. La place est calculée. Le rassasié s’assied dans le fauteuil, lève la tête et ouvre la bouche comme s’il avait une dent à offrir à un dentiste. Au moyen d’un ressort, le lingot tombe d’en haut juste dans le gosier et lui descend jusqu’à la profondeur demandée.

— C’est très ingénieux.

— Cela s’appelle le lingot d’arrimage. Le bitter n’est rien auprès pour vous creuser l’estomac.

Droll avait vidé son broc. Sa langue s’embarrassait et ses yeux s’égaraient ; il s’appuyait lourdement sur la table.

— Et vous débarquez avec des couronnes plein les poches ?

— Ah ! oui, des couronnes. Quatre shillings quatre pence, voilà mes couronnes !… Ce qui me ruine, c’est l’amour… Je serais capable de donner mon hareng pour une femme. Écoute, Rabble, es-tu mon ami ?

— Ton frère, appelle moi ton frère ! s’exclama le linguiste tout expansif.

— Tu es mon ami !… Eh bien, faisons nous des confidences. Rabble, es-tu amoureux ?

— Amoureux… moi, non ; mais on l’a été de moi.

— Quand tu avais du linge. Écoute, mon ami, je vais te dire des choses… horribles… épouvantables… sur le compte… sur le compte…

— Sur le comte de Neuilly ?

— Neuilly… connais pas… sur le compte de… Pander.

Et, s’affaissant tout d’un coup sur la table, l’Irlandais demeura immobile, ivre-mort, intoxicated, empoisonné, selon l’expression assez juste des Anglais.

Le professeur promena sur lui un regard réfléchi, profond, à projet.

Mais, à travers la fumée de charbon de terre qui nous aveugle, nous suffoque, et que tous ces êtres étourdis, abrutis, ivres, aspirent avec contentement, sans oublier M. Rabble qui en fumerait toute une mine sans nausées, nous distinguons confusément trois individus qui entrent : deux hommes et une femme. Celle-ci tient entre ses dents ébréchées une pipe noire et suintante, et laisse après elle comme un pyroscaphe, une colonne de fumée. L’odeur du tabac chez ces individus, est comme les parfums dans le monde : elle annonce les femmes.

Il n’y avait plus qu’une loge de vide, la plus grande de toutes, ils s’y attablèrent.

Ah ! commençons par la femme, non par courtoisie, mais simplement pour commencer par quelque chose.

Elle toussait fréquemment, peut-être avec dessein. Sa respiration passait bruyante, courte. Le mal et le gin l’avaient rabougrie, ratatinée, atrophiée comme ces cadavres desséchés d’une famille morte par le poison, et qu’on montre dans l’ossuaire des caveaux Saint-Michel, à Bordeaux. Elle pouvait avoir soixante-dix ans comme elle pouvait n’en avoir que vingt-cinq ; elle était coiffée d’un chapeau malheureux. Oh ! la vue de ces chapeaux anglais a toujours été pour moi une grande joie.

Je me suis souvent demandé : d’où vient-il ? Où est le jour où, impatiente, on l’attendait pour une brillante promenade à Hyde-Park, pour une fête à Windsor !

L’odyssée d’un chapeau anglais est étrange.

Peut-être a-t-il vu le jour dans Belgrave-square et couronné une belle blonde tête de pairesse. Puis, un soir de christmass, ne fut-il pas appelé à embellir un riant visage de camériste de frérie dans City-Road ? Un matin, je crois m’en souvenir, ne m’est-il pas apparu, après bien des vicissitudes et des transformations, sur la tête éveillée de quelque soubrette du théâtre Adelphi ? Oui, c’est cela, la nuit, aussi gai que sa maîtresse, il eut fantaisie d’une tasse de thé et la reçut… Hélas ! depuis ce médianoche, son étoile pâlit !… Il pleura ses fleurs, ses rubans ; l’aspect terne et froissé de son bavolet le désola ! Cependant, on l’aperçut encore en partie carrée, voire même cubique, à Greenwich. Il coiffait, dit-on, ce jour-là, un nez retroussé, des cheveux luisants sur la tête, et des anglaises maladroitement annelées, pendantes, sèches, et qui avaient bien coûté six shillings. En revenant, il se bossua contre le tuyau du bateau à vapeur sur lequel deux anglais boxaient. Il coucha dans une taverne, chez un marchand de spirit, où, après libations de porter et de stout, il assista à un tournoi déloyal qui le jeta bien bas dans la classe des chapeaux. Pendant quelques hivers, il servit à la traversée de Douvres à Calais ; puis, un jour, il se vit sous la forme de cabas. Longtemps après, un Waterman en joie de cœur le ramassa dans une halle pour quelque porteuse à la rivière. Enfin, je le retrouve dans une taverne de Mommouth-street, et sous sa forme primitive… En Angleterre, les chapeaux offrent beaucoup plus de cas de longévité qu’en France. Il ne m’a jamais été donné d’assister à la fin d’un chapeau ou d’un habit noir. C’est, à Londres, un fait très rare.

La robe de cette intéressante personne avait oublié sa forme et sa couleur premières. Tout le bas était jaune de boue, et le haut noir de crasse. Ce lambeau formait tout le costume de cette femme, dont le corps avait atteint un degré de maigreur tout à fait diaphane. Il est inutile de dire qu’elle était pieds-nus. Dans Saint-Gilles, et plus particulièrement dans Mommouth-street, la chaussure est inconnue. Les fripiers eux-mêmes n’en étalent pas.

Cette maladive personne, vêtue à si peu de frais, se nommait miss Mob. C’est un nom assez généralement répandu dans les tavernes de Londres. Sa signification, d’ailleurs, ne contraste jamais avec ceux qui le portent. Le voisin de miss Mob était son frère. Sa maigreur me ferait croire qu’il s’est évadé d’un musée d’anatomie. Le troisième personnage avait un visage pâle comme un reflet de flamme d’alcool, et ses yeux faisaient mal à voir tant ils étaient rouges.

À peine furent-ils assis que le grand Pander se dressa devant eux, donnant autant que possible à sa physionomie muette la forme d’un point interrogatif.

— Vous faut-il trois bitters ?

— Trois bitters !… fit M. Mob d’un ton déprisant. Pour qui nous prenez vous ?… Nous consommons à la carte.

— Moi, je veux un bitter, articula sourdement miss Mob.

— Entends-tu, un bitter pour ma petite sœur et un pot de gin pour nous.

Pander, en deux enjambées, se replongea dans son antre.

— Eh bien, monsieur Digger, que dites-vous de ma proposition, cela fera-t-il votre affaire ?

— Mais non, pas du tout ! répondit l’homme pâle ; votre sœur peut traîner encore un mois.

— Mais, monsieur Digger, vous ne vous y connaissez donc pas ! Un mois !… qu’en dis-tu, petite sœur ?

— Je dis que Digger est un fin corbeau qui veut nous tromper.

— Écoutez, Monsieur, reprit M. Mob, en plaçant le pot de genièvre sur les lèvres de son compagnon. Faisons l’affaire pour vingt shillings.

M. Digger eut un soubresaut, et ses dents choquèrent le pot d’étain.

— Ne vous effrayez pas ; si je parle ainsi, c’est dans votre avantage. Comptez moi vingt shillings. C’est dans huit jours l’élection du lord-maire. Eh bien, si tout n’est pas fini à cette époque, je m’engage à vous remettre chaque matin un shilling jusqu’au jour de la livraison. Est-ce raisonnable ?

— D’abord, monsieur Mob, je n’ai besoin que d’un demi-cadavre, fit l’homme pâle avec l’insensible cruauté de l’acheteur habile.

— Comment, d’un demi-cadavre ?

— Ah ! mon Dieu oui, et si je prends votre sœur, c’est simplement pour sa poitrine ; le reste, je le lui laisse. Mon confrère Raven vous le prendra peut-être.

M. Mob et son intéressante sœur demeurèrent interdits. Celle-ci avait bu toute sa pinte de bitter ; les pommettes de ses joues creuses s’allumaient comme des grenades en automne. Sa respiration sifflait bruyamment.

— Que dis-tu de cela, petite-sœur ?

— Une personne qui se respecte, monsieur Digger, ne se laisse pas ainsi détailler. Tout ou rien. Je te l’ai toujours dit, ton idée est mauvaise, Mob. Traiter avec ces gueux, c’est une misère. Pour conclure une affaire d’une couronne, il faut leur faire boire la valeur de deux shillings.

— Allons, vieux Digger, soyez raisonnable, c’est une chance qui vous tombe sous la main ; ne soyez pas trop vorace.

— Vorace !… s’écria le résurrectionniste. Cela vous est facile à dire !… De toutes les manières, il ne vous en mésarrivera rien à vous ; tandis que moi, je rêve toutes les nuits, ou plutôt tous les jours, de cordes à mon cou !

— Mais, monsieur Digger, se redressa Mob, vous oubliez nos arrangements. Je m’engage à vous apporter moi-même chez vous le cadavre de ma petite sœur, le soir même de son inhumation. Ah ! mais, je soupçonne fort que pareille proposition ne vous arrive pas tous les jours.

— Et une fois que vous aurez mon argent, qui vous forcera, je vous prie, à escalader le cimetière pour aller finir une besogne payée d’avance ?

— Digger, nous sommes tous les deux honnêtes gens, quoi qu’on en puisse dire en certains lieux. Donnez moi dix shillings tout de suite, et à la remise du cadavre les dix autres.

— Mais jamais, non, jamais je ne paierai une livre un demi-cadavre !… s’écria le résurrectionniste désespéré de la mauvaise affaire qu’on lui plaçait sur la gorge.

— Je veux vous vendre toute ma sœur, monsieur !… entendez-vous, toute ma sœur. Ah ! mais, je sais ce qu’on donne à celui qui dénonce un résurrectionniste !

M. Digger, levé de toute sa hauteur, saisit le cou de son voisin. M. Mob devint bleuâtre. Sa petite sœur saisit le pot de bitter. L’homme pâle retint sa main, lâcha le frère et se rassit calme et fort.

Mlle Mob, toute radoucie, prit la main du résurrectionniste et lui dit avec persuasion :

— Allons, monsieur Digger, prenez aussi ma tête ; j’ai été folle deux ans, je dois avoir un dépôt.

— Un dépôt, un dépôt, rien ne me l’assure. Tant mieux pour celui qui tombera sur votre tête, mais moi, je ne peux pas la faire valoir. D’ailleurs, si je consens à traiter avec votre frère, qui n’est pas raisonnable, c’est simplement à cause de votre poitrine. Allons, finissons-en tout de suite et serrons-nous la main après. Voyons, M. Mob, voici une couronne… plus une demi-couronne… c’est-à-dire trois demi-couronnes, plus de sept shillings… Eh bien, dans huit jours, apportez-moi votre sœur, vous en recevrez encore autant.

— Quinze shillings !… ma pauvre sœur, ne te sens-tu pas humiliée ?

— Monsieur Mob, je ne ferais pas cette affaire avec tout le monde, croyez-le. Ah ! notre métier est dur !

Et, ce disant, M. Digger compta sur la table, en faisant résonner chaque pièce, sept shillings et demi. À ce bruit métallique le professeur dressa la tête et chauvit des oreilles comme un cheval à la voix de son maître. Les yeux de M. Mob pétillaient comme deux pièces de pyrotechnie. La marchandise de cet argent, sous l’influence de l’alcool, se tourmentait dans un sommeil spasmodique.

— C’est très bien, monsieur Digger, dans huit jours vous m’en compterez autant.

— Faites en sorte de ne pas traîner au-delà, autrement mon confrère Raven pourrait bien me devancer auprès de l’homme de science qui nous occupe.

— Ne craignez rien.

— Si vous lui donniez un second bitter ?

— Un second bitter… hum ! c’est quatre pence !

— Ah ! écoutez, monsieur Mob, si je vous ai dit cela, c’est simplement dans votre intérêt. Surtout, ne vous laissez pas prendre. D’ailleurs, je vous donnerai des renseignements. Ah ! oui, notre métier est hérissé de difficultés.

— Et de bien des fragments de bouteille sur la crête des murs ! eh ! eh !…

— Ne plaisantez pas de la sorte, cher ami Mob, car sans le secours du vampire, il y a longtemps peut-être que je serais pendu.

— De quel vampire parlez-vous ? interrogea curieusement le frère Mob.

— Du nôtre. Nous ne le connaissons pas autrement.

Et Digger, l’esprit excité par l’ivresse, recouvrit d’une teinte mystérieuse sa physionomie, ainsi qu’il se fait à l’approche d’un récit fantastique.

— Oui, monsieur Mob, quand nous voulons un cadavre, voici comment nous nous y prenons : À la nuit tombée, nous nous plaçons dans un cimetière, n’importe lequel, Kensall-Green, High-Gate, Nunhead, ou New-Cross ; là, nous attendons.

— Le cadavre ? demanda M. Mob d’une voix plaisamment enivrée.

— Le vampire ?

— Quelle forme a-t-il ?

— Nous l’appelons ainsi pour le désigner, voilà tout. C’est un homme.

— Comme moi ?

— Oui, mais mieux. Tout noir, hormis ses yeux qui brillent blanchâtres comme ceux d’un chat effrayé. Nous ne le voyons jamais arriver.

— Je comprends, il est à demeure.

— Non. On dirait qu’il sort de terre. Tout à coup il se dresse devant vous, il marche, nous le suivons. Au moindre bruit, il disparait. Où ? on ne sait. Il s’évanouit. Un arbre le cache, il rentre dans la muraille d’une tombe.

— Ah ! monsieur Digger, vous m’effrayez !…

— Bien plus, devant lui les chiens de garde se taisent. Mieux que nous il connaît les endroits, et toujours il s’arrête devant les tombes fraîches.

— Vraiment, monsieur Digger ! fit l’auditeur de ces choses en portant autour de lui des regards inquiets.

— C’est dans votre intérêt que je vous parle ainsi. À quel cimetière inhumera-t-on miss Mob ?

— Dans New-Cross, puisqu’elle est de Deptford-lowerroad.

— Eh bien, vous escaladerez la muraille du côté opposé à la porte principale. Tout proche est un tombeau en marbre blanc sur lequel est sculpté une bible ouverte. Placez-vous derrière, et attendez.

— Que verrai-je ?

— Vers minuit il passera lentement, les bras croisés, pensif. D’ailleurs, vous apercevrez son visage blafard.

Ces deux hommes, en proie à une frayeur communicative, s’approchaient l’un de l’autre, tout à leur sujet, avides de détails. La femme, affaissée sur la table, ne pouvait les entendre.

— Vous le suivrez. Il connaît les tombes nouvelles. Vous le verrez s’accroupir sur l’endroit où miss Mob aura été enterrée ; vous n’entendrez aucun bruit. Seulement, peu à peu le corps du vampire pénétrera dans la terre, descendra à la surface, puis disparaîtra dans le trou.

— Avec quoi creuse-t-il ?

— Je ne sais. Avec ses mains, peut-être. Puis, peu après, il ressortira de la fosse et en cherchera une autre. Vous irez après lui. Votre sœur sera hors de sa bière, vous l’emporterez.

— Et cet homme ne vous a jamais parlé ?

— Un homme !… Ce n’est pas un homme, monsieur Mob, c’est un être mystérieux, quelque chose d’effrayant dont la vue me glace d’effroi !… Ah !…

Tout à coup le résurrectionniste se redressa épouvanté contre la muraille. Son visage se bouleversa, ses yeux horriblement ouverts semblaient se trouver devant une apparition subite. Sans proférer une seule parole, il escalada la table, passa par dessus M. Mob et sa sœur et disparut de la taverne en lançant un cri d’effroi qui fit relever toutes les têtes abruties.

M. Mob ne comprit rien à cette panique. Aussi, pour se rassurer et chasser le souvenir du tableau tracé par Digger, il épuisa sur ses lèvres les dernières gouttes de gin laissées dans le fond du broc.

Tout au contraire de beaucoup, M. Digger ne trouvait pas de la hardiesse et du courage dans le gin, car ce qui paraissait l’avoir troublé si violemment n’était rien de bien effrayant en apparence. Un individu venait d’apparaître sur le seuil de la salle. Derrière lui suivaient deux hommes. Le premier personnage était grand, maigre, et doué d’une figure étrange. Nous reconnaissons lord Lodore.

Venait après lui sir James Cawdor, que nous remettons fort bien, quoiqu’il ait eu, par une fantaisie quelconque, l’idée de se coller deux moustaches sur les lèvres. Le troisième, grand, bel homme, nous est peu connu ; il portait la livrée.

Toutes les loges étaient occupées, avons-nous dit plus haut. Ces messieurs eurent donc l’avantage de s’asseoir à la table que venait de fuir le résurrectionniste et où buvait encore le bon frère M. Mob. L’allure de ces hommes, surtout de celui qui portait une longue redingote grise à boutons blasonnés, paraissait légèrement atteinte d’ébriété. Sir James s’agitait dans une gaité folle. En parlant, il affectait fortement l’accent français. Lodore titubait un peu, et, comme toujours, se maintenait dans une grande sobriété de paroles.

Pander, en deux bonds, fut auprès d’eux, le cou tendu, les bras oscillants.

— Trois bitters ?

Bitters ! se récria sir James. Pour qui nous prends-tu, insulaire ?

— Mais, pour des consommateurs, peut-être.

— Nous buvons du vin !… Entends-tu, tavernier. C’est, du moins, le désir de mes deux amis James et Bob que voici !… Et du vin vrai, parce que je m’y connais, je sors des horse-guards, et je méprise la bière autant que le fantassin.

Parler de vin dans Mommouth Street, c’est tout comme si on demandait dans un café des boulevards un petit verre de nectar. Aussi le Pander, en homme qui ne se laisse jamais surprendre, répondit-il aussitôt :

— Vous voulez du vin. On pourrait vous en faire, mais ce serait un peu long. Nous avons du stout de la première force, et du gin qui ferait rire un quaker.

— Eh bien, apporte nous beaucoup de gin, trop de gin, s’écria James avec ce ton expansif et cet entrain qu’on ne trouve que dans les estaminets de Paris, entre onze heures et minuit. Mon cher Bertram, je regrette, en vérité, de ne pouvoir vous offrir que du genièvre, mais il est un proverbe chez nous qui dit que la plus belle fille du monde ne peut offrir que ce qu’elle a.

— Monsieur est Français ? demanda Mob, alléché par la quantité de gin que Pander allait apporter.

— Oui, monsieur, Français de naissance, joyeux compagnon par goût, et cocher de profession, ainsi que mon ami Bob que vous apercevez silencieux à mon côté.

— J’aime beaucoup les Français.

Sir James lui serra la main et la passa à Bob qui la secoua de même.

— Messieurs, je vous présente ici couchée, miss Mob, ma sœur, une personne qui sera charmée de boire à votre santé à son réveil. N’est-ce pas, miss Mob ?

— Comment donc, monsieur, mais ne la réveillez pas ; mademoiselle votre sœur porte un très joli chapeau et un charmant petit nom.

— Oh ! mon Dieu ! il ne nous appartient peut-être pas réellement, ce nom là.

— Ah ! c’est un pseudonyme ; il est très spirituellement choisi.

— Puisque vous êtes Français, monsieur James, dites-moi donc comment il se dit dans votre langue ?

— Ah ! mon Dieu ! comme en anglais. Seulement, cela ne se prononce pas tout à fait la même chose.

— Ah ! ils disent Moub, peut-être ?

— Non, ils prononcent canaille.

— Canaille… Oui, c’est vrai, la prononciation n’est pas tout à fait la même.

Pander déposa sur la table un vaste broc de gin. James paya une somme fabuleuse aux yeux de M. Mob. Cette immense cruche passa de bouche en bouche, seulement le liquide paraissait diminuer beaucoup plus après les accolades de Bertram et de Mob, qu’après celles de Bob et de James.

Mais M. Rabble, depuis longtemps, ne buvait plus. Le regard sur l’irlandais Droll, étendu ivre-mort à son côté, il réfléchissait. Sa réflexion devait être sinistre.

Peu à peu une de ses mains disparut sous la table. Mais le marin se releva lourdement, lui jeta un regard soupçonneux, articula quelques mots sans suite, prit sa bourse, la plaça dans une autre poche et se coucha dessus. M. Rabble eut un sourire bizarre, si l’on peut appeler cette contraction labiale un sourire.

À peine retombé sur le banc, Droll replongea dans l’assoupissement et l’inertie de l’ivresse. Alors, sans effort, sans bruit, le professeur de langues d’une main saisit les deux poignets du matelot, de l’autre il lui encercla le cou comme dans un étau de fer. Le malheureux eut quelques tressauts de corps, ses membres s’agitèrent, puis tout fut fini. Son visage devint bleuâtre.

Tout doucettement, et simplement pour ne point attirer l’attention des buveurs attablés en face, M. Rabble plongea sa main dans la poche du malheureux étranglé et en retira la bourse de cuir.

Il appela Pander d’une voix tonnante, demanda un bitter et en solda le prix. Celui-ci ne s’inquiéta nullement d’où le professeur avait pu tirer cet argent. Il le servit et rentra dans son affreux repaire.

M. Rabble eut une pensée heureuse qui le fit sourire. Après avoir fouillé deux poches, il amena à lui le hareng fumé. Cinq minutes après, le bitter était bu, le hareng mangé, et le maître de langues sortait tout joyeux de La Tanière des Renards.

On se récriera peut-être de rencontrer ainsi, comme une simple observation, entre deux parenthèses, cet incident monstrueux. Or, ce n’est point la fantaisie qui nous suggère cette forme. Par cette simple hachure nous croyons esquisser la vraie physionomie du crime tel qu’il se perpètre dans les deux grandes villes. Ni foule, ni cris, ni torches. Tous les matins la Morgue, à Paris, les Bone-Houses à Londres, ouvrent leurs portes à des hommes assommés, noyés, assassinés pendant la nuit dernière. Pourquoi ? Pour un rien, un mot, une injure, un sou !… Et tout cela a été fait sans bruit, froidement, comme une chose toute simple. Les morts ne parlent pas. Voilà la raison. Pour ces êtres descendus si bas, la vie d’un homme n’est rien. Ainsi, Rabble part enchanté du tour qu’il vient de faire, et va boire toute la nuit dans une autre taverne. Parmi les nuages de son ivresse, une légère espérance flotte gaiement ; peut-être trouvera-t-il un autre homme ayant quelques shillings dans sa poche ; mais ces rencontres sont rares, et M. Rabble en serait attristé s’il n’était pas un peu ivre ! Quant à Droll, qui s’en occupe ? Il restera ainsi quelques jours ; on le croira ivre. Puis, un soir, Pander s’apercevra peut-être que ses brocs sont restés pleins, il le secouera et partira d’un gros rire en voyant qu’il est mort. Le bitter l’a tué, dira-t-on. C’était un enfant !… Et M. Pander rapportera ses brocs intacts, enchanté d’avoir été payé d’avance pour une consommation qui lui revient. Le soir on fera enlever le cadavre raidi, et tout sera fini. M. Rabble reviendra à La Tanière des Renards, on lui contera le fait, et il l’écoutera comme une nouvelle, car il aura certainement oublié le joli tour dont il est l’auteur. Dans ces gouffres immondes, le crime n’est plus le crime, c’est une chose familière qui n’intéresse personne, qui n’étonne plus.

— Ainsi, votre révolution a renversé plus d’un cocher à Paris ? fit M. Bertram dont les yeux humides brillaient plus que des escarboucles.

— Il n’y a plus que des omnibus et des chars allégoriques !

— Vous avez eu raison de venir à Londres, mais vous avez eu le tort d’y venir tous. Les Anglais ne se reconnaissent plus. Avez-vous conduit beaucoup, monsieur James ?

— Pendant dix ans dans les écuries d’un banquier. Après février, je suis entré au service d’un bouquiniste devenu quelque chose comme ministre. Il m’habillait ridiculement. Puis mon service était trop fatiguant. Il conduisait lui-même ; moi, pendant ce temps, j’étais obligé de me coucher sur le dos, les bras croisés. Cette position me donnait des éblouissements et me rompait les reins. Tout le monde riche est à Londres, disait-on partout, ma foi je suis venu à Londres.

— Et croyez-vous, mon cher James, ainsi que vous, mon cher Bob, que je sois tombé tout de suite sur le siège de la voiture de mylord Mackinguss ? Ah ! détrompez-vous, mes amis ; pour arriver là, il m’a fallu bien de la politique !… C’est l’amour, mes bons amis, oui, l’amour qui m’a conduit là… Avez-vous été amoureux, monsieur James ?

— Ho, ho ! As-tu été amoureux, Bob ?

— Ho, ho ! fit celui-ci. Avez-vous été amoureux, monsieur Mob ?

— Ho, ho ! répéta ce dernier. As-tu été amoureuse, petite sœur ?

Miss Mob, toujours couchée, ne répondit pas. Bertram buvait toujours. Sir James le considérait avec des yeux luisants et un sourire jovialement épanoui sur son visage enluminé.

— Un jour, continua le vrai cocher, un jour j’étais en faction dans White-Hall, immobile sur mon cheval immobile. Je vous parle du temps où j’étais horse-guard. Or, il ne passe pas une femme dans White-Hall qu’elle ne jette un coup-d’œil sur les deux horse-guards de faction. Il nous est défendu de leur sourire ; mais un jour je violai la consigne pour ma cousine, miss Suky. Le lendemain à la parade je revois miss Suky. Un troisième jour, j’aperçus son chapeau dans une allée de Saint-James-Park. Ce jour là, j’étais seul, c’est-à-dire je n’avais pas mon cheval. Vous ne sauriez croire, mes amis, comme quoi la société d’un cheval est quelquefois gênante ! Vous n’avez jamais été amoureux, ainsi je ne vous parlerai pas de mon bonheur. Miss Suky est très jolie, mais alors elle était mieux. C’est toujours la conséquence d’un amour heureux. Bref, sa maîtresse, miss Olivia de Firstland, ayant, elle aussi, éprouvé le besoin de faire une fin, par d’intelligentes protections je me suis trouvé à la tête des écuries de mylord son mari. Prenez le même moyen, mes amis, et vous ne pouvez risquer de ne pas réussir. Après tout, puisque vous êtes si aimables pour moi, je suis votre très obligé et votre ami pour la vie…

— Vous aimez toujours miss Suky ?

— Eh, eh !… Après le marchand de spirit elle fait bien !… Mais, mes chers amis, vous savez qu’à minuit il me faut rentrer. Nous avons déjà pas mal pompé ensemble, eh bien, revenons ensemble.

Le beau Bertram et ses deux compagnons quittèrent M. Mob et sa sœur et s’engagèrent dans l’escalier difficile de la taverne. En sortant de ce lieu ignoble, l’air de la rue les surprit. Le cocher titubait légèrement ou bien se redressait tout à coup avec forfanterie. Son discours était heurté et ses phrases atteignaient rarement leur point, cette gare inabordable pour les langues alcoolisées. Sir James, avec une complaisance très amicale, et bien qu’il fut peu ivre, l’approuvait toujours, se poussait sur lui, riait avec lui et même plus niaisement que lui. Lord Lodore suivait silencieux.

Avant d’atteindre Grosvenor square, ils firent plusieurs stations chez des marchands de spirit de Regent Street. Bertram parlait toujours de tout et à tous.

— Écoute, James, tu es mon ami, aussi je veux tout partager avec toi. Tu monteras demain sur mon siège, avec moi… tu prendras les guides d’un cheval, je prendrai celles de l’autre… Oui, c’est cela, mylord n’en sera que mieux conduit, n’est-ce pas ?

— Et Bob, cher Bertram, tu oublies Bob.

— Bob aussi… Tous les trois sur le siège… Nous réunirons les guides et le fouet dans nos six mains… ce sera un spectacle touchant… mylord pleurera… les passants pleureront… Oui, c’est cela, c’est arrangé… Miss Suky m’attend… Elle est bien belle, miss Suky !… Ah, ah ! comme mylord sera mené demain avec ses trois cochers inséparables !… ses amis !… car enfin, il est notre ami, lui aussi, n’est-ce pas, James ? Oui, Suky aime bien son cousin Bertram… et l’ex horse-guard aime bien sa cousine Suky… Où sommes-nous, mes bons amis ?

— Grosvenor Street…

— Grosvenor Street… oui… nous arrivons au square. Vous allez entrer, mes amis ; car jamais, non jamais nous ne devons nous quitter.

À toutes ces phrases James répondait par des approbations et des protestations hyperboliques. Ils entrèrent à l’hôtel. Bertram avait à chacun de ses bras un de ses amis. Il se laissait mener. Personne ne se trouva sur leur passage.

Lord Lodore ouvrit une porte et poussa Bertram dans une chambre.

— Mais ce n’est pas ici la chambre de Suky ? s’écria celui-ci en tournant sur lui-même.

— Tu as perdu la mémoire.

— Ah ! mes chers amis, ne vous trompez pas !… Ignorez-vous donc qu’il y a sous ce toit une chambre où couche une lady de Kockburns !… Ah ! malheureux ! un ex horseguard dans de pareils draps !

— Ton cœur, Bertram, ne te parle-t-il donc pas ?

— Eh bien, mes chers amis, fit très sérieusement l’ex horse-guard en s’arrêtant contre ses compagnons, et le doigt sur le front, une chose digne d’être remarquée, c’est que l’ivresse embellit tout. Ainsi, hormis Bob, qui est toujours laid, tout me semble beau. Cette chambre que je trouve chaque soir très ordinaire, m’apparaît à présent magnifique ! Je respire des parfums inconnus !…

— Mais c’est toujours ainsi, mon cher Bertram. Et Suky, tu la trouveras bien plus belle encore !…