Adolphe Delahays, éditeur (p. 201-210).

XVII.

Pour être Père.

La vie du monde comporte un masque facile que tout le monde emploie et dont personne ne s’inquiète. Bien porter ce masque, c’est être de bonne compagnie. Pour cela, il faut posséder un peu d’aptitude, c’est-à-dire avoir l’intelligence d’éviter les angles chez les autres et d’adoucir les aspérités chez soi, en un mot, d’assouplir son caractère. Pour certains esprits déjà faibles, c’est une école dépravante ; d’autres, plus robustement trempés y acquièrent de la malléabilité et de la force.

Devant les étrangers, Horatio et Olivia étaient convenables. Leur voix sonnait affectueuse ; ils se parlaient avec un sourire. On félicitait le vieux duc de son gendre et les vieilles prudes grimaçaient à Olivia des compliments saugrenus sur son bonheur.

Dans tous les mariages, il y a un fond de vieilles femmes actives, empressées, entendues, qui fait mal à voir. Ce mélange suranné rend peut-être la chose plus bouffonne ; voilà l’avantage. Mais ce caquetage débouté, ce regard ignoblement malin, ce sourire qui se contorsionne comme un mécanisme dérangé, tout cet ensemble réfrigérant donne profondément à penser !… Hélas ! cette décrépitude, toutes ces mégères ont eu aussi leur jour de noces. Un jour, le bonheur est venu sourire à leur sourire, il a fait semblant d’écarter un voile, leur a montré une perspective magnifique, splendide de lumière, et leur a dit tout bas, au bruit d’un battement de cœur, c’est l’avenir !… Ainsi, de toutes ces joies, de tout ce futur de félicités, de ces heures d’ivresse, il ne reste que des rides, une forme rabougrie, un aspect répulsif. Pour tout souvenir, ces vieilles femmes n’ont plus qu’un sourire dans lequel on voit la désillusion, le doute apathique et morose ! Oui, ce vieux tableau dit bien la vérité !… C’est la vie dépouillée du rêve, le cœur appauvri d’amour, la chair inerte et sans désirs !… Oh ! loin des jeunes têtes cet appareil glacial, décrochez ces antiques tentures, ne montrez pas ainsi pour miroir à ceux qui croient encore ce passé éteint, ce mensonge qui ricane !…

À force de jouer ainsi la bonne intelligence dans le monde, les deux époux en vinrent, par un armistice secret, à presque conserver leur rôle dans l’intimité, Cela leur était d’autant moins pénible, qu’ils se rencontraient rarement seuls. Alors, comme deux acteurs qui rentrent ensemble dans la coulisse en finissant le refrain d’un couplet, ils continuaient encore de se sourire et de se parler le plus faussement possible. À tout prendre, ils avaient l’un et l’autre trop d’esprit pour affecter ainsi une physionomie inutile de mésintelligence, une aversion continue sans être bruyante. Leurs caractères n’étaient point revêches, et, par coutume, ils aimaient la vie confortable et digne.

Depuis le commencement de cette histoire, la saison, sinon les faits, a marché en avant. Nous sommes aujourd’hui en plein hiver, en plein brouillard. La Tamise est jaune comme de l’ocre, houleuse comme une mer inquiète.

J’aime cette atmosphère froide, cet aspect triste de la ville de Londres. La vie y est contenue matérielle et pensive. L’air vif qui frappe au front rend le cerveau vigoureux. Tout est morne, personne ne rit, la foule n’est pas gaie ; au dehors rien, tout se passe au dedans. Car, je l’avoue ici, pour le plaisir, je suis égoïste. Les fêtes publiques m’irritent, la joie sur tous les visages me gêne, je suis silencieux devant ce mouvement. Pour certains sentiments, je ne m’harmonise pas avec tous, mais seulement avec quelques individualités. J’aime les contrastes. Un effet de lune farouche, un mari laid près d’une belle femme, un étudiant de première année prenant les allures d’homme politique, un homme de bourse disant un mot spirituel, un vaudevilliste pleurant d’amour ; toutes ces choses me comblent de joie.

À Londres, l’ivresse est réfléchie, la folie est raisonnée, les passions se résolvent comme une équation. On est débauché de sang-froid, on fréquente le vice réglèment comme les dévots fréquentent les temples. Ainsi, le matin, par une cause cachée et dépendante de l’atmosphère, on se dit : ce soir, je me griserai. Cette nuit, je i me procurerai une femme brune avec des pieds forts ; je dînerai à la française et je cravacherai le garçon. Or, à mon avis, voici la vraie manière de sentir la vie. En agissant ainsi par programme, on jouit en rêve de toutes ces choses, l’espérance vous y mène joyeux. Les hommes vertueux par saccades, excessifs par caprice, sont des esprits atroces, des cœurs sur lesquels on ne peut compter ni pour la générosité, ni pour les vices.

À Paris, l’amour est distrait, à Londres, tout à lui-même, il s’élève à des proportions vertigineuses, il se magnifie et vous plonge dans des limbes hallucinantes. À Paris, d’abord on enjambe les détails, ensuite l’imagination capricieuse n’a pas la force de transformer les réalités ; aussi, les esprits fantasques ne pouvant façonner à leur gré les créations finies, cherchent continuellement une forme inconnue. À Londres, la passion est un fluide qui change tout à la volonté du caprice, qui montre la nature humaine à travers un prisme.

C’était donc une de ces soirées hivernales pendant lesquelles il est bon d’avoir richesse, amour et santé. Si je n’étais pas trop humble pour me permettre d’adresser un souhait à quelqu’un qui m’est aussi cher que rare, ce serait là la triade que je désirerais à mon lecteur. Mais ne touchons pas à ces sujets abruptes, à ces expressions mal sonnantes. Parler politique est peut-être un des plus sûrs symptômes de rachitisme.

Horatio et mylady Mackinguss, tous les deux assis à l’extrémité d’un sopha d’une flexibilité à faire sauter d’effroi un cockney sortant de Drury-lane et rêvant de chausse-trapes, causaient de futilités et de riens. Devant eux se tenait trapue une table de porcelaine aux valves surdorées, meuble tout semblable à celui que la reine Victoria envoya à Saint-Cloud, et sur lequel jouait Louis-Philippe pendant les après-dîners d’été.

Les deux époux se parlaient en riant, ce qui a le droit de nous surprendre, et prenaient le thé ensemble, ce qui n’étonnera personne.

— Eh bien, mylord, cette pauvre comtesse faisait réclamer ce matin son mari dans tous les bureaux de police. Vous connaissez le caractère de lord Landsdale, un peu fou.

— Oui, ce que nous nommons un excentrique et les Français un original. Quelle nouvelle folie lui est donc passée parle cerveau ?

— Hier, en sortant du théâtre de la Reine, il a fait approcher sa voiture sur le trottoir, au pied du perron, et, une fois monté, il a ordonné au cocher de continuer sur le trottoir.

— L’idée est charmante…

— Il était tard, la rue paraissait sale, aussi s’arrangeait-il très bien des dalles unies. Une meute de policemen le poursuivait. On n’a pu l’atteindre que sous les galeries du Quadrant. Il avait parcouru les trottoirs de Pall-Mall et Piccadilly, traversé deux bazars et trois passages. On dit qu’il s’est battu avec un horse-guard.

— Une voiture traversant un passage à toute vitesse doit être d’un effet délicieux. Après tout, cette idée joyeuse ne pouvait germer que dans son cerveau, car ce n’est pas la première. Figurez-vous, mylady, que lord Landsdale fut pris un jour de promenade d’une attaque d’amour pour une jeune fille errant seulette dans l’avenue des Champs-Élysées, à Paris. Il la poursuivit jusqu’à l’arc-de-triomphe. Là, la jeune personne, afin de se soustraire à ses discours hybrides, se plongea dans un omnibus vide. Le comte aussitôt monte après elle, paye toutes les places, disant que sa famille, composée de quatorze personnes, attend dans l’avenue. Le conducteur fait lever la planchette sur laquelle est écrit complet, et part. C’était un dimanche ; la pluie commençait à tomber. Les bourgeois de Paris tout endimanchés, poursuivaient de leurs signes et de leurs cris cet omnibus vide qui s’intitulait complet. Le conducteur imperturbable les repoussait de son marche-pied, et, avec le plus grand sang-froid, indifférent à tout ce bruit, notre comte disait lentement, en français, des protestations et des offres tout à fait britanniques. L’aventure de cet omnibus m’a toujours paru très joyeuse !… Une tasse de thé, mylady ?

— À ce propos, que devient le baronet sir James Cawdor, nous ne le voyons plus ?

— Sir James est en Écosse, mylady, nous l’y reverrons peut-être. Savez-vous, mylady, que vous êtes, de l’avis de tous, une des plus belles femmes de Londres, et que ce serait folie à nous d’employer notre temps à nous quereller. Je vous aime ardemment ce soir, Olivia.

La jeune femme regarda son mari avec un sourire de doute qui se perdit bientôt dans une microscopique tasse de Chine.

— Ah ! Et que signifient donc vos paroles passées, ces assurances d’inerties de cœur ?

— C’était une plaisanterie, mylady, une excentricité d’anglais marié.

— Et toutes ces machinations dévoilées chez Antarès, plaisanteries aussi ?

— Oui, ce sont les épreuves de cette franc-maçonnerie des femmes mariées ; je vous le répète, je veux vous aimer. Votre main, ma belle lady.

— La voici, mylord.

— Vous avez une main de reine, Olivia, et, certes, si la nature ne se raille pas des hommes, nous devons espérer de beaux enfants. N’avez-vous pas toujours désiré un enfant, mylady ? fit mignardement Horatio en se renversant avec nonchalance sur un coussin, le regard caressant et légèrement faux.

— Oh ! si ; un enfant fut le rêve de ma vie ! mais…

— Eh bien, Olivia ?

— Mais, vous ne m’aimez pas ; c’est une nouvelle espérance déçue !… fit-elle en une moue presque douteuse et de la même nature que le sourire marital.

— Et qui vous assure que votre rêve n’a pas été le mien ? Si je vous disais… mais me croiriez-vous ?… Si je vous disais que tout ce que j’ai fait pour vous avoir, je l’ai accompli pour réaliser deux rêves : vous aimer, et être nommé un jour mon père, par une voix qui vous nommerait ma mère !…

Et ces deux personnages se ravissaient à cette pensée, avec des accents de vérité à les faire éclater de rire en eux-mêmes devant cette comédie si facilement jouée.

— Et puis, continua Horatio orgueilleux, il serait riche, plus riche que ne le fut jamais un cadet de famille ! Nous lui donnerions des honneurs et lui achèterions des titres ! Car, puisque notre frère s’obstine à vivre comme une orfraie dans son manoir d’Argyle, je prendrai sa place dans le monde. Entendez-vous, mylady, je veux que vous soyez la première beauté du monde anglais, et qu’on vous remarque cette christmass à la cour. Je m’y présenterai en Écossais, avec les brogues au quadrille de mon clan et la plume d’aigle à ma toque ; j’en ai le droit.

— Et de tous les seigneurs d’au-delà de la Tweed, vous serez le plus magnifique, mylord !

— Une tasse de thé, mylady ?

La pudeur anglaise offre un fond de gaité inépuisable. L’œil prend gaillardement son parti de toute chose, mais l’oreille regimbe à la moindre amphybologie. Ainsi, les grands jours de réception à la cour, les lords écossais y viennent dans leur costume national qui, comme l’on sait, laisse les jambes, les genoux et une partie des cuisses nus. Or, les jeunes miss ne connaissent pas de plus grande honte que de prononcer le mot culotte ; mais elles ne rougissent nullement devant les nudités de ceux qui n’en ont pas.

— Quelle heure est-il, mylord ?

— Bientôt minuit, Olivia ; vous êtes fatiguée ; placez ce coussin sous votre tête.

— Oui, je sens le sommeil qui m’accable. C’est étrange !

— Notre promenade à Hyde-Park vous a certainement lassée ?

— C’est vrai, nous sommes revenus tard. Lady Melrose était bien pâle…

— Je l’ai connue bien belle à Lisbonne ; mais voici dix ans de cela.

— Oui, l’automne ne reviendra plus pour elle ! Que devient lord Melrose ?

— Ah ! je ne sais. On le dit à la poursuite d’une danseuse française.

— Ils ont ici, l’un et l’autre, une existence bien extraordinaire.

— Très ordinaire, vous voulez dire. Ainsi, à Lisbonne, ils menaient une conduite exemplaire.

— Cependant, ils ne se sont jamais aimés.

— C’est justement pour cela. On les voyait régulièrement tous les soirs au théâtre, dans leur loge, comme deux amoureux en bonne fortune. J’ai su tout le secret.

— Ah ! Et par qui ?

— Ma foi, par un des moines qui, le matin, chantait l’office dans son couvent, et le soir les chœurs dans Robert-le-Diable ; car c’était, à cette époque, l’opéra en vogue à Lisbonne. Lord Melrose entretenait la première danseuse, et mylady, — devinez.

— Vous allez me dire une calomnie méchante.

— Non, mais une médisance très gaie. La pâle et nébuleuse lady entretenait la basse-taille.

— C’est scandaleux !… Oh ! le sommeil m’accable !…

— Olivia, vous êtes adorable renversée ainsi sur ce coussin, votre physionomie se fait rêveuse, et mes rêves se font réalité auprès de vous !… Je vous aime ainsi, ma belle ange ; reposez encore !…

Horatio prépara une nouvelle tasse de thé avec un soin tout particulier. Olivia la but machinalement. Sa tête retomba sur le coussin, ses paupières s’affaissèrent, son souffle se fit régulier, elle dormit. Son mari la regardait sommeiller, et sa bouche exprimait un sourire vainqueur.

Il sonna. Miss Suky et miss Hannah apparurent.

— Couchez mylady, et, s’il se peut, ne la réveillez pas.

Les deux caméristes, aidées du lord lui-même, portèrent la jeune femme sur son lit, la déshabillèrent et la coiffèrent de nuit. Elle dormait toujours. Sa belle tête se perdit inerte dans les flots et les alvéoles des dentelles de l’oreiller. Mais les filles muettes ne se permirent seulement pas de s’étonner de ce sommeil étrange.

— Vous laisserez dormir mylady demain matin, jusqu’à ce qu’elle vous appelle. Elle n’aura besoin de rien cette nuit. Je serai là. Retirez vous dans vos chambres et couchez vous.

Les deux soubrettes s’inclinèrent avec respect et sortirent. On entendait toujours le souffle régulier et calme de la dormeuse.

Horatio après avoir considéré un moment sa belle femme, se dit avec un froid sourire :

— Quand on fait la guerre, il faut savoir mâcher ses balles.