Adolphe Delahays, éditeur (p. 171-178).

XIV.

La Pièce d’or.

Amadeus Harriss ne recouvra pas la raison. Son cœur perdit le sentiment, l’oubli enveloppa son cerveau. Dans la triste nuit tombée sur lui, son œil éteint distingua peut-être deux ombres qui se penchèrent à son chevet, — le duc et sa fille, — mais il les prit pour deux fantômes et ne les reconnut pas.

Toutefois, dans le cours de sa paralysie morale, apparaissaient, de fois à autre, quelques lueurs de rémission, quelques nuages moins lourds. Alors, si la pendule sonnait douze heures, soit le jour, soit la nuit, il se dressait sur sa couche, demandait ses vêtements, sa voiture, et donnait l’ordre de conduire à Westminster-Abbey. Hélas ! c’étaient là ses meilleures heures ! intervalles de folie seulement plus distincts, moins confus. — Il entra dans une maison de santé située dans le riant séjour de Richmond.

Néanmoins, au physique, Amadeus se portait à merveille. Ses membres devinrent robustes, ses joues bouffirent : ce fut un colosse. Partout on retrouve cette preuve de disconvenance entre la matière et l’esprit, la lie et le fluide pur. La nature commet toujours des mariages mal assortis entre l’estomac et le cerveau. Aussi, que la raison succombe, le survivant fleurit et s’engraisse comme un héritier qu’une succession opportune remet à flot. Bonne nature humaine, quels beaux produits de mastodonte elle offrirait si l’intelligence lui manquait !

Miss de Firstland avait peu de place dans son cœur pour les sentiments tendres. Plaignit-elle le pauvre Amadeus ? je ne résoudrai point cette question. Toujours est-il que le bon Horatio devint le compagnon fidèle du vieux duc, et demeura soumis aux pieds de miss Olivia. Or, il ne serait pas juste d’induire d’une scène que j’ai produite sous vos yeux, lecteur, que ses manières fussent ridicules, et qu’il passât dans la société du duc pour un niais et un bonhomme : loin de là. D’abord, il fuyait le monde, car il se disait très timide, et maintenait son esprit en bienséance, car il se disait très amoureux. À tout prendre, son extérieur convenait mieux que celui du faible Amadeus. Son caractère pouvait être friable, mais lui était bel homme. Or, miss Olivia, nature vaniteuse et fière, ne pouvait s’attacher par les liens du mariage à un mari d’une désinvolture saugrenue et commune. Horatio, en dépit de sa bonhomie et de sa malléabilité d’esprit, représentait bien et portait un beau masque. Il pouvait être moins riche que sir Harriss, mais il avait un vieux nom. Si inerte que soit un cœur, si dur que soit un caractère, si féroce que soit une ame, il est toujours, dans la nature féminine, une heure où la femme se laisse prendre par un sentiment vainqueur. C’est pourquoi, certain jour, une nouvelle se répandit dans les salons de Londres : Miss Olivia de Firstland épousait lord Horatio Mackinguss.

Pour elle-même, pour son cœur, la fille du duc n’avait jamais vu que cet homme à ses pieds ; car cette héritière avait un genre de beauté trop sévère pour insinuer la rêverie dans une jeune tête en quête d’amour. Elle possédait la pureté de la ligne, le galbe heureux du contour, mais son œil n’était pas aimant, sa bouche ne dessinait aucun sourire venant du cœur. Sa beauté intimidait l’amour. Toutefois, cela ne l’empêchait point, même avec grande raison, d’avoir haute idée de son visage de marbre ; car, enfin, et je parle ici en général et digressivement, il n’est pas une femme qui, si horrible qu’elle soit, avoue franchement sa laideur. Il en est un grand nombre qui se reconnaissent hautement une beauté modeste ; mais il en est plus encore qui, en elles-mêmes, sont persuadées qu’elles possèdent le type de la véritable beauté, le modèle de la statuaire. Et, en effet, ces pauvres femmes, vivant par le sentiment de la vénusté, seraient trop désespérées s’il en était autrement. Que l’on rie après des illusions du poète !

Toutes les cérémonies de ce mariage de haute fashion eurent lieu à Londres. Je ne vous dirai pas les noms abruptes des notabilités de la cour et des sommités aristocratiques qui furent griffonnés au contrat. Nous passerons aussi sous silence les détails de toilette, l’expression heureuse séamment assise sur la physionomie de l’épousé et la teinte de contrainte et de tristesse dont devait être peint le visage du mari. Coups de pinceau carminés qu’il est temps de proscrire et qu’il faut abandonner aux brasseurs placides qui chevauchent bénignement dans les sentiers herbeux d’une littérature lactescente. Barbets insupportables qui jappent de loin, sur le seuil de leur impuissance, à la mise en scène du roman moderne ; bâtissant eux-mêmes avec une patience de mosaïstes, des œuvres tièdes et écourtées ayant une chaumière et un bosquet pour tout décor, une jeune fille pâle et un jeune homme naïf et fataliste pour tout personnages.

Mais, revenons à notre toile, ce mot pris dans l’humble sens du tisserand. — Le soir, nombreuse et resplendissante compagnie était rassemblée dans les salons du duc. On remarquait Edgard Mackinguss, frère aîné d’Horatio, descendu de ses montagnes pour assister au mariage. Plus nous regardons cet homme, plus nous croyons revoir sa physionomie. Un souvenir vague nous dit qu’il est apparu déjà, dans quelque fond de scène, parmi nos personnages. Mais c’est une ressemblance tellement confuse que nous l’abandonnons. La suite des choses éclairera peut-être la nuit de notre mémoire. Edgard avait une de ces figures dont les yeux toujours errants autour ne vous regardent jamais en face. Bien qu’il n’eut que quarante ans, le derme de son visage avait l’apparence vieillotte. Son nez sec et maigre, percé de deux chantepleures étroites, ses yeux perdus dans des cavités en meurtrières, inspiraient la défiance. Cet homme parlait peu et n’engageait pas à la causerie, car sa conversation sobre devait se maintenir aride dans la réalité du chiffre. Il fuyait l’éclat des bougies, et quand la pénombre couvrait son visage, sa bouche serrée s’étirait en un sourire indéfinissable. La raillerie de ce personnage vous communiquait une appréhension singulière.

On ne dansait pas, mais on jouait.

Sir James Cawdor, plus vermillonné que jamais, épanoui dans ses cols cuspidés, reposait heureusement sur un meuble flexible. Il causait quiètement avec Une fort belle dame assise près de lui.

— Eh bien, sir Cawdor, je crois qu’il vous sera facile de rentrer dans votre propriété de Stonebyres.

— Cependant, soyez assurée, madame de Landsdale, que lord Horatio est fort satisfait de cette acquisition. Des ouvriers y travaillent déjà. D’ailleurs, il est un peu artiste, il aime le surnaturel ; le château des Chutes lui convient admirablement.

— Milady, sir Cawdor, est, je crois, moins encline aux idées poétiques que son mari ; et, vous connaissez peut-être le caractère de miss de Firstland.

— On m’en a parlé, milady, mais ce sont caprices de jeune fille.

— Quand on les hérite de sa mère, c’est une vraie nature. Le pauvre Amadeus en est devenu fou.

— Madame la comtesse, je ne crois pas aux romans. Sir Amadeus est fou, c’est vrai ; mais cela dépend de son organisation, voilà tout.

— Vous ne croyez pas au roman !… c’est la phrase de tout le monde ici. Ah ! quelle différence avec Paris !… Là, tous les hommes sont poètes !

— Ils le disent, du moins, milady ; mais, heureusement pour eux, ils se trompent. Tout un peuple artiste est une chose impossible comme un monument qui serait tout sculpture et ornements.

— Baronet, quel est donc ce grand personnage qui s’entretient avec mylord duc ?

— Ce personnage grand, madame, est le frère d’Horatio. Un montagnard qui vit au milieu de son clan, comme jadis dans un château-forteresse.

La jeune épousée, appuyée sur le bras de sa tante, et donnant la main à son beau-frère Edgard, passa d’une salle contiguë dans le salon même. Elle vint se placer près de la comtesse de Landsdale. Dans un intervalle d’attention, Olivia se pencha familièrement vers sa voisine et lui dit avec un sourire un peu railleur :

— Eh bien, vous le voyez, comtesse, j’épouse Lara.

Parmi tous ces hommes assemblés se distinguait Horatio. Ce n’était plus l’amoureux timide et suppliant des scènes précédentes. Sa tête s’était redressée, sa physionomie revêtait un caractère de volonté ferme. Au milieu de tous les regards, son œil se promenait noir et plein de feu. En ce moment, il apparaissait, dans le fond, parlant à un individu qui l’écoutait la tête inclinée. De fortes ombres enfonçaient les accentuations et les saillies de son visage. Sa bouche avait une expression impérieuse et sa parole sortait brève.

La comtesse posa sa main sur celle d’Olivia, et se penchant vers son visage, le regard dans la direction de son mari :

— Olivia, avez-vous jamais aperçu cette physionomie sur le visage de mylord ?… Eh bien, sur cette expression qui n’est pas fausse, étudiez cette tête.

La jeune femme réfléchie, l’œil posé sur cet homme, ne répondit pas. Elle se leva. Sir James, avec sa bonhomie indifférente, s’étant aperçu de ces quelques paroles dites près de lui, ramena adroitement la commtesse de Landsdale à une causerie distrayante.

Tout à coup, Olivia fut abordée par une personne dont le visage disait l’étonnement effrayé. C’était une jeune femme. Milady Mackinguss lui donna aussitôt la main avec un sourire d’accueil.

— Je suis vraiment enchantée de vous trouver en fraîche santé, ma belle étrangère. Comment se porte monsieur le vicomte de Lormont ?

— Miss Olivia, ah ! je voudrais pouvoir vous donner ce titre !… Miss Olivia, parlons de vous.

— Ma belle Mathilde, vous avez l’air émue.

— Est-ce là l’homme que vous avez épousé ?

Et sa main indiquait Horatio.

— Oui, ma belle amie, c’est là l’homme que j’ai épousé, répondit un peu sèchement la jeune femme.

— Olivia, vous ne savez donc pas ce qu’est cet homme ? dit d’une voix basse et précipitée Mme de Lormont, en prenant la fille du duc à l’écart.

— C’est tout simplement lord Horatio Mackinguss, mon mari. Un pauvre amoureux que j’ai peut-être épousé par dépit. Je puis bien vous le confesser à vous, comme femme, comme amie.

— Cet homme ne vous a jamais aimée, madame !…

— Et qui vous donne cette certitude, ma toute belle ? répliqua la jeune femme, la bouche empreinte d’un sourire amer et la voix légèrement frémissante.

— Non, cet homme ne vous a jamais aimée, car il n’a jamais aimé personne ; son cœur est mort.

— Ma belle amie, je crains que la maladie de ce pauvre sir Amadeus ne soit épidémique.

— Amadeus… ah ! oui, je sais, il l’a ôté de son passage. Ah ! c’est un rôle terrible que joue cet homme, madame !… Et puis, ignorez-vous donc de quoi il est menacé ! Ne connaissez-vous pas l’aventure qui lui arriva dans une auberge, une nuit ?

Et, comme sir Cawdor se trouvait proche, Mme de Lormont continua sa phrase sur un ton plus bas, qu’Olivia seule entendit. Aussi, devant les paroles de cette femme qui possédait réellement toute sa raison, la jeune mariée arrêta un moment son attention sérieuse. Son œil inquiet sembla scruter la probabilité d’un mystère chez Horatio. Elle replia sa pensée vers les souvenirs.

Lord Mackinguss s’était aperçu de l’entretien des deux femmes.

— Vous voulez savoir ce qu’est cet homme ? reprit la vicomtesse ; eh bien !…

Mais les yeux de Mme de Lormont ayant rencontré le regard d’Horatio, elle se tut comme pétrifiée.

Le coup-d’œil toujours immobile et robustement posé en avant, Horatio marcha sans promptitude vers Mathilde. Il refluait leurs regards vaincus et inertes, et, à mesure qu’il avançait, les deux rayons de ses yeux de feu semblaient pénétrer comme deux glaives dans ces têtes étonnées. Les deux femmes, maintenues en silence, se reculaient instinctivement du corps à son approche.

Quand il ne fut plus qu’à deux pas de Mathilde, il lui montra sa main droite.

Dans ses doigts brillait une pièce d’or.

Mme de Lormont pâlissante tomba sur un siège, et son visage s’inclina dans ses mains.