Adolphe Delahays, éditeur (p. 163-170).

XIII.

Pauvre Fou.

L’appartement où le lecteur veut bien entrer maintenant était sombre comme le crépuscule d’un jour de pluie. Les ombres dormaient à leur aise dans les plis profonds des rideaux, et le tic-tac précipité de la pendule trottait allègrement et en toute hâte sur cette grande zone qui mène à l’éternité. L’atmosphère arrivait aux poumons chaude et lourde.

Sur les tables, les consoles et la cheminée, se dressait pâle et tiède, tout un congrès de vaisselle pharmaceutique. Les cuillères, debout dans des tasses mi-pleines, prenaient leur pédiluve en se tenant en attente appuyées aux parois. Les théières, leur cou de grue en avant, causaient bas avec les bords résonnants de quelque verre inquiété par un bruit extérieur, ou bien lisaient attentivement les étiquettes des flacons et des fioles.

Dans la nuit précédente, le valet de chambre de sir Harriss avait trouvé son maître en travers sur le seuil de la porte. En Angleterre, quelle que soit la régularité des mœurs d’un individu, si l’on s’aperçoit d’un dérangement extraordinaire en lui, on se dit aussitôt tout naturellement : Monsieur est ivre.

On porta donc monsieur dans son lit, on lui prépara du thé, et tout fut dit jusqu’au matin.

Le lendemain, le docteur qui le vit déclara aussitôt qu’il était sous le coup d’une ablepsie complète. Puis, convaincu que cette altération des facultés intellectuelles ne provenait que d’une action physique, il le traita d’après ce système.

À l’heure où nous entrons chez le malade, un homme était assis à son chevet. Son regard froid reposait sur le jeune homme étendu sur la couche. Sir Amadeus, nonobstant quelques légers spasmes, paraissait calme ; seulement errait sur ses lèvres une mussitation continuelle ; on aurait dit qu’il conversait avec un être invisible, le fantôme des rêves enfiévrés. Il ne dormait pas. Son œil atone se tenait ouvert, ses paupières immobiles. Cependant, sa main s’agita et vint retomber sur la partie inclinée de la couche. Une autre main la saisit.

— Eh bien ! Amadeus, comment cela va-t-il ? demanda celui qui le veillait de ce ton indifférent que l’on adresse à un homme en santé ordinaire.

— J’ai entendu une voix… On parle donc dans la tombe… Qui est là ?…

— Un de vos amis.

— Oui, en terre on a des amis, ah ! ah !… Et un rire lent, faible et insensé vint bruire sur ses lèvres pâlies.

— Je suis lord Mackinguss.

— Je ne vous connais pas.

— Horatio.

— Horatio ; non, je ne connais pas ce nom.

— J’ai déjeuné ce matin avec quelqu’un que vous connaissez.

— Pas un ami ; je n’en ai pas..

— Avec votre frère.

— Oui, oui, mon frère Léwis, ah ! ah !…

— Il a votre raison, m’a-t-il dit.

— Mais, il me la rendra, s’écria-t-il tout à coup, il me la rendra, et alors… Je reviendrai… où ?… Oh ! je ne me souviens pas !… — Et il retomba sur le coussin.

— Il se marie avec Olivia ; c’est votre raison qui le lui conseille.

— Olivia…

— Votre fiancée…

— Olivia… J’ai entendu ce nom, où ?… Là bas, dans un rêve… Mais, je n’ai pas ma raison !…

Tout à coup, le malheureux se dressa sur sa couche ; un éclair, une idée cohérente sembla traverser le vide de son cerveau, et il proféra d’une voix basse, en posant sa main chaude sur le bras d’Horatio :

— Quelle heure est-il ?

— L’éternité.

— Ah, ah ! oui, l’éternité, ici… C’est l’heure éternelle autour de laquelle je dois tourner maintenant !… Mais, sur terre ?

— Il est midi.

— Eh bien, vous m’avertirez dans douze heures… nous sortirons d’ici… nous irons autour de Westminster-Abbey… Là, Léwis me rendra peut-être ma raison.

— Peut-être, fit lord Horatio sur un ton de doute.

— Qu’en savez-vous ?

— Léwis ne peut rendre votre raison.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il l’a perdue.

— Perdue !… en une nuit !…

— Certainement. Il se marie !… — Lord Mackinguss fit suivre cette phrase d’un rire moqueur que ne remarqua point le malade.

— Eh bien, nous la prendrons à un autre.

— Cela n’est pas facile.

— Toi, as-tu ta raison ?

— Puisque je suis avec toi, je ne puis l’avoir…

— C’est vrai, nous ne sommes plus sur terre. Oh ! j’ai fait un songe bien bizarre, bien bizarre !… Je vais te le raconter ; écoute… Laisse-moi me souvenir.

Et, appuyant sa pauvre tête sur sa main, il chercha longtemps le fil de son rêve. Horatio, toujours impassible, attendait qu’il commençât.

— Eh bien ! ce songe ?

— Oui, le voici : Je me nommais Amadeus Harriss, j’étais sur terre, riche, heureux, car j’aimais une femme… là-bas, l’amour d’une femme rend heureux ! Elle se nommait… Olivia… oui, et j’allais devenir son époux. Puis, un soupçon tomba sur mon cœur comme une tache noire ; je doutai de cette jeune fille… lorsque… je me suis éveillé.

— Eh bien ! Léwis s’est emparé de ton rêve ; il épouse Olivia.

— Attends, reprit l’insensé sans écouter, et poursuivant le souvenir du songe ; elle sortait le soir, vêtue en homme… Un vampire le savait…

— Elle allait le voir.

— Le crois-tu ?

— C’est certain. Puis, ce vampire t’a volé ta raison, et maintenant il épouse ta maîtresse.

— Oui, c’est vrai, Léwis m’a dit qu’il était un vampire. Ah ! mon pauvre rêve !… mon pauvre rêve !…

Et le malheureux retomba sur le coussin qu’il tacha d’une larme.

— Ami ? dit-il tout à coup.

— Que désires-tu ? demanda Horatio.

— Ma tête brûle !… de la glace.

Horatio demeura dans une immobilité barbare. Le malade délirait. Cependant, devant ce poignant spectacle d’un homme qui se débat contre la folie, il céda à ce puissant sentiment d’humanité qui nous pousse à secourir celui qui souffre à notre merci. Il saisit un linge imprégné d’eau glacée et le posa sur le front du malade. L’action sédative agit aussitôt.

Peu à peu le regard du jeune homme alité perdit sa fixité et se prit à errer partout autour comme pour se reconnaître. Le pauvre insensé se dressa sur sa couche, sans effort, et tint un moment sa tête pendante sur sa poitrine, pareil à un dormeur qui sort d’un sommeil torpide.

— Oui, je me souviens : hier soir, j’ai été poursuivi… effrayé par mon image… par un homme d’une ressemblance étrange… J’aime toujours Olivia… mais on ne m’a pas parlé d’elle. Où donc va-t-elle, sous un vêtement d’homme, la nuit ?

— Amadeus, c’est ton rêve que tu me contes toujours ?

Mais le malade ne fit aucune attention à ces paroles.

Il parlait lentement, réunissant à grand peine ses idées éparses et confuses.

— Non, je n’ai pas su si Olivia me trompait. Mais, pourquoi, elle si belle, si imposante, m’aimerait-elle, moi, si faible, si craintif dans le monde !… Il y a aussi un homme qui rôde autour d’elle, un bel homme dont on rit quelquefois… mais dont on rêve aussi, peut-être, après !

— Eh bien ! cet homme, c’est moi, dit lord Mackinguss se présentant devant lui, et appréhendant ces symptômes d’un retour à la raison.

— Vous !… reprit Amadeus en le regardant fixement.

— Eh bien ! tout cela est un rêve.

— Un rêve, non, car je comprends, maintenant. Vous êtes Horatio… Oui, je vous reconnais… vous êtes beau, vous !… aussi, je fis une réflexion, après…

— Une réflexion ; et sur qui, sir ?

— Sur vous.

— Ah ! et que pensâtes-vous ?…

— Oui, oui, je me dis que pour être réellement ce que vous paraissiez, vous étiez trop simplement naïf, hier !…

— Ah ! je reviens à la raison !… mais, ma tête brûle, un peu de glace, mylord.

— Il n’y en a plus.

Lord Mackinguss s’était levé et marchait dans la chambre, le front plissé, le regard mauvais. Tout à coup il s’arrêta et sa main se posa sur une fiole contenant une liqueur épaisse et jaunâtre ; il réfléchit. Cet homme, implacable pour une femme, surtout après une offense, répugnait à tuer quelqu’un. Le but ne l’effrayait pas, mais le moyen lui apparaissait atroce et vulgaire. Se débarrasser ainsi d’un individu qui vous gêne, quand on a un peu d’intelligence, est une imprudence digne d’un homme du peuple soumis à de grossières mœurs. La loi frappe les empoisonneurs, mais ne s’occupe nullement de ceux qui vous rendent fou.

Hélas ! dans le cours de cette vie fatale que nous descendons, il se trouve toujours des événements secourables qui guérissent de bien des perplexités morales. Un valet entra, portant un plateau d’argent.

— Mylord, voici une lettre pour sir Harriss.

— C’est bien, laissez-la là.

Le valet sortit. Alors Horatio reposa la fiole et s’avança vers le lit.

— Amadeus.

— De la glace !…

— On va vous en donner.

— Ma tête se fend.

— Voici une lettre. Pourrez-vous la lire ?

— Une lettre de qui ?

— Ah ! je ne sais.

— Regardez la signature, je vous en prie. Qui l’a apportée ?

— Je viens de l’apercevoir sur une table.

— Comme la première, alors !… La signature ?

— Mylord duc de Firstland.

— Ah ! je vais la lire, donnez.

Le jeune homme se saisit avidement de la lettre. Il la lut et son visage s’altéra.

— « Perdu la raison… Tout est fini entre nous. » Oh ! mon Dieu ! je retombe dans la nuit de mes idées, le souvenir s’éteint, tout s’efface !… Ce n’est donc point un rêve… ma raison est donc perdue !… Tout le monde m’abandonne !… Ah ! ah ! oui, j’étais Amadeus… Olivia était belle… le vieillard m’aimait… ah ! ah !… rêve, illusion !… Je suis dans la tombe, oublié !… Mylord, nous irons à Westminster.

— Nous irons ce soir.

— Et, dans mon rêve, il m’est venu une sensation que je nommai… le nom se perd…

— L’amour ?

— Oui, l’amour… « Tout est fini entre nous ! » Que cela veut-il dire ? C’est vrai, je suis mort… Eh bien, je veux rester tranquille… Écoute, ami, ne me réveille pas, laisse sonner minuit… car, maintenant que mon rêve est perdu, je ne la veux plus !… Non, je ne veux plus ma raison !…

Et le pauvre fou retomba sur son oreiller en murmurant quelques paroles d’un vieil air écossais, qu’il entremêlait de mots bizarres et d’éclats de riaillerie insensée. Un homme noir entra, vint proche du lit, et considéra le malade un moment.

— Docteur, croyez-vous qu’il revienne à la raison ?

— Jamais !