Adolphe Delahays, éditeur (p. 107-125).

IX.

Hamlet.

Le duc de Firstland était le dernier descendant d’une ancienne famille d’Écosse. Il possédait une chaîne de montagnes et des lacs dans le pays d’Inverness, et quelques îles dans les Hébrides. Sa fortune ne dépassait pas vingt millions de francs ; mais ce vieillard ayant des goûts simples, se plaisant dans la vie retirée comme un montagnard austère et grave, le revenu de cette somme lui suffisait pour tenir avec honneur le rang de son nom et de son clan. Cependant le vieux duc n’était pas heureux. Sa figure franche et bonne avait perdu tout rayon de joie, sa bouche avait désappris le sourire. Toujours seul dans ses appartements, son esprit abattu semblait se complaire dans une douleur cachée, et s’enveloppait avec résignation dans sa pensée triste.

Le duc s’était marié deux fois, mais non impunément. Sa première femme mourut deux ans après la naissance d’une fille. Le mari pleura sa duchesse car il l’avait tendrement aimée ; puis, il l’oublia un peu, car il était jeune. La jeunesse ne sait pas prévoir. En un mot, le duc après avoir oublié la trépassée, s’oublia lui-même. Se marier une fois c’est audacieux ; convoler en secondes noces c’est une folie. — Deux ans après la mort de la duchesse, le duc épousa Ophélia de Kockburns, qui le rendit bientôt père d’une seconde fille. — Sa première enfant, Ophélia, qui, par un étrange hazard, portait le même nom que sa belle-mère, avait à l’époque de cette naissance, trois ans. — Cette nouvelle fille reçut le nom d’Olivia.

Le duc ne fut pas heureux avec cette deuxième duchesse ; son caractère se heurta contre le sien. Par la pensée il revint à son premier attachement, et, comme sa fille Ophélia était la personnification ici-bas de cette ame envolée, il déversa sur sa tête innocente la somme de ses affections. Quinze années s’écoulèrent. Ophélia grandissait auprès de son père, et, comme celui-ci trompé dans son amour avait l’ame appauvrie de joies, la jeune fille semblait baigner dans une atmosphère triste, et la mélancolie pesait constamment sur sa tête. — La duchesse ne l’aimait pas et sa jeune sœur avait pour elle les mêmes sentiments que sa mère.

Ophélia avait dix-huit ans lorsque le sombre château de Firstland fut le théâtre d’un événement inouï dans ces contrées aux mœurs primitives et rudes. — Un soir, la duchesse ne parut pas. On l’attendit toute la nuit. La montagne s’illumina de torches. Mais la journée suivante s’écoula en infructueuses recherches.

Enfin, au crépuscule du jour après, le duc, en entrant dans une salle reculée du château, aperçut un corps raidi qui pendait dans le vide. — Il s’approcha épouvanté. C’était la duchesse attachée sans vie à une poutre de la vieille salle.

À la nouvelle de cette mort, Olivia devint sombre, mais ne pleura pas. — On ne pouvait soupçonner un crime ; un suicide était inexplicable.

Depuis le jour de cet événement, Ophélia, plus mélancolique, plus pâle, errait seule et fuyait toute société, même celle de son père. — Or, il se passait dans l’ame de celui-ci un combat terrible, un de ces bouleversements pendant lesquels la raison tremble. Olivia se rapprochait de lui, parlait bas à son oreille, et il frissonnait. Son œil hagard s’arrêtait fixe sur cette figure blanche et immobile, aux yeux agrandis, expression mystérieuse d’une rêverie triste et lamentable, sur Ophélia, qui, muette, semblait laisser son regard revenir vers le passé.

La duchesse n’avait laissé aucun indice qui expliquât un accès de déraison ou de désespoir, mais on trouva près d’elle un papier sur lequel ces lignes étaient écrites :

— « La rêverie est une teinte de sommeil, le sommeil une ombre de la mort. Pour rêver toujours, il faut quitter la terre.

« Ophélia. »

La forme nébuleuse de ces deux lignes ne convenait pas au caractère de celle qui paraissait les avoir tracées. — Puis, un soir, Olivia assise aux pieds du vieux duc qui pleurait, remarqua que ce papier n’offrait pas l’écriture de sa mère. Le vieillard s’effrayait comme un enfant au bruit de cette voix acérée et soupçonneuse. Le geste de sa main demandait grâce, repoussant avec des larmes ce fantôme monstrueux de vérité qu’on dressait devant lui. Mais on n’eut pas pitié. Olivia plaça en regard de cet écrit, une lettre de la jeune Ophélia, et le duc frissonna devant l’identité de ces deux écritures.

À ce moment, une statue vivante traversait la salle. Elle s’arrêta devant ces deux personnages, et, tendant son bras amaigri et sa main pâle, elle dit :

— Sur le souvenir de ma mère, sur l’honneur de mon père, je jure que jamais ma main ne traça ces lignes.

En se retirant pour la nuit, le pauvre père aperçut dans une galerie déserte une ombre qui priait devant un portrait de femme, celui de sa première duchesse, et le vieillard, le front sombre, passa sans regarder sa fille.

Cette nuit-là, à deux chevets, il y eut des larmes amères et pas de sommeil !…

Tous les jours Olivia pénétrait davantage dans la confiance de son père, chaque jour Ophélia paraissait s’écarter de plus en plus du centre de cette sphère aimante. — Olivia ne pleura pas, avons-nous dit, à l’heure où l’on trouva le cadavre de sa mère. Ces deux mots nous dispensent presque de faire le portrait de cette jeune fille. Toutefois, il est probable que la duchesse décédée si mystérieusement n’aurait pas pleuré non plus à la mort de son enfant. — Olivia ressemblait à sa mère. Elle était envieuse, jalouse et méchante. Une simple cause lui faisait haïr sa sœur aînée. L’une se nommait miss de Firstland, et, elle, seulement miss Olivia.

Le duc aimait Ophélia, car il est dur de lever de son cœur une affection enracinée et qui fait corps, mais sa présence le gênait. Il la fuyait. En des heures de doute, il se redressait contre cette infiltration épouvantable qu’injectaient en lui les soupçons d’Olivia. Mais bientôt le fluide fatal revenait le plonger dans ses angoisses poignantes.

Un jour, le vieillard passait lentement dans une salle lorsqu’il aperçut immobile, en face de lui, sa fille les bras ouverts, la physionomie implorante. Leurs yeux s’obscurcirent, le pauvre père tomba dans cette étreinte aimée, et mêla ses larmes à celles de son enfant. Une minute s’écoula, indicible intervalle de rémission heureuse, et il ne se fit qu’un bruit de hoquets singultueux et de pleurs. Tout à coup, à travers ses larmes, le duc aperçut en face la physionomie sombre et fatale d’Olivia. — Alors, se détachant de cette étreinte, il tomba à genoux et s’écria d’une voix implorante et désespérée.

— Ophélia, mon enfant, dis-nous la vérité !…

— Ah ! mon pauvre père, répondit la jeune fille, je suis bien malheureuse !…

Le lendemain, à l’heure du repas, Ophélia ne vint pas s’asseoir à côté de son père. On la chercha longtemps ; on ne la trouva pas. Le vieillard, sans mot dire, blanc comme ses cheveux, monta dans la chambre haute où la mort s’était déjà montrée. Il n’y avait personne.

Quelques montagnards racontèrent avoir, pendant la nuit, aperçu une ombre blanche sur les rochers de la montagne qui se penchent sur les torrents de la Findhorn, et que cette ombre pâle avait tout à coup disparu à leurs yeux. — Le vieux duc versa longtemps des larmes et se vêtit de noir. Sa fille se jeta dans ses bras les yeux secs, mais couvert de ses pleurs, le vieillard ne s’en aperçut point.

Quatre ans après, le duc quitta ses montagnes, ses forêts, ses jours pâles, témoins de ses douleurs, et vint à Londres. — Sa fille approchait de vingt ans, et, elle aussi devait bientôt le quitter.

À l’heure où nous posons la plume sur le seuil de l’hôtel de Firstland, miss Olivia n’a point encore terminé sa toilette. La fille du duc, disons-le, sans être soumis à nulle prévention fâcheuse, est une belle personne. Le coloris de son visage a toute la délicatesse de cette teinte qu’on ne saurait mieux comparer qu’à la couleur du thé au lait. Son front bombé surplombe des yeux beaux par la forme, mais éclairés d’une expression dure. Les lobes apparents du nez et la commissure des lèvres un peu sèches, disent tout l’orgueil de cette femme, et repoussent au premier aspect les caractères faibles et timides. — Ses épaules et ses bras étaient nus, et ses beaux cheveux, d’une nuance blond foncé comme le miel, s’annelaient le long de ses joues presque jusqu’à ses coudes perdus dans des trésors de frivolités féminines dont les noms techniques n’intéresseraient que des modistes. Et notre littérature n’est pas si exclusive.

Sur un canapé était assise une vieille dame, compagne habituelle d’Olivia, et qu’elle nommait sa tante. Cette femme était haute et sèche, si sèche qu’en plaçant une lumière derrière son corps préalablement dévêtu de ses étoffes gonflées, on aurait, bien sûr, pu lire, à travers, quelques colonnes en petit-texte du Morning-Chronicle.

L’ameublement de la chambre de miss Firstland était de bon goût, car il venait de France. La jeune femme avait en face d’elle une toilette en salin jaune en forme de dais. Au fond se dressait une glace encadrée aussi par dentelures dans le satin. Le vêtement de la tablette à double volant se recouvrait jusqu’au bas de point d’Angleterre et se terminait par un nuage d’agréments de malines poussiéreuses. À côté, sur une table admirablement plaquée de mosaïques italiennes, reposaient une aiguière et son vase. Le travail de l’aiguière était l’œuvre d’un de nos premiers artistes parisiens. Ses flancs urcéolés laissaient fuir des nervures de feuilles et des boutons de fleurs comme des gouttes d’eau qui gonflent aux parois d’une terre poreuse. L’anse se formait d’une branche feuillue d’une vidure exquise sur laquelle un enfant poursuivait un lézard. La main retenait déjà l’animal captif, car autrement il entrait dans l’eau qui s’ondulait presque au contact de sa tête effrayée. Sur le devant, sous le canthus imbricé, étaient sculptés deux anges cupidonnés tenant chacun d’une main le blason de Firstland surmonté d’une couronne de duc. Le vase qui recevait l’eau était posé sur les branches d’un chêne dont le tronc supportait la cuvette. Sous les branches de l’arbre ruminait un bœuf obèse sur le cou duquel s’appuyait un jeune bouvier, les jambes nues. Le vase était en or, le reste en argent massif.

Une fraîche camériste à la peau blanche comme cire et aux yeux de turquoise, donnait à la jeune personne les derniers soins que réclamait sa toilette.

— Ainsi, vous l’entendez, Suky, les gens de ma tante vous ont aperçue dans Saint-James-Park parlant à un horse-guard.

— Mademoiselle, c’est mon cousin. La maison de son père touche celle de ma mère à Ipswich. Nous étions fiancés lorsque le gouvernement l’a enlevé à sa famille.

— Sachez, Suky, que je n’entends pas que mes femmes voient ainsi des hommes étrangers à la maison de mon père. Quand vous voudrez voir votre cousin vous irez à Ipswich. — Que pensez-vous, ma tante, de cette pâle perronelle qui fréquente des horse-guards, des hommes de six pieds, tout en prétextant d’aller à la chapelle entendre le révérend Simpson. — Mademoiselle, quand il vous reprendra envie d’assister à la parade de Saint-James, vous ne rentrerez plus ici.

— Mais..

— Je vous parle et ne vous questionne pas.

La jeune fille se tut, et ne put retenir une chaude larme qui se gonfla à ses longs cils, vacilla craintive, et tomba sur l’épaule de sa maîtresse. Olivia s’en aperçut dans la glace, et avant que la pauvre Suky eut eu le temps de l’essuyer, elle se leva pâle de colère et de dégoût. Une épingle d’or brillait dans ses doigts. Sans dire un mot, elle la planta dans les bras de la soubrette. Celle-ci poussa un léger cri, mais ses larmes séchèrent.

— Sale, vous mériteriez que je vous misse sans pain sur le pavé de Londres !… Allons, vite, nettoyez mon épaule.

La désolée soubrette, la peau de son bras rond rouge de sang, eut recours à tous les parfums que contenaient les boites et les flacons de la toilette.

— Essuyez votre bras, vous me saliriez.

La tante distraite de sa lecture par cet incident, reposa son livre.

— Ma nièce a peut-être oublié que sir Amadeus est au salon.

— Mais, je pense, ma bonne tante, que sir Amadeus aura l’obligeance d’attendre que ma toilette soit terminée.

— Ne pourriez-vous donc pas le recevoir ici, maintenant.

— Mais, ma tante, moins Amadeus que tout autre. Et, tenez-le pour assuré, jamais mon mari n’entrera dans mes appartements sans ma permission.

— Tous les hommes, ma nièce, n’ont peut-être pas un caractère d’une souplesse telle. Les manières d’un mari sont quelquefois revêches.

— Je l’assouplirai. Ah ! ne croyez point que je veuille être auprès de celui que j’épouserai comme un zéro après une unité, et que je consente à n’avoir de valeur que par un chiffre.

— Comme femme, je ne puis que vous approuver. D’ailleurs, vous trouverez dans Amadeus l’homme de vos volontés, et, c’est heureux, car il n’est rien de si terrible que deux caractères impérieux qui se heurtent.

— Heurter !… Je ne veux rien heurter, mais renverser. C’est ainsi que j’agirai avec le premier homme venu. Ah ! je n’ai pas l’esprit aussi facile que cette pauvre comtesse de Landsdale qui porte les cachemires et les bijoux que la maîtresse de son mari dédaigne. C’est scandaleux !… Suky, sonnez.

— Il ne faudrait pourtant point, Olivia, abuser de l’empire que vous pouvez exercer sur le cœur d’Amadeus. Ainsi, il ne serait pas convenable d’en agir de la sorte avec un autre homme. — Horatio, par exemple.

En ce moment la porte s’ouvrit et une jeune fille apparut.

— Hannah, allez vous informer auprès d’Andrew de la santé de M. le duc de Firstland, mon père. — Vous parliez d’Horatio, ma tante… Oh ! celui-là c’est différent ; je lui ferai simplement dire de revenir à une heure plus opportune, ou bien encore, l’admettant ici, je le prierai de m’étendre du blanc de perle pour me rafraîchir le visage, et d’ocaigner mon mouchoir. — Et, ce disant, la jeune fille laissa errer sur sa bouche un sourire dédaigneux et déprisant.

— C’est un bel homme, observa la tante sans aucune vergogne.

— Et surtout un bon homme !… reprit Olivia avec l’empressement habituel de toute jeune femme qui ne veut pas avoir l’air de s’arrêter à certaines considérations physiques. — Vraiment, il serait cruel à moi de prendre un pareil individu pour mari !…

— Monsieur le duc, dit Hannah qui venait de rentrer, remercie Mlle de Firstland. Mylord est en parfaite santé.

— Fort bien. Maintenant, allez annoncer à M. Amadeus que je vais avoir l’honneur de le voir.

La jeune fille sortit en arrière.

— Je ne vous ai pas parlé de mon rêve de la nuit, ma tante, ou plutôt de mon cauchemar. J’ai eu dans mon sommeil tout le souvenir de ce que nous avions dit hier soir au sujet de ces prétendus vampires du nord dont parlait le Times. J’étais au château des Chutes et l’on me plongeait tout endormie dans les torrents de la Clyde. Étrange peuple que le nôtre !… Il lui faut toujours pour alimenter son esprit rêveur des histoires fantastiques et surnaturelles !…

— Ce sont, sans doute, quelques brigands qui se trouvent bien de l’extraordinaire dont on recouvre leurs méfaits. J’ai rencontré l’autre jour à l’ambassade de France ce bon sir James Cawdor, le propriétaire du château des Chutes. Il était tout effaré de savoir son rocher atteint de vampirisme.

— Il est sûr que sir James n’a pas les allures d’un vampire tel que nous l’a dépeint Byron, ou plutôt Polidori. Après tout, chaque personne juge les individus à sa manière. Ainsi, l’autre soir, la comtesse de Landsdale me parlait de lord Horatio d’une manière tout à fait fausse, et me le présentait sous des couleurs qui certes ne lui appartiennent pas. Enfin, elle a dit un mot qui m’a beaucoup fait rire. Cet homme, m’a-t-elle avoué, me représente la physionomie fatale de Lara !… — Pauvre Horatio, je veux lui faire part de cette calomnie. — Ma tante, j’attends votre bon plaisir pour entrer au salon.

Sir Amadeus Hariss était un jeune Anglais tout vêtu de noir à l’exception de la cravate qui se trouvait d’un blanc bleuâtre du plus aristocratique. À tout prendre, il n’y avait rien qui le distinguât d’un autre homme.

Quand ces dames entrèrent dans le salon, la conversation tomba sur des banalités que miss Kockburns, la vieille tante, fit cesser en venant au plus profond d’un fauteuil s’envelopper dans les immenses feuilles du Times.

— Vous avez l’air soucieux, sir Amadeus. Il est sur votre physionomie une expression souffrante qui ne vous est pas habituelle.

— Hélas ! mademoiselle, vous savez qu’il règne toujours en moi une mélancolie constante ; ombres du cœur, moins sombres cependant quand je suis près de vous. Mais je ne veux pas vous en parler, car vos railleries n’y sont pas un remède.

— Toujours vos craintes imaginaires !… Vous allez devenir bientôt plus triste qu’un poète de comté qui soupire tous les soirs un sonnet à la lune. Rassurez-vous, Amadeus, ces appréhensions fictives s’en iront avec les années.

— Je ne crois pas aux années ! ajouta le jeune homme en appuyant sa tête dans ses mains.

— Pressentiments affectés !… railla la jeune fille, — ma tante de Kockburns, non plus, ne croyait pas aux années lorsque son ame se trouvait en peine d’un élégant secrétaire intime de George Canning, qu’elle aperçut la première fois dans les salles de Westminster, à la dernière audience du procès de Warren-Hastings. Maintenant elle croit aux centenaires. Toujours même folie !…

— Ma maladie est là, reprit le jeune homme en se frappant le front. Les événements dont l’existence humaine est hérissée m’effraient. Je ne saurais trop les redouter, non pour ma vie, mais pour ma raison.

— Pour vous guérir de ce sentiment de faiblesse morale, il faudrait vous abandonner tout entier à une volonté amie et vigilante.

— C’est un renoncement bien pénible, mademoiselle ?… Cependant, je ne repousserais pas une main de femme qui me ferait signe de m’appuyer sur elle.

— Oui, Amadeus, dans ce sentier où le vertige vous gagne, fiez-vous aux traces d’un guide fidèle.

— Fidèle !… murmura le jeune homme en portant un regard amer sur la jeune personne. C’est un mot bien présomptueux dans la bouche d’un homme !… Car, miss Olivia, voyez-vous, je suis un être que l’amour épouvante. Défiant de moi-même par nature, je suis par cela seul jaloux.

— Je ne sais vous comprendre, sir Amadeus, fit la jeune fille en fronçant sensiblement son front impérieux.

— Vous assombrissez votre physionomie, vous allumez votre regard dont l’éclat me blesse, mais, n’importe, je veux vous tout dire.

— Oh ! sir Harriss, ne me dites pas de rêve ; j’ai ce genre de récit en effroi.

— Un rêve !… vous avez raison, il est des rêves affreux ! Mais, enfin, et cela m’épouvante, ce que j’ai à vous dire est une réalité. Ce matin en m’éveillant, miss Olivia, j’ai trouvé sur ma table, à mon adresse, cette lettre. J’ai rompu le cachet et voici ce que j’ai lu :

— Je vous écoute, monsieur, fit la jeune fille en redressant sa tête dédaigneuse.

« Monsieur, s’il vous plaisait de savoir où se rend, à minuit, miss Olivia de Firstland, vêtue en homme, on pourrait vous en instruire. Venez ce soir à pareille heure, aux alentours de l’abbaye de Westminster. Un homme se présentera, vous le suivrez. »

— La signature ? demanda d’un ton calme la jeune fille.

— Oh ! une signature étrange.

— Mais enfin !

— « Un vampire ! »

— Et la lecture de cette lettre anonyme se présenterait-elle à moi sous une forme interrogatoire, sir ?

— Peut-être.

— Eh bien ! apprenez, monsieur, que je ne m’abaisse jamais à donner des explications à quelqu’un qui n’a pas le droit d’en exiger, et, surtout, lorsque la cause en est ridicule. Après tout, il n’est pas adroit à vous de venir ainsi me montrer les fils de cette trame mélodramatique ; on vous invite à connaître la vérité ; allez-y.

— J’irai, répondit assez sèchement le jeune homme.

— Seulement, avant de vous aboucher ainsi avec des esprits nocturnes, réfléchissez sur les conséquences qui peuvent s’en suivre. Vous avez la tête faible, sir.

Miss Olivia se leva et vint proche de sa tante, toujours enveloppée comme un bouquet monstre dans les feuilles de son journal. La tête de la jeune fille était inclinée, son front pensif, et l’on voyait frémir ses lèvres sous une expression d’une sourde irritation nerveuse.

— Mais c’est épouvantable ! murmurait la vieille femme en s’enfonçant avec frénésie dans les plis bruyants du Times.

— Qu’est-il donc arrivé, ma tante ?

— Ma chère enfant, c’est inexplicable ! Depuis que les mœurs françaises viennent corrompre nos usages décents et religieux, on peut s’attendre à tout !…

— Une conspiration de chartistes ?

— Mais non, un fait immoral et sacrilège ! Les expressions ne sauraient expliquer décemment pareille monstruosité ! Enfin, voici trois nuits que dans le cimetière de Kensall-Green… ou plutôt High-Gate… non, non, c’est bien Kensall-Green. D’ailleurs, je l’ai ici. Tiens… allons… je ne le trouve plus maintenant… Ce journal est si grand !

Mais la jeune fille, abandonnant sa tante à son incertitude, transporta son attention vers la tenture de la porte qu’un domestique tenait soulevée pour donner passage. Le vieux duc entra, appuyé sur le bras de lord Horatio. Le vieillard, un peu courbé, était grave sous ses rares cheveux blancs.

Horatio Mackinguss avait un aspect tout nouveau ; si ce n’était son nom, nous ne l’aurions pas reconnu. Son œil éteint se dirigeait oblique vers la terre ; son front niaisement plissé, était recouvert d’un masque d’étonnement naïf, et sa bouche apparaissait en ce moment contractée en une bouderie de désappointement. Une teinte de bonhomie native s’étendait sur son visage. Horatio habitait rarement Londres, et les personnes qu’il y voyait n’avaient que peu de relations avec la famille du duc, d’ailleurs assez éloignée des mondanités bruyantes.

— Mais, mon cher Horatio, continua le père d’Olivia après les salutations d’usage, si vous m’aviez seulement consulté sur cette affaire, je vous en aurais aussitôt dissuadé. Sir James Cawdor vient de faire la plus belle opération de sa vie. Croiriez-vous, mesdames, que monsieur Mackinguss vient d’acheter fort cher le château des Chûtes et les rochers qui en dépendent ? Mon pauvre ami, c’est une propriété qui ne vous rapportera que des contes de vieilles femmes !…

— Mais veuillez penser à une chose, mylord duc. Ce château est célèbre aujourd’hui dans les trois royaumes. On le visitera comme Holyrood, Stirling et autres résidences royales. Et ce que le duc d’Hamilton fait à Édimbourg, pourquoi ne le ferais-je pas avec plus de droits dans le Lanarkshire ?

— Mais, au lieu de visiter votre château, mylord, on le fuira bien plutôt. Heureusement que si vous prenez femme un jour…

Horatio porta sur miss Olivia un regard exprimant l’amour le plus honnête qui soit en cœur vertueux.

— Oui, nous espérons bien, le cas échéant, que mylady vous aliénera ce rocher hanté seulement par des esprits nocturnes.

— Mademoiselle, si jamais j’ai le bonheur d’épouser une femme, je serai à ses ordres.

— Vous faites foi, mylord, d’excellents sentiments. Ainsi, vous avouez que vous seriez un mari complaisant, — ce mot pris en bonne part.

— Mon Dieu, mademoiselle, je le suis avec moi-même ; comment ne le serais-je point avec les autres, surtout si je les aime.

Et le regard honnête continua à errer avec une teinte de béatitude sur la personne de miss Olivia cruellement railleuse. Le duc et Amadeus, assis dans le jour d’une croisée, causaient ensemble.

— Mylord, avez-vous des nouvelles à nous conter ?

— Hélas ! je ne sais rien, mademoiselle, répondit-il aussitôt avec modestie, et comme embarrassé de lui-même proche d’une femme.

— Vous seriez bien aimable, alors, de me lire le Times.

— Avec joie, si cela peut vous intéresser.

La vieille femme se découvrit de la vaste tente qui la recouvrait comme ces grosses pâtisseries de petites villes que l’on protège contre le soleil.

Horatio s’empara de la feuille et la tourna, la retourna longtemps dans ses mains inintelligentes avec une gaucherie à faire envie à un niais du théâtre Adelphi. Enfin, le pauvre soupirant commença ; mais la jeune fille l’arrêta bientôt.

— Ah ! mon Dieu ! cher lord, que vous lises d’une manière drôlatique ! Vous êtes réellement impitoyable ! Les nouvelles gaies sont dites par vous sur un ton d’enterrement, et vous chantez la relation des crimes les plus horripilants. À qui pensez-vous donc en lisant ?…

Horatio repoussa le journal avec une boutade charmante dans sa niaiserie, et son œil honnête et timide se reporta sur son interlocutrice. Après une longue aspiration, il eut un soupir.

— Monsieur Mackinguss, je vous soupçonne de m’aimer.

Horatio baissa la tête et rougit clandestinement.

— Eh bien, vous allez m’accorder quelque chose.

— Tout ce dont je dispose est à vos pieds, mademoiselle.

— Sir James Cawdor, le gentilhomme avec qui vous venez de conclure votre dernière affaire d’artiste, nous a assuré que vous n’aviez jamais pu apprendre un mot de français. Est-ce vrai !

— Hélas ! c’est très vrai, mademoiselle.

— Il nous a dit encore qu’il y avait surtout un mot que vous prononciez d’une manière réjouissante.

— Je crois, mademoiselle, sans me targuer, les prononcer tous ainsi.

— Voyons, ne faites pas le modeste, et dites-nous bien sérieusement turlututu.

— C’est vrai, je reconnais ce mot ; mes amis, après avoir bu du claret, m’ont souvent fait dire cette locution bizarre, mais jamais ils n’ont pu m’en donner la signification en anglais.

— Eh bien, je veux être plus généreuse que vos amis : cela veut dire je vous aime.

— C’est un bien joli mot !… remarqua-t-il avec un sourire d’une bénignité pleine de foi.

— Voyons, sachez-le bien ; le voici écrit.

Olivia plaça sous ses yeux un morceau de papier sur lequel était tracé au crayon le mot turlututu. Horatio le regarda un moment avec un sérieux profond, de ce sérieux anglais qui chatouille si fort le rire français, puis tordant ses lèvres en une spirale allongée, il accoucha du plus joli toulioutoutou qu’on ait jamais prononcé.

Miss Olivia, sans pitié pour son pauvre amoureux, riait aux éclats. Le duc et Amadeus eux-mêmes ne purent résister en entendant Mackinguss qui, voulant à toute force parvenir à prononcer ce mot à la française, se tordait la bouche en tout sens, et rendait chaque fois le désopilant toulioutoutou. — Horatio conservait une gravité pénible.

Mais tous ces rires se perdaient dans le bruit des craquètements de mâchoire de la vieille tante, qui tourmentait avec frénésie ses muscles zygomatiques, s’étranglait de joie et faisait siffler des joues sèches et recroquevillées comme des rôties anglaises.

Ce fut sir Amadeus qui, le premier, s’arrêta de rire, et vint, par pitié pour son rival, donner diversion au sujet peu digne qui réjouissait ces dames.

— Mademoiselle, je viens d’expliquer à monsieur le duc tout mon désespoir de ne point vous rencontrer ce soir à Covent-Garden.

— Oui, ajouta le duc, sir Amadeus part après diner pour Brighton. Mais nous nous reverrons demain, du moins le soir.

Et le vieillard serrait affectueusement la main de son gendre présomptif.

— Eh bien ! monsieur, fit légèrement Olivia, nous prierons monsieur Mackinguss de vous remplacer auprès de nous.

Horatio s’inclina profondément en signe d’assentiment joyeux. Et, serrant à la mode anglaise la main du jeune homme, il lui dit :

— Croyez, monsieur, que c’est avec bonheur que j’accepte l’invitation de mademoiselle de Firstland.

La jeune fille se leva, et passant près d’Amadeus, elle lui parla à demi-voix :

— Sir Harriss, prenez garde à vous !… Les Vampires sont à Londres, et vous avez la tête faible.

— Madame, si ce ne sont pas les autres, ce sera vous qui me rendrez fou…, car c’est ma destinée, je le sens !…