Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 197-209).

CHAPITRE XVIII

« MAINTENANT, Ô MON ROI ! »

Le Grand Prêtre Yunsan avait commis une faute impardonnable en laissant vivre Chong-Mong-ju. Une faute ! En réalité, il n’avait pas osé agir autrement.

Disgracié et banni de la Cour, Chong-Mong-ju, tout en paraissant cuver son dépit sur la côte nord-est, avait sourdement intrigué et maintenu sa popularité intacte près du clergé provincial. Des prêtres bouddhistes lui servaient, en majeure partie, d’émissaires. Ils n’arrêtaient pas de circuler par tout le pays, en gagnant à sa cause tous les fonctionnaires impériaux, et avaient obtenu d’eux, en sa faveur, un serment d’obéissance. Yunsan n’ignorait pas ce qui se tramait dans l’ombre, mais, là non plus, il n’osait agir.

L’Asiatique excelle, avec sa froide patience, à ces conspirations vastes et compliquées. Au sein même du Palais Impérial, le parti de Chong-Mong-ju croissait au delà de ce que Yunsan pouvait seulement supposer. Les gardes du Palais, les fameux Chasseurs-de-Tigres que commandait Kim, furent eux-mêmes achetés.

Et, tandis que Yunsan saluait de la tête les gens prosternés à ses pieds ; tandis que je me consacrais paisiblement à Lady Om et aux sports ; tandis qu’Hendrik Hamel perfectionnait ses plans de fuite et de mise à sac du Trésor Impérial ; tandis que Johannes Maartens mijotait ses projets mirifiques, parmi les tombes de la Montagne de Tabong, le volcan que chauffait, sous nos pieds, Chong-Mong-ju ne nous donnait presque aucun signe visible de sa prochaine éruption.

Seigneur ! Seigneur ! Lorsque la tempête se déchaîna, ce fut quelque chose de vraiment terrible ! Elle partit, à la fois, de tous côtés. Sauve qui peut ! Et tout le monde ne fut pas sauvé. Ce fut Johannes Maartens qui précipita, en fait, la catastrophe et fit éclater la conspiration avant l’heure fixée par Chong-Mong-ju. Mais il lui fournit d’agir une si belle occasion que celui-ci eût été bien sot de n’en pas profiter.

Jugez-en plutôt ! Alors que les Coréens ont pour les morts ancestraux un culte fanatique, ce vieux pirate hollandais, assoiffé de rapine, en compagnie de ses quatre matelots, dans sa province perdue de Kyong-ju, ne commit-il pas la folie de profaner les tombes des anciens Rois de Silla, qui y dormaient, depuis des siècles dans leurs cercueils d’or ?

L’opération s’effectua pendant la nuit et, avant le lever du jour, les cinq conjurés se hâtèrent de se mettre en route, afin de gagner la côte.

Mais, le jour qui suivit, s’abattit sur toute la contrée un brouillard intense, où ils s’égarèrent. Ils ne purent rejoindre la jonque qui les attendait et que Maartens avait frétée en grand secret. Un fonctionnaire local, nommé Yi-Sun-Sin, tout dévoué à Chong-Mong-ju, se lança à leur poursuite, avec des soldats. Ils furent encerclés et faits prisonniers. Seul, Herman Tromp parvint à s’échapper dans le brouillard et put, par la suite, me détailler ce qui était arrivé.

Toute cette nuit-là, quoique la nouvelle du sacrilège se fût répandue à travers les provinces du nord, se soulevèrent incontinent contre les fonctionnaires impériaux, Keije et la Cour dormirent paisiblement, dans une ignorance complète des évènements. Sur l’ordre de Chong-Mong-ju, les fanaux de paix continuèrent à briller sur toute la Corée. Il en fut de même au cours des nuits suivantes, tandis que les messagers de Chong-Mong-ju crevaient leurs chevaux, pour aller porter partout ses ordres souverains.

Comme je sortais, à cheval, de Keijo, à l’heure du crépuscule, pour aller faire un tour dans la campagne, je vis, sous la Grande Porte de la capitale, s’abattre la monture fourbue d’un de ces messagers, et son cavalier, se relevant, continuer à pied son chemin. Je poursuivis ma route, sans m’inquiéter de savoir quel était cet homme, et ne me doutant guère qu’il apportait avec lui mon destin.

Le message dont il était chargé fit éclater la révolution au Palais Impérial. Lorsque j’y rentrai, à minuit, tout était terminé.

Dès neuf heures du soir, les conjurés s’étaient emparés, dans son appartement même, de la personne de l’Empereur. On le contraignit à mander devant lui tous ses ministres et, à mesure qu’ils se présentaient, ils étaient abattus. Les Chasseurs-de-Tigres s’étaient soulevés, eux aussi. Yunsan et Hendrîk Hamel furent faits prisonniers, et férocement battus par eux, à coups de plats de sabre. Les huit autres matelots purent s’échapper du Palais, emmenant avec eux Lady Om. Ils y réussirent grâce à Kim qui, l’épée à la main, leur ouvrit un passage à travers ses propres soldats révoltés. Kim tomba dans la bataille et fut foulé aux pieds. Mais, malheureusement pour lui, il ne mourut pas de ses blessures.

Comme une risée de vent qui s’élève durant une nuit d’été, la révolution souffla et passa tout naturellement sur le Palais. Dès le lendemain, Chong-Mong-ju était remonté en selle et redevenu tout puissant. L’Empereur souscrivit à toutes ses volontés. Sauf l’émotion, qui fut générale, à la nouvelle de la profanation des anciens Tombeaux Royaux, la Corée demeura paisible. Chong-Mong-ju fut partout acclamé. Les têtes des anciens fonctionnaires tombaient, dans le pays entier, et ils étaient remplacés par des créatures du nouveau potentat. Il n’y eut, nulle part, aucun soulèvement.

Voici maintenant quel fut notre sort.

Johannes Maartens, et les trois matelots capturés avec lui, furent amenés à Keijo, couverts des crachats de la canaille de tous les villages et de toutes les villes où ils passèrent. Puis ils furent enterrés, jusqu’au cou, dans le sol de la Grande Place, qui s’étendait devant le Palais Impérial. On leur donna à boire, afin de prolonger leur existence et pour qu’ils pussent, plus longtemps, soupirer ardemment vers la nourriture, toute fumante et savoureuse, que l’on déposait devant eux et renouvelait une fois par heure, pour les tenter. On m’a assuré que le vieux Johannes Maartens survécut le dernier et ne rendit l’âme qu’au bout de quinze jours.

Kim eut les os broyés, un par un, et les jointures démises, l’une après l’autre, par de savants tortionnaires, et fut, lui aussi, très long à mourir.

Hendrik Hamel, que Chong-Mong-ju pensa bien être le cerveau qui avait agi pour moi, fut battu à mort, aux clameurs joyeuses de la populace de Keijo.

Le Grand Prêtre Yunsan mourut courageusement et sa fin fut digne de lui. Il était occupé à jouer aux échecs, avec son geôlier, quand le messager de l’Empereur, ou plutôt de Chong-Mong-ju, se présenta devant lui, porteur d’une coupe de poison. Yunsan le pria d’attendre un instant.

— Vous avez, dit-il, des façons peu courtoises, et l’on ne dérange pas un homme au beau milieu d’une partie d’échecs. Je boirai dès que j’aurai terminé.

Le messager attendit, tandis que Yunsan achevait et gagnait sa partie, puis vidait la coupe.

Il faut être un Asiatique pour savoir comment on dose son fiel et comment on assouvit sa vengeance, avec persistance et régularité, durant toute une vie. C’est ce que fit Chong-Mong-ju, avec Lady Om et avec moi.

Il ne nous supprima point. Il ne nous fit même pas emprisonner. Mais tandis que Lady Om était déchue de son rang et dépossédée de tous ses biens, un Décret Impérial fut promulgué et afïiché dans le moindre village de l’Empire coréen, pour apprendre aux populations que j’appartenais à la Maison de Koryu et qu’en conséquence je ne devais pas être tué, par personne. Les huit matelots survivants, mes esclaves, ne devaient pas être tués, eux non plus. Comme moi et comme Lady Om, ils demeureraient, toute leur vie, des mendiants sur les grandes routes.

Ainsi fut-il, quarante ans durant, car la haine de Chong-Mong-ju était immortelle, et la fatalité voulut qu’il vécût de longs et heureux jours, tandis que nous traînions tous notre existence maudite.

J’ai dit déjà que Lady Om était une femme admirable. Je ne dois pas me lasser de le répéter, et les mots me font défaut pour pouvoir exprimer toute la vénération que je lui porte. J’ai ouï dire, quelque part, qu’une grande dame avait déclaré un jour à son amant : « Une simple tente et une croûte de pain avec vous ! » Voilà aussi ce que me dit Lady Om. Et elle ne le dit point seulement, elle le fit. Avec cette aggravation que, bien souvent, les croûtes de pain étaient rares et que, pour tente, nous n’avions rien que le ciel.

Tous les efforts que je tentai pour échapper à la mendicité furent déjoués par la haine tenace de Chong-Mong-ju. À Song-do, je me fis porteur de combustibles et nous partageâmes, à nous deux, une hutte, qui, contre les morsures de l’hiver, était à peine plus confortable que la pleine route. Chong-Mong-ju nous y dénicha. Je fus battu, mis au carcan, et rejeté de nouveau sur la route. Ce fut un hiver horrible, effroyablement froid, au cours duquel le pauvre Vandervoot, « Et quoi encore ? », gela à mort, dans les rues de Keijo.

À Pyeng-yang, je me transformai en porteur d’eau Car sachez que cette antique cité, dont les murs sont bien contemporains du roi David, était considérée par ses habitants comme flottant, à l’instar d’un vaisseau, sur une couche d’eau souterraine. Creuser un puits dans son enceinte eût risqué de la submerger. C’est pourquoi, du matin au soir, des milliers de coolies, avec des seaux suspendus aux deux extrémités d’un joug reposant sur leur nuque, étaient occupés à faire la navette de la ville au fleuve qui en est voisin, et vice versa. Je me fis embaucher parmi eux et exerçai ce métier jusqu’au jour où Chong-Mong-ju me repéra. Je fus battu derechef, chassé de Pyeng-yang, et remis sur la route.

Et, toujours il en était ainsi. Dans la ville lointaine de Wiju, je devins boucher de chiens. Je tuais les bêtes, publiquement, devant mon étal ouvert à tout vent. Puis je découpais et vendais la viande, tandis qu’étendant les peaux dans la boue, en pleine rue, le côté saignant en dessus, je laissais aux pieds sales des acheteurs et des passants le soin de les tanner. Chong-Mong-ju me découvrit et je dus fuir encore.

Je fus aide teinturier à Pyonhan, chercheur d’or dans les placers de Kang-Wun, fabricant de cordes, que je tordais, à Chiksan. Je tressai des chapeaux de paille à Padok, fauchai l’herbe à Whang-haî. À Masenpo, je me louai, ou plutôt me vendis à un planteur de riz, à un salaire inférieur à celui du dernier des coolies, et me courbai l’échine dans les rizières inondées.

Il n’y eut jamais une heure, ni un endroit, où le long bras de Chong-Mong-ju ne m’atteignit pas, ne me fît battre, et ne refît de moi un mendiant. Durant deux saisons entières, Lady Om et moi, nous cherchâmes et finîmes par trouver une unique, rare et précieuse racine de ginseng, si renommée des médecins que, du prix de sa vente, nous eussions pu vivre à l’aise, l’un et l’autre, durant une année entière. Mais, juste au moment où j’étais en train de négocier, on m’arrêta. La racine fut confisquée et je fus encore plus battu, mis au carcan plus longtemps que de coutume.

Toujours les membres errants de la grande corporation des Colporteurs renseignaient Chong-Mong-ju, à Keijo, sur mes faits et mes gestes, en avertissaient ses Gouverneurs et ses agents. Quoi que nous fissions, il nous était impossible de fuir, soit en franchissant les frontières nord, soit en nous embarquant sur mer, sur quelque Sampan. Partout, sitôt arrivés, nous étions brûlés.

Une seule fois avant celle qui fut la dernière, je rencontrai Chong-Mong-ju. Ce fut par une nuit d’hiver, que secouait une violente tempête, sur les hautes montagnes de Kong-wu. Quelque menue monnaie, économisée, m’avait permis de louer, pour Lady Om et moi, un abri pour la nuit, dans le coin le plus sale et le plus éloigné du feu de l’unique grande pièce d’une auberge. Nous allions commencer notre maigre repas, composé de févettes et d’ails sauvages, qui nageaient dans un affreux ragoût, en compagnie d’un minuscule morceau de bœuf, tellement coriace que, sans nul doute, l’animal dont il provenait était mort de vieillesse. Nous entendîmes, à ce moment, tinter au dehors les clochettes de bronze, et résonner le piétinement des sabots d’un attelage de poneys.

La porte s’ouvrit et Chong-Mong-ju, personnification vivante du bien-être, de la prospérité et de la puissance, entra, en secouant la neige de ses inestimables fourrures de Mongolie. Chacun lui fit place, à lui et aux douze hommes qui formaient sa suite.

Soudain, ses yeux s’arrêtèrent, par le plus grand des hasards, car on était nombreux dans l’auberge, sur Lady Om et sur moi.

— Débarrassez-moi, ordonna-t-il, de cette vermine, qui est là, dans ce coin…

Alors ses écuyers nous flagellèrent de leurs fouets et nous rejetèrent dans la tempête.

Seigneur ! Seigneur ! Il n’y a pas, ô Corée, une seule de tes routes, pas un de tes sentiers de montagne, pas une de tes villes fortifiées, pas une de tes bourgades, qui ne m’ait connu.

Quarante ans durant, j’ai erré sur ton sol et j’ai eu faim, et Lady Om a partagé avec moi cette misère. Poussés à bout, que n’avons-nous pas mangé ? Des détritus invendables de viande de chien, que nous lançaient les bouchers railleurs. Du minari, sorte de cresson, cueilli par nous dans la vase de marais stagnants. Du Kimchi gâté, qui aurait fait vomir des estomacs de paysans et qui empoisonnait à un mille de distance. Oui, j’ai disputé leurs os aux chiens, ramassé des grains de riz tombés sur les routes, volé aux chevaux, par des nuits glacées, leur soupe fumante de févettes.

Ne vous étonnez pas, pourtant, que je ne sois pas mort. Deux choses me soutenaient : la présence de Lady Om à mon côté, puis la foi certaine que j’avais, qu’un jour viendrait où l’étreinte de mes pouces et de mes doigts se resserrerait sur la gorge de Chong-Mong-ju.

Je l’avais cherché tout d’abord à Keijo, mais les portes mêmes de la ville m’étaient interdites. Je savais pourtant qu’avec de la patience nous finirions par nous retrouver.

Quarante ans durant, chaque bribe du sol de la Corée raconta à nos sandales ses vieilles histoires. Si vaste que fût l’Empire, il ne s’y trouvait plus âme qui vive pour ignorer qui nous étions, et quel était notre châtiment. Plus d’une fois, les coolies et colporteurs, qui hurlaient leurs injures à Lady Om, connurent la force de mon poing qui s’abattait sur leur chignon, la colère de ma main qui souffletait leurs faces. Parfois, dans les montagnes, en des villages perdus, nous rencontrions des vieilles femmes qui, lorsqu’elles voyaient passer à mon côté Lady Om, la grande Princesse déchue, poussaient un soupir, en hochant la tête, tandis que leurs yeux s’obscurcissaient de larmes. D’autres, des jeunes femmes, s’apitoyaient au passage de mes larges épaules, de mes longs cheveux fauves, de l’homme qui jadis avait été le Prince de Coryu et le gouverneur de sept provinces. Des cohues de gamins se collaient à nos talons. Ils n’avaient, eux, aucune miséricorde et nous lapidaient, avec des cris perçants, des mots orduriers.

Au delà du Yalou, large de quarante milles, s’étendait une immense désolation qui, de la Mer du Japon à la Mer Jaune, constituait la frontière septentrionale coréenne. Ce n’étaient pas, à proprement parler, des terres infécondes, mais des terres que l’on avait rendues telles, en application de la politique d’isolement de la Corée. Sur cette bande, large elle-même de quarante milles, villes, villages, fermes, tout avait été détruit. C’était le no man’s land, infesté de bêtes fauves, et que sillonnaient seules des compagnies de Chasseurs-de-Tigres à cheval, ayant pour mission de tuer tout être humain qu’elles y rencontraient. Il n’y avait donc aucun espoir de s’échapper dans cette direction.

Après avoir longtemps erré comme moi, un peu partout, mes huit camarades matelots se rabattirent de préférence sur la côte sud, où le climat était le plus doux. C’était, en outre, la contrée la plus proche du Japon. À travers les détroits qui le séparaient de la Corée, on apercevait au loin ses côtes s’estomper[1].

Là était le seul espoir de Salut. Peut-être quelque navire d’Europe apparaîtrait-il un jour. Je vois encore ces huit vieillards, debout ou assis sur les falaises de Fusan, et soupirant de toute leur âme vers cette mer sur laquelle il leur était interdit de naviguer désormais.

On apercevait bien, parfois, des jonques japonaises, mais jamais une voile, aux formes familières à la vieille Europe, ne surgit sur les flots.

Les années s’écoulaient. Lady Om et moi, nous avions passé, comme les huit matelots, de l’âge moyen à l’âge mûr, puis à la vieillesse. Nous aussi, nous revenions de préférence à Fusan, où nous nous retrouvions tous ensemble.

Puis, à mesure que s’égrenaient les ans, l’un et l’autre manquaient successivement au rendez-vous habituel.

Hans Amden fut le premier qui nous quitta. Jacob Brinker, son compagnon de route habituel, nous en apporta la nouvelle. Brinker fut le dernier des huit. Il avait presque quatre-vingt-dix ans quand il mourut, et dépassait Tromp de deux ans environ. Je me souviens comme si c’était hier, de cette paire d’amis qui, au terme de leur vie, faibles et usés, en guenilles de mendiants, se chauffaient côte à côte, au soleil, leur sébile à côté d’eux, sur les falaises de Fusan. Ils caquetaient de leurs voix aigres, semblables à des voix d’enfants, et se faisaient mutuellement mille contes du passé. Tromp rabâchait sans cesse, entre ses gencives, comment Johannes Maartens et ses quatre matelots, dont il était, violèrent les sépultures des Rois, sur la montagne de Tabong, comment ils trouvèrent chacun d’eux embaumé dans son cercueil d’or, entre deux vierges, à leur droite et à leur gauche, embaumées comme eux ; comment, enfin, ces superbes revenants, reparus au jour, s’émiettaient en poussière, tandis que Johannes Maartens et ses quatre matelots juraient et suaient à grosses gouttes, en brisant leurs cercueils.

Aussi vrai que c’était là un coup magnifique, Johannes Maartens se serait enfui avec son butin, sur la Mer Jaune, sans ce brouillard où, le lendemain, il se perdit. Maudit brouillard ! On en fit une chanson que, jusqu’à mon dernier jour, j’entendis, en serrant les poings, chanter en Corée. « Yanggukeni chajin anga Wheanpong tora deunda… », disait-elle.

Ce qui peut se traduire ainsi : « Sur la cime du Whean se prépare, pour les hommes de l’Ouest, un brouillard épais… »

Oui, quarante ans durant, je fus un mendiant sur la terre coréenne. De tous mes compagnons, bannis comme moi sur les grandes routes, je survécus le dernier. Lady Om avait, elle aussi, la vie dure, et nous vieillîmes ensemble.

Elle était devenue, à la fin, une vieille femme édentée et toute rabougrie. Mais sa belle âme ne fléchit point, et elle posséda mon cœur jusqu’à l’heure de ma mort. Moi, pour un homme de soixante-dix ans, j’étais demeuré vigoureux encore. Si mon visage s’était ridé, si mes cheveux d’or étaient devenus blancs, si mes larges épaules s’étaient voûtées, quelque chose survivait toujours, dans mes muscles, de ma force ancienne. Grâce à quoi je pus accomplir ce que je vais maintenant raconter.

Par une belle matinée de printemps, j’étais assis avec Lady Om sur les falaises de Fusan, et nous nous chauffions au soleil, à quelques pas de la grand’route. Nous étions en guenilles, misérablement, dans la poussière. Et pourtant, tous deux, nous riions de bon cœur, à une plaisanterie que venait de marmotter Lady Om.

Une ombre, soudain, s’abattit sur nous. C’était la grande litière de Chong-Mong-ju, portée par sept coolies, précédée et suivie d’une escorte de cavaliers, et encadrée, de chaque côté, d’une nuée de serviteurs, qui se trémoussaient à qui mieux mieux.

Deux empereurs, une guerre civile et une douzaine de révolutions de palais, avaient passé sans que la puissance de Chong-Mong-ju en eût été ébranlée. Il pouvait avoir près de quatre-vingts ans, quand, ce matin de printemps, sur la falaise, il fit, un signe de sa main, aux trois quarts paralysée, afin que sa litière s’arrêtât et qu’il pût contempler encore ceux que, depuis si longtemps, il punissait.

Lady Om me murmura à l’oreille :

— C’est maintenant, ô mon Roi…

Puis, rapidement, elle se détourna pour implorer une aumône de Chong-Mong-ju qu’elle feignait de ne pas reconnaître.

Je n’ignorais pas ce qui se passait dans sa pensée. Cette pensée ne nous avait-elle pas été commune, pendant quarante ans ? Et l’heure de son aboutissement était enfin arrivée.

Alors, moi aussi, j’affectai de ne point reconnaître mon ennemi. Simulant une sénilité stupide, je rampai dans la poussière, comme Lady Om, vers la litière, en pleurnichant pour la grâce d’une charité.

Les serviteurs de Chong-Mong-ju s’apprêtaient à me repousser. La voix chevrotante du maître les retint. Je le vis qui se soulevait sur un de ces coudes, en tremblotant, et qui, de son autre main, écartait tout grands les rideaux de soie. Sa figure flétrie s’illumina d’un éclair joyeux, tandis qu’il nous couvait du regard.

Lady Om murmura de nouveau, à mon oreille, son chant lamentable de mendiante :

— Maintenant, maintenant, ô mon Roi !

Tout son fidèle et impérissable amour, toute sa foi dans ma suprême entreprise étaient enclos dans son chant et dans sa voix.

Et la colère rouge monta en moi. Vainement j’essayai de lutter et de me débattre contre elle. Et, dans ce combat, je fus saisi d’un tremblement de tout mon être.

Chong-Mong-ju vit ce tremblement et pensa que la vieillesse seule en était la cause. Je tendis vers lui ma sébile de cuivre et pleurnichai, plus lamentablement encore. Je voilai sous les larmes le feu ardent de mes prunelles bleues, et je calculai la distance et ma force, avant de bondir.

Ce fut comme un jet de flamme, de flamme rouge. Il y eut un grand fracas des rideaux et de leurs tringles, puis des cris perçants et des braillements sans fin, des serviteurs affolés, tandis que mes mains se refermaient sur la gorge de Chong-Mong-ju. La litière bascula et je sus à peine où je me trouvais. Mes doigts cependant ne se relâchèrent point.

Dans le pêle-mêle des coussins et des couvertures, je ne fus guère atteint, tout d’abord, que par des coups que me portaient les serviteurs. Mais bientôt les cavaliers arrivèrent à la rescousse et leurs manches de fouets massifs s’abattirent sur ma tête, tandis qu’une multitude de mains m’agrippaient et me déchiraient.

Un vertige s’empara de moi. Je gardais cependant assez de conscience pour sentir que mes vieux doigts décharnés étaient enfoncés solidement dans cette vieille et maigre gorge, que je cherchais depuis longtemps.

Les coups continuaient à pleuvoir sur ma tête, où mille pensées tourbillonnaient, et je me comparais intérieurement à un bouledogue, dont rien ne peut faire se desserrer les mâchoires.

Chong-Mong-ju ne pouvait plus m’échapper, et je sus bien qu’il était mort, avant que la nuit descendit sur moi, comme une anesthésie, sur les falaises de Fusan, en face de la Mer Jaune.


  1. Les Détroits de Corée, entre le sud-est de la Corée et les Îles japonaises, mesurent environ cent vingt-cinq kilomètres de large, à leur plus grand étranglement.