Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 87-91).

CHAPITRE IX

VOULOIR MOURIR

C’est que la chose n’est point facile, de maîtriser la douleur corporelle par la seule force de l’esprit, de maintenir le cerveau à tel point serein qu’il oublie complètement la plainte atroce et le sanglot des nerfs torturés. J’appris à souffrir passivement comme sans doute tous ceux qui ont passé par les étapes graduées de la camisole de force.

Une nuit, alors que je venais d’être relevé de cent heures de camisole, j’entendis tapoter. C’était Morrell qui me parlait.

— Où en es-tu ? me demandait-il. Tiens-tu toujours ?

J’étais plus faible que jamais et, quoique mon corps ne fût plus tout entier, qu’une masse misérable et meurtrie, je me rendais compte à peine que j’avais un corps.

Je frappai, en réponse :

— Il me semble que je suis fini. Ils auront ma peau, s’ils continuent ainsi.

— Ne leur donne pas ce plaisir ! répliqua Morrell. Il y a pour toi un moyen de leur échapper. J’en ai fait moi-même l’expérience, pendant une période de cachot où j’avais Massie pour voisin. Lui et moi, nous fûmes saoulés de camisole. Je tins bon, tandis que Massie croassait à pleins poumons. Si je n’avais connu le bon truc, j’aurais fait comme lui. Voici quel il est. Écoute-moi. Il faut, pour l’essayer, être en état suffisant de faiblesse. Si on le tente, étant encore tant soit peu fort, on le rate et on ne veut plus, ensuite, en entendre parler. Ce fut le cas pour Jake. Il se portait trop bien. Naturellement, il échoua. Plus tard, lorsque vraiment mon système lui aurait été utile, ce n’était plus que du réchauffé. Impossible d’en rien tirer. En sorte que, maintenant, il le nie et prétend que je lui conte des blagues. Pas vrai, Jake ?

De la cellule 13, Jake Oppenheimer tapota :

— N’avale pas ça, Darrell ! C’est une couleuvre, et de taille encore…

— Vas-y, Morrell ! épelai-je des doigts. Raconte tout de même ton histoire.

— Ce que j’en ai dit est afin de t’expliquer pourquoi je ne t’ai pas, plus tôt, fait part de rien. Tu étais insuffisamment faible. Maintenant tu me parais à point et le système te rendra service. Quand tu connaîtras le secret, ce sera à toi de te dégrouiller. C’est une question de volonté. Si tu en as, tu réussiras. Trois fois j’ai mis le truc en pratique, et j’en parle en connaissance de cause.

Mes doigts dansèrent ardemment sur la cloison et je déclarai :

— Explique ! Explique-toi !

— Voici donc de quoi il s’agit. Il faut mourir artificiellement, oui, vouloir mourir. Tu ne comprends pas ? Évidemment. Patience ! Tu sais comment, quand tu es dans la camisole, ton bras, tes jambes ou telle autre partie de ton corps s’engourdissent. Ils s’engourdissent d’eux-mêmes et tu n’y es pour rien. Mais prends pour base cet exemple, et améliore-le. Procède ainsi : mets-toi à l’aise sur ton dos, aussi bien que tu le peux faire, et tout de suite, avant même que bras ou jambes s’ankylosent, tu commences à faire agir ta volonté. Mais, avant tout, il faut avoir la foi. Sinon, rien à espérer. Et ce qu’il est nécessaire que tu croies, c’est que ton corps est une chose et que ton esprit en est une autre. Ton esprit est tout. Ton corps, au contraire, ne compte pas. Il ne vaut pas même un pet de lapin. Il ne sert qu’à t’encombrer. Ton esprit lui commande de mourir. Tu commences l’opération par les deux orteils. Tu les fais mourir, l’un après l’autre, puis, après eux, tous tes doigts de pieds. Tu veux qu’ils meurent. Et, si tu as la foi et la volonté, ils mourront. Le début est le plus difficile. Quand le premier orteil est mort, le reste n’est plus que bagatelle. Car alors tu n’as plus, pour croire, à te tourmenter les méninges. Ta volonté opère sans peine pour le reste du corps. Je l’ai fait trois fois, je le répète. Je sais, Darrell. Le plus curieux, c’est que tandis que ton corps est en train de mourir, ton esprit n’en demeure pas moins lucide. Ta personnalité subsiste. Après tes pieds, tes jambes sont mortes. Puis les genoux. Puis les cuisses. Et, à mesure que monte la mort, tu es le même toujours. Ton corps seul abandonne la partie, morceau par morceau.

Je demandai :

— Et qu’arrive-t-il ensuite ?

— Lorsque tout ton corps est mort, bien mort, et que ton esprit se sent intact, tu n’as plus qu’à sortir de ta peau et à laisser derrière toi ta dépouille. Or, quitter cette dépouille c’est aussi quitter ta cellule. Les murs de pierre et les portes de fer sont faites pour garder les corps. Ils ne sauraient enclore les esprits. Trois fois je l’ai fait, et trois fois j’ai vu alors que mon « moi » était dehors, sa forme matérielle gisante sur le sol de mon cachot.

De treize cellules plus loin, Jake Oppenheimer cogna son rire.

— Ha ! ha ! ha !

— Tu le vois ! reprit Ed. Morrell, c’est l’ennui avec Jake. Il ne croit pas. La fois où il a tenté le coup, il n’était pas, physiquement, assez faible. Il a échoué. En sorte qu’il prétend que je lui bourre le crâne.

— Quand on est mort, c’est pour de bon ! riposta Oppenheimer. Les morts ne reviennent pas à la vie.

— Mort, je l’ai été trois fois.

— Et tu es encore là, farceur, pour nous le raconter ! Ed. Morrell n’insista pas et se reprit à me parler.

— N’oublie pas, Darrell, que l’entreprise est scabreuse. Il y a des risques. Ainsi j’ai toujours eu cette impression bizarre, que si l’on venait enlever mon corps de ma cellule pendant que j’étais sorti de ce corps, je n’eusse plus, ensuite, été capable de le réintégrer. C’est-à-dire qu’alors ma carcasse serait morte pour de bon. Et cela, c’est une satisfaction que je ne tiens pas à donner au capitaine Jamie et aux autres. Mais reprenons notre affaire. Une fois que tu as réussi à abandonner ta dépouille matérielle, peu importe qu’on te laisse dans la camisole, un ou plusieurs mois durant. Tu ne souffres plus. Il y a des gens, tu le sais comme moi, qui ont été plongés en léthargie pendant toute une année. Ainsi en sera-t-il de ton corps. Lui seul demeure par terre, boudiné et ficelé dans la toile, en attendant ton retour. Telle est la ligne à suivre. Essaye.

— Et s’il ne revient pas dans son corps ? demanda Oppenheîmer.

— Alors il est évident qu’il n’aura pas les rieurs de son côté. Ni moi non plus.

Ici, la conversation prit fin. Face-à-Tourte, qui ne dormait que d’une oreille, s’éveille, d’un air chagrin. Il menaça Morrell et Oppenheigner de les signaler dans son rapport, le lendemain matin ; ce qui, pour eux, entraînerait une séance, en camisole. Quant à moi, il crut inutile de me rien dire, sachant bien que, de façon ou d’autre, la camisole m’attendait.

Longtemps je demeurai étendu sur le dos, dans le silence et la nuit, oubliant ma souffrance tandis que je réfléchissais aux paroles d’Ed Morrell.

Ce que j’avais tenté par des moyens d’auto-suggestion, et ce qui ne m’avait donné que des résultats imparfaits, la méthode si différente, contraire même, d’Ed. Morrell allait-elle me permettre de l’obtenir ? Grâce à elle, allais-je pouvoir pénétrer plus avant, et de façon plus précise, dans mes « moi » antérieurs ?

Je conclus que l’expérience valait tout au moins d’être tentée. L’homme de science que j’étais demeurait sceptique. Mais j’eus la volonté de croire. Je crus. Ce que Morrell affirmait avoir réussi, à trois reprises, je le réussirais à mon tour.

Peut-être cette foi, qui si facilement s’emparait de mon cerveau, était-elle le premier résultat de cette faiblesse physique que Morrell avait déclarée nécessaire ? Il ne me restait plus assez de force pour être sceptique et nier. Ce qui devait s’ensuivre prouva qu’il ne s’était point trompé.