Le Véritable et le Faux Ami du peuple

Œuvres de CondorcetDidotTome 1 (p. 529-533).

LE VÉRITABLE
ET
LE FAUX AMI DU PEUPLE.


Fragment de Théophraste, nouvellement découvert dans la bibliothèque des moines du mont Athos.


(1790-1791.)


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PRÉFACE.


Du temps de Théophraste, les villes grecques n’avaient plus qu’un vain simulacre d’indépendance ou de liberté. Soumises à l’influence des armes et de l’or des successeurs d’Alexandre, qui les divisaient, elles attendaient un maître. La légèreté du peuple d’Athènes, son ingratitude envers ses meilleurs généraux et ses plus dignes citoyens, qu’ils condamnaient par caprice, pour s’en repentir le lendemain ; sa fureur de décider par lui-même de tout ce qu’il ne pouvait entendre, d’être à la fois législateur, juge, administrateur des deniers publics, étaient la principale cause de ses maux ; et les vices des Athéniens étaient le crime de leurs orateurs, qui les flattaient pour en faire l’instrument de leur avarice, de leur ambition, de leur vengeance ; qui n’aspiraient à les conduire que pour les vendre au tyran domestique ou étranger qui voudrait les acheter.

C’est contre ces orateurs, qui achevaient alors de perdre la Grèce, que Théophraste paraît ici avoir dirigé ses traits. Quant à l’ami du peuple Philodème, Théophraste avait vécu du temps de Phocion, et on assure même qu’ils avaient été liés étroitement.

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Philodème ne monte à la tribune que pour donner au peuple des conseils nobles ou utiles ; il dit ce qu’il croit vrai, sans songer s’il sera écouté avec applaudissement ou accueilli avec succès. Si le peuple a des opinions fausses, il les combat ; s’il a commis des fautes, il les lui reproche ; quelquefois il l’oblige à les réparer.

Quand il paraît, les bons citoyens espèrent ; mais une terreur secrète agite le cœur des hommes pervers. Accompagne-t-il un citoyen dans la rue, ce n’est jamais celui que la faveur populaire rend le maître de la ville ; c’est celui qui a mérité delà patrie ou que les méchants persécutent. On ne compte aucun homme corrompu parmi ses amis, ni, parmi ses ennemis, aucun de ceux qui peuvent être utiles à la république.

Si le peuple, égaré par les orateurs, a commis des violences, la figure, la contenance de Philodème annoncent l’affliction profonde de son âme ; il se serait exposé à la fureur du peuple pour lui épargner un crime ; il s’expose à ses ressentiments, en ne lui cachant ni son indignation ni sa douleur. Il ne cherche point de vaines excuses, puisées dans l’erreur du peuple, dans ses intentions, dans les fautes de ceux sur qui il a exercé ses vengeances : il ne demande pas si le sang répandu était donc si pur [1]. Il gémit hautement sur la majesté des lois violées, sur les droits de la nature outragés. Il ose dire aux citoyens : Celui que vous avez sacrifié à la vengeance, et qui ne devait être immolé qu’à la loi, était peut-être un déprédateur ou un traître ; mais, vous, vous êtes des assassins [2]. Si le peuple a un sentiment exagéré de sa liberté et de son pouvoir ; s’il confond l’obéissance aux lois et la servitude, une république bien ordonnée et la tyrannie des chefs ; s’il veut tout faire par lui-même, pour tout livrer aux intrigants qui le séduisent, Philodème ose lui dire qu’il n’y a de liberté qu’où les lois sont respectées ; où le peuple sait obéir aux chefs qu’il s’est donnés ; où les citoyens ne font que ce qu’ils savent faire, ne jugent que ce dont ils peuvent juger.

Cherche-t-on à agiter le peuple par de vaines terreurs, à semer des inquiétudes, des soupçons, pour exciter ses ressentiments, pour travailler ses passions ? Philodème cherche à dissiper ces craintes chimériques, ces absurdes soupçons ; tranquille, il annonce qu’il plaint ceux qu’on trompe, autant qu’il méprise les instigateurs. Est-il lui-même l’objet de la calomnie ? Il n’oppose que sa vie entière et de nouveaux services ; il n’a pas besoin d’effort pour pardonner aux esprits crédules, et tâche d’oublier jusqu’à l’existence de ses persécuteurs.

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Démagoras cherche avec soin quelle est l’opinion la plus agréable à la multitude, et il l’exagère ; quelles passions agitent le peuple, et il les flatte. Il applaudit aux injustices commises parle peuple ; il excuse ses violences, il caresse tous ses défauts. Quelques brigands ont-ils commis des désordres ? Le bon peuple ! s’écrie-t-il, je l’en aime davantage. La volonté du peuple est sa loi : il faut donc approuver tout ce que veut le peuple, non dans les assemblées régulières, mais lorsqu’il délibérera en tumulte dans les rues, sous les portiques. C’est là surtout que Démagoras aime à le consulter. Jamais il ne trouve qu’il se soit assez réservé de pouvoir ; il lui proposera peut-être demain de faire des plans de campagne, et de diriger lui-même du fond de la place publique ses armées et ses flottes. Le peuple n’a-t-il aucune fantaisie ? Démagoras tient à ses ordres des orateurs subalternes, prêts à lui en donner de nouvelles. La seule vue de son cortège fait frémir les bons citoyens ; on y voit jusqu’à ceux qui ont accusé et déshonoré son père. Si l’aréopage en poursuit quelques-uns, il dénonce l’aréopage au peuple comme l’ennemi de la liberté.

Un citoyen s’est-il rendu recommandable par ses vertus, ou célèbre par ses talents ? A-t-il combattu avec gloire pour la liberté ? Démagoras se déclare son ennemi, par amour pour l’égalité.

Il a toujours le mot de liberté à la bouche ; mais, lorsqu’il a été question de ne plus enlever par la violence les habitants de la Thrace pour les condamner aux mines, Démagoras, qui a des mines, a fait défendre ce brigandage par Démophage. Démophage, le plus éloquent de ses orateurs, a fait entendre au peuple qu’Athènes serait perdue, si Démagoras avait quelques talents de moins. Démagoras parle sans cesse d’égalité ; mais Démagoras, quand le roi de Macédoine était le maître, avait accumulé dans sa famille toutes les grâces dont son peu de splendeur le rendait susceptible ; mais Démagoras fait venir de loin un prince nourri dans la corruption, pour en faire le protecteur du peuple. Démagoras sera peut-être encore quelques années le favori du peuple, mais il en deviendra le tyran.







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  1. Le mot est de Barnave, à l’occasion de l’assassinat de Foulon et Bertier.
  2. Ceci fait allusion à un fait rapporté par Aulu-Gelle ; il est trop connu pour l’insérer ici. (Note de Condorcet.)