Tableau général de la science qui a pour objet l’application du calcul aux sciences politiques et morales

TABLEAU GÉNÉRAL
DE
LA SCIENCE,


QUI A POUR OBJET


L’APPLICATION DU CALCUL AUX SCIENCES POLITIQUES ET MORALES [1].


Séparateur


Dans les premiers âges des sciences, un seul homme les cultive à la fois ; mais elles restent isolées ; car on ne doit placer qu’au nombre des rêves scientifiques ces chimériques rapprochements, alors enfantés par quelques imaginations ardentes. Au contraire, lorsque leurs progrès forcent les savants à s’en partager les diverses branches, on voit s’établir entre elles des lignes de communication, et l’application d’une science à une autre en devient souvent la partie la plus utile ou la plus brillante.

Cette application exige, non-seulement que chacune des deux sciences ait atteint une certaine étendue, mais que chacune aussi soit assez répandue pour qu’il se trouve des hommes qui, les possédant toutes deux à la fois, puissent en parcourir la double carrière d’un pas égal et sûr.

L’application du calcul aux sciences morales et politiques n’a donc pu naître qu’à l’époque où les mathématiques ont été cultivées avec succès, chez des peuples dont la liberté ait eu la tranquillité pour compagne et les lumières pour appui. En Hollande, le célèbre Jean de Witt, disciple de Descartes, et en Angleterre, le chevalier Petty, donnèrent les premiers essais de cette science dans le siècle dernier, à peu près à l’époque où Fermat et Pascal créaient le calcul des probabilités, qui en est une des premières bases, et n’osaient l’appliquer qu’aux jeux de hasard, ou n’avaient pas même eu l’idée de l’employer à des usages plus importants et plus utiles.

Maintenant l’étendue de ces applications permet de les regarder comme formant une science à part, et je vais essayer d’en tracer le tableau.

Comme toutes ces applications sont immédiatement relatives aux intérêts sociaux, ou à l’analyse des opérations de l’esprit humain, et que, dans ce dernier cas, elles n’ont encore pour objet que l’homme perfectionné par la société, j’ai cru que le nom de mathématique sociale était celui qui convenait le mieux à cette science.

Je préfère le mot mathématique, quoique actuellement hors d’usage au singulier, à ceux d’arithmétique, de géométrie, d’analyse, parce que ceux-ci indiquent une partie des mathématiques, ou une des méthodes qu’elles emploient, et qu’il s’agit ici de l’application de l’algèbre ou de la géométrie, comme de celle de l’arithmétique ; qu’il s’agit d’applications dans lesquelles toutes les méthodes peuvent être employées. D’ailleurs, la dernière expression est équivoque, puisque le mot analyse signifie tantôt l’algèbre, tantôt la méthode analytique, et nous serons même obligés d’employer quelquefois ce même mot dans le sens qu’on lui donne dans d’autres sciences.

Je préfère le mot sociale aux mots morale ou politique, parce que le sens de ces derniers mots est moins étendu et moins précis.

Cette exposition montrera toute l’utilité de cette science ; on verra qu’aucun de nos intérêts individuels ou publics ne lui est étranger, qu’il n’en est aucun sur lequel elle ne nous donne des idées plus précises, des connaissances plus certaines ; on verra combien, si cette science était plus répandue, plus cultivée, elle contribuerait, et au bonheur et au perfectionnement de l’espèce humaine.

Deux observations suffiront pour le faire sentir. D’abord, presque toutes les opinions, presque tous les jugements qui dirigent notre conduite, s’appuient sur une probabilité plus ou moins forte, toujours évaluée d’après un sentiment vague et presque machinal, ou des aperçus incertains et grossiers.

Il serait impossible, sans doute, de parvenir à soumettre au calcul toutes ces opinions, tous ces jugements, comme il le serait également de calculer tous les coups d’une partie de trictrac ou de piquet ; mais on pourrait acquérir le même avantage qu’obtient aujourd’hui le joueur qui sait calculer son jeu sur celui qui ne joue que d’instinct et de routine.

De plus, les vérités absolues, celles qui subsistent indépendamment de toute mesure, de tout calcul, sont souvent inapplicables et vagues ; et pour les choses qui sont susceptibles d’être mesurées, ou de recevoir de nombreuses combinaisons, elles ne s’étendent pas au delà des premiers principes, et deviennent insuffisantes dès les premiers pas. Alors, en se bornant aux raisonnements sans calcul, on s’expose à tomber dans des erreurs, à contracter même des préjugés, soit en donnant à certaines maximes une généralité qu’elles n’ont pas, soit en déduisant de ces maximes des conséquences qui n’en résultent point, si on les prend dans le sens et l’étendue où elles sont vraies. Enfin, l’on arriverait bientôt au terme où tout progrès devient impossible, sans l’application des méthodes rigoureuses du calcul et de la science des combinaisons, et la marche des sciences morales et politiques, comme celle des sciences physiques, serait bientôt arrêtée.

Lorsqu’une révolution se termine, cette méthode de traiter les sciences politiques acquiert un nouveau genre comme un nouveau degré d’utilité. En effet, pour réparer promptement les désordres inséparables de tout grand mouvement, pour rappeler la prospérité publique, dont le retour peut seul consolider un ordre de choses contre lequel s’élèvent tant d’intérêts et de préjugés divers, il faut des combinaisons plus fortes, des moyens calculés avec plus de précision, et on ne peut les faire adopter que sur des preuves qui, comme les résultats des calculs, imposent silence à la mauvaise foi, comme aux préventions. Alors, il devient nécessaire de détruire cet empire usurpé par la parole sur le raisonnement, par les passions sur la vérité, par l’ignorance active sur les lumières. Alors, comme tous les principes d’économie publique ont été ébranlés, comme toutes les vérités, reconnues par les hommes éclairés, ont été confondues dans la masse des opinions incertaines et changeantes, on a besoin d’enchaîner les hommes à la raison par la précision des idées, par la rigueur des preuves, de mettre les vérités qu’on leur présente hors des atteintes de l’éloquence des mots ou des sophismes de l’intérêt ; on a besoin d’accoutumer les esprits à la marche lente et paisible de la discussion, pour les préserver de cet art perfide par lequel on s’empare de leurs passions pour les entraîner dans l’erreur et dans le crime ; de cet art qui, dans les temps d’orage, acquiert une perfection si funeste.

Or combien cette rigueur, cette précision, qui accompagne toutes les opérations auxquelles s’applique le calcul, n’ajouterait-elle pas de force à celle de la raison ! combien ne contribuerait-elle point à en assurer la marche sur ce terrain couvert de débris, et qui, longtemps ébranlé par de profondes secousses, éprouve encore des agitations intestines !

La mathématique sociale peut avoir pour objet les hommes, les choses, ou à la fois les choses et les hommes.

Elle a les hommes pour objet, lorsqu’elle enseigne à déterminer, à connaître l’ordre de la mortalité dans telle ou telle contrée ; lorsqu’elle calcule les avantages ou les inconvénients d’un mode d’élection. Elle a les choses pour objet, lorsqu’elle évalue les avantages d’une loterie, et qu’elle cherche d’après quels principes doit être déterminé le taux des assurances maritimes. Enfin elle a en même temps l’homme et les choses pour objet, quand elle traite des rentes viagères, des assurances sur la vie.

Elle peut considérer l’homme, ou comme un individu dont l’existence, quant à sa durée et à ses relations, est soumise à l’ordre des événements naturels, et elle peut aussi s’appliquer à la marche des opérations de l’esprit humain.

Elle considère l’homme comme individu, quand elle fait connaître avec précision, et par les faits, l’influence que le climat, les habitudes, les professions ont sur la durée de la vie ; elle considère les opérations de l’esprit, quand elle pèse les motifs de crédibilité, qu’elle calcule la probabilité qui résulte, ou des témoignages, ou des décisions.

Le calcul ne pourrait s’appliquer immédiatement qu’à une seule chose à la fois, et ses usages seraient très-bornés, si les hommes n’avaient été conduits par la nécessité à établir pour les choses une mesure commune de leurs valeurs ; mais l’existence de cette mesure commune permet de comparer toutes les choses entre elles, et de les soumettre au calcul, malgré leurs différences naturelles dont alors on fait abstraction.

Cependant la détermination de cette mesure commune, telle qu’elle résulte des besoins de l’homme et des lois de la société, est bien éloignée de cette précision, de cette invariabilité qu’exige une véritable science, et la théorie de la réduction des va-va va-leurs à une mesure commune, devient une partie nécessaire de la mathématique sociale.

La valeur d’une chose peut n’être pas la même, si on la considère comme actuellement et absolument disponible, comme ne l’étant que pour un temps, après lequel elle doit cesser de l’être pour le même individu, comme ne devant le redevenir qu’à une certaine époque.

Ces diverses considérations s’appliquent à toutes les choses dont on peut tirer un service quelconque, sans les altérer, ou dont les altérations peuvent être évaluées.

De là naît la théorie de ce qu’on nomme intérêt de l’argent.

Quel que soit l’objet que cette science considère, elle renferme trois parties principales : la détermination des faits, leur évaluation, qui comprend la théorie des valeurs moyennes, et les résultats des faits.

Mais, dans chacune de ces parties, après avoir considéré les faits, les valeurs moyennes ou les résultats, il reste à en déterminer la probabilité. Ainsi, la théorie générale de la probabilité est à la fois une portion de la science dont nous parlons, et une des bases de toutes les autres.

On peut diviser les faits en deux classes : les faits réels, donnés par l’observation, et les faits hypothétiques, résultant de combinaisons faites à volonté. Sur tant d’individus nés le même jour, tant sont morts la première année, tant la seconde, tant la troisième ; voilà des faits réels. Je suppose deux dés de six faces, je puis amener avec eux tous les nombres, depuis deux jusqu’à douze ; voilà des faits hypothétiques. On forme le tableau des faits réels d’après l’observation ; celui des faits hypothétiques est la liste des combinaisons possibles.

Parmi ces faits hypothétiques, les uns sont semblables, soit absolument, soit seulement par certains caractères. La méthode de les classer, celle de connaître le nombre des combinaisons différentes, considérées sous tel ou tel point de vue, ou le nombre de fois que chaque combinaison est répétée, dépend de la théorie générale des combinaisons, base première de la science dont nous traitons.

De même, en considérant la suite des faits observés et différents en eux-mêmes, il arrive que l’on a besoin de faire abstraction de quelques-unes de ces différences, et de ranger dans une même classe tous ceux qui sont semblables quant aux autres circonstances, afin de connaître, soit le rapport de nombre entre ceux qui ne diffèrent que dans tel ou tel point, soit quelles sont les autres circonstances qui accompagnent plus ou moins constamment ceux qu’on a rangés dans telle ou telle classe séparée.

Ainsi, par exemple, dans des tables de naissances et de mortalité, on sépare les hommes des femmes, soit pour connaître le nombre des uns et des autres, soit pour examiner l’ordre de mortalité particulier à chaque sexe. C’est par ce seul moyen que, des faits individuels, on peut s’élever à des faits généraux, et connaître ceux qui résultent des observations. Le moyen général déclasser les faits observés suivant l’ordre qu’on a besoin de leur donner, et de pouvoir saisir facilement les rapports qu’ils présentent, est, pour ces faits, ce que la théorie des combinaisons est pour les faits hypothétiques. Cet art de déduire les faits généraux des faits observés est encore une des bases de la mathématique sociale ; et il a deux parties : l’une, la recherche des faits généraux ; l’autre, celle des lois générales qui peuvent en résulter ; c’est proprement l’art de faire des découvertes par l’observation.

Un tableau qui exprime pour un nombre d’hommes, nés le même jour, combien survivent après la première année, après la seconde, etc., présente une suite de faits généraux, tels que celui-ci : dans tel pays, la moitié des hommes péril avant d’avoir atteint l’âge de dix ans ; mais si je puis représenter ce même tableau par une formule, alors j’ai une loi générale. Telle serait celle-ci : sur un nombre donné d’hommes de tel âge, il en meurt chaque année un nombre égal, ou, ce qui revient au même, le rapport du nombre des morts, pour chaque année, à celui des survivants, croit suivant une progression arithmétique [2].

Entre les faits donnés par l’observation, souvent on n’en trouvera pas deux qui soient rigoureusement semblables ; cependant, quand leur différence est très-petite, on est obligé de les regarder comme absolument les mêmes, si on veut parvenir à des résultats généraux, et ne pas se perdre dans l’immensité des détails : alors il faut substituer à ces faits observés un fait unique qui puisse les représenter avec exactitude.

Le même fait individuel, s’il est observé plusieurs fois, peut aussi se présenter avec des différences qui sont une erreur des observations ; il faut donc alors chercher, d’après ces mêmes observations, ce qu’on croit le plus propre à représenter le fait réel, puisque, le plus souvent, il n’existe point de motifs pour préférer exclusivement une de ces observations à toutes les autres. Enfin, si nous considérons un grand nombre de faits de la même nature dont il naît des effets différents, soit qu’il s’agisse de faits déjà arrivés, soit qu’il s’agisse de faits futurs également possibles, il en résulte, dans le premier cas, une valeur commune de ces effets, et, dans le second (pour celui qui, devant éprouver un de ces effets, peut les attendre également) ; il en résulte, dis-je, une situation qu’on doit chercher à évaluer, pour pouvoir comparer, ou cet effet commun, ou cette expectative, à d’autres effets, à d’autres situations du même genre.

La détermination de ce fait unique, qui en représente un grand nombre, qu’on peut substituer à ces faits dans les raisonnements ou dans les calculs, est une sorte d’appréciation des faits observés ou regardés comme également possibles ; et c’est ce qu’on nomme une valeur moyenne.

La théorie des valeurs moyennes doit être considérée comme un préliminaire de la mathématique sociale ; car elle n’est pas bornée à cette application particulière en calcul.

Dans toutes les sciences physico-mathématiques, il est également utile d’avoir des valeurs moyennes des observations ou du résultat d’expériences.

Ainsi, la science dont nous traitons ici doit naturellement être précédée par cinq théories mathématiques, qui peuvent être développées indépendamment de toute application :

La théorie des grandeurs susceptibles d’accroissements proportionnels au temps, qui renferme celle des intérêts de l’argent ;

La théorie des combinaisons ;

Celle de la méthode de déduire des faits observés, soit les faits généraux, soit les lois plus générales encore ;

La théorie du calcul des probabilités ;

Enfin, celle des valeurs moyennes.

Dans cette science, comme dans toutes les autres applications du calcul, si des connaissances profondes en mathématiques sont nécessaires pour résoudre certaines questions, pour établir même certaines théories, pour y faire des pas nouveaux, les connaissances élémentaires suffisent pour entendre la solution au moins de la plupart de ces questions, comprendre ces théories, en déduire les applications les plus immédiates à la pratique.

La science ne peut faire de progrès qu’autant qu’elle sera cultivée par des géomètres qui auront approfondi les sciences sociales ; mais elle peut devenir, quant à son utilité pratique, une connaissance presque générale parmi tous ceux qui voudront s’éclairer sur les objets importants qu’elle embrasse.

Il est possible de la traiter d’une manière simple, élémentaire, de la mettre à portée de tous ceux à qui ni les premières théories mathématiques, ni l’habitude du calcul ne sont pas étrangères.

Il a fallu toute la sagacité, tout le génie de plusieurs grands géomètres pour donner une théorie de la lune, d’après laquelle on pût former des tables d’un usage sûr. Mais la formation de ces mêmes tables, mais leur application à la détermination des longitudes, n’exigent que des connaissances élémentaires.

Ce n’est donc pas d’une science occulte, dont le secret soit renfermé entre quelques adeptes, qu’il s’agit ici ; c’est d’une science usuelle et commune ; c’est à la fois, et d’accélérer les progrès d’une théorie dont dépendent ceux des sciences les plus importantes au bonheur public, et de répandre sur plusieurs parties de ces mêmes sciences, des lumières d’une utilité générale et pratique.

OBJETS DE LA MATHÉMATIQUE SOCIALE.


I.


L'HOMME


1. L’homme individu.

2. Les opérations de l’esprit humain.


II.


LES CHOSES


Réduction des choses à une mesure commune. Calcul des valeurs [3].


III.


L'HOMME ET LES CHOSES.


Méthode de la science.


1.

Détermination des faits.

___

1. Faits observés.

2. Faits hypothétiques.

___

1. Énumération des faits.

2. Classification des faits.

Combinaisons [4].

Probabilité des faits [5].

2.

Appréciation des faits [6].

Formation et usages des valeurs.

Moyennes [7].

Leur probabilité [8].

3.

Résultat des faits.

Probabilité des résultats [9].

Théories préliminaires qui doivent précéder les applications. Je vais maintenant esquisser les divers objets d’économie sociale, auxquels le calcul peut s’appliquer.

I. L’homme considéré comme individu.

On sait combien il est modifié par la température du climat, la nature du sol, la nourriture, les habitudes générales de la vie, les pratiques préservatrices, les institutions sociales ; et on peut demander comment ces causes diverses influent sur la durée de la vie, sur le rapport du nombre des individus de chaque sexe, soit à la naissance, soit aux différents âges, sur celui du nombre des naissances, des mariages, des morts, avec le nombre des individus existants ; sur celui des célibataires, des mariés, des veufs, soit de chaque sexe, soit des deux classes, avec ce même nombre total.

On verra ensuite de quelle manière ces causes influent sur la mortalité produite par les différentes classes de maladies.

Enfin, jusqu’à quel point on peut en reconnaître l’influence sur la force, sur la taille, sur la forme des individus, ou même sur leurs qualités morales.

On peut considérer, ou l’action séparée de chacune de ces causes, ou l’action de plusieurs réunies entre elles ; et il faut à la fois examiner si, dans ce dernier cas, les deux, les trois causes réunies, agissent d’une manière isolée, ou si, se combinant réellement, elles corrigent ou aggravent les effets que chacune d’elles aurait pu produire.

L’observation ne peut faire connaître ici que la coexistence entre le fait regardé comme cause, et celui qu’on regarde comme l’effet. Il reste à déterminer, par le calcul des probabilités, si l’on doit ou non regarder cette coexistence comme résultant d’une loi constante, si l’effet doit être attribué à la cause qu’on lui suppose, ou au hasard, c’est-à-dire, à une cause inconnue.

Si je jette deux dés cinquante fois de suite, et que j’amène vingt-sept fois un nombre impair, et vingt-trois un nombre pair, quoique je sache que des trente-six combinaisons possibles, qui donnent depuis deux jusqu’à douze points, dix-huit produisent un nombre pair, et dix-huit un nombre impair, il ne me viendra pas dans l’idée que je doive attribuer à une inégalité dans les dés cette supériorité des nombres impairs. Mais si je réitère cent fois de suite cette même épreuve de cinquante projections des dés, si alors j’ai amené environ deux mille sept cents fois un nombre impair contre environ deux mille trois cents un nombre pair ; si, dans ces cent expériences, quatre-vingt-dix-huit contre deux m’ont présenté cet avantage en faveur des nombres impairs, alors n’aurai-je pas lieu de croire que les dés sont formés de manière que, l’un donnant plus aisément un nombre pair, et l’autre un nombre impair, il en résulte plus de facilité pour amener un nombre impair, en les jetant tous deux à la fois ?

On voit que cette même observation s’applique également aux faits naturels, et qu’on s’exposerait à des erreurs même ridicules, si on concluait leur dépendance mutuelle d’un petit nombre de coïncidences ; si, par exemple, après avoir trouvé qu’à une telle époque, dans un tel lieu de trois mille habitants, il se trouve six aveugles, et quatre seulement dans un autre de la même population, on allait en conclure que le climat du premier est plus défavorable à la conservation de la vue.

On voit qu’on ne peut ici rassembler les faits qu’avec le secours de la puissance publique ; en effet, s’ils sont en petit nombre, ils ne conduisent à aucune conclusion assez probable pour en tirer des conséquences utiles, et les recherches d’un ou de plusieurs individus ne peuvent donner ce qu’on pourrait obtenir facilement par l’examen, soit des registres de naissances, de mariages et de décès, soit des tableaux de citoyens ou de gardes nationales.

Mais alors, si on veut que ces registres soient vraiment utiles à la connaissance de l’homme, il faut leur donner la forme et l’étendue qu’exige ce but jusqu’ici trop négligé. Il faut de plus trouver les moyens de disposer les dépouillements de ces registres nombreux, de manière que les tables qui en résultent puissent offrir à l’observateur tous les faits généraux qui sortent de cette masse de faits, et non pas seulement ceux que l’on aurait eu intention de chercher en dressant ces tables.

II. Les applications du calcul aux opérations intellectuelles, soit d’un homme seul, soit de plusieurs, ne présentent pas une carrière moins vaste.

En les considérant en elles-mêmes, on peut y appliquer la théorie des combinaisons.

La théorie du syllogisme, donnée par Aristote, en est le premier et presque le seul exemple.

Mais, quoique toutes les preuves rigoureuses des vérités intellectuelles puissent se réduire à cette forme, comme elle n’est pas la seule marche qu’on puisse suivre, comme la réduction d’une suite un peu étendue de raisonnements à la forme syllogistique, serait longue ou difficile, il serait utile d’appliquer la théorie des combinaisons, soit à d’autres méthodes, soit aux moyens de faciliter ou de simplifier cette réduction.

Le calcul des probabilités nous apprend à connaître, à mesurer la véritable force des motifs de crédibilité, depuis l’adhésion que nous donnons aux vérités démontrées par le calcul ou le raisonnement rigoureux, jusqu’à l’opinion qui se forme d’après des témoignages ; il nous enseigne à évaluer ceux qui peuvent résulter, soit de la liaison naturelle des faits entre eux, pour la vérité d’un fait qui n’a pu être immédiatement observé, soit de leur ordre en faveur de l’existence d’une intention de les produire.

Le même calcul apprendra également à estimer les motifs de crédibilité de même genre, ou d’une nature diverse, qui peuvent se combiner ou se combattre relativement à une même proposition : comme, par exemple, lorsqu’un fait improbable en lui-même est cependant appuyé sur des témoignages imposants.

L’application du calcul à ces dernières questions aura l’avantage de porter le jour de la raison sur des objets trop longtemps abandonnés aux influences séductrices de l’imagination, de l’intérêt ou des passions.

Au lieu de céder machinalement à la force de certaines impressions, on saura la calculer et l’appré-l’appré l’appré-cier. C’est par ce seul moyen que l’on peut à la fois porter les derniers coups à la superstition comme au pyrrhonisme, à l’exagération de la crédulité comme à celle du doute.

C’est alors qu’on verra comment et pourquoi la force du sentiment qui nous porte à croire, s’affaiblit à mesure que les motifs de crédibilité sont appréciés avec plus d’exactitude ; et, par conséquent, pourquoi une sorte de défiance accompagne si constamment les grandes lumières, tandis qu’une conviction intrépide est le partage de l’ignorance.

C’est enfin par là qu’on reconnaîtra la véritable différence entre les jugements de l’instinct, qui dirigent impérieusement nos actions habituelles, et ces résultats de la raison, qui nous déterminent dans les actions importantes, ou qui fixent nos opinions spéculatives.

Il faut ensuite fixer les limites de la probabilité, d’après laquelle, suivant la nature de la question, on peut diriger sa conduite, et voir comment, suivant la différence des effets résultant d’une action ou de l’action contraire, on doit ne se déterminer pour un tel parti que sur des preuves, pour tel autre, d’après le plus léger degré de la probabilité.

On doit compter aussi, parmi ces applications aux opérations de l’esprit, les moyens techniques ou même mécaniques, d’exécuter des opérations intellectuelles : tel est l’art de former, soit des tableaux historiques, chronologiques ou scientifiques, soit des tables, soit des registres ; tel est celui de former ou de deviner les chiffres ; telles sont les machines arithmétiques ; telles seraient celles qu’on emploierait pour trouver plus aisément le résultat d’un scrutin très-nombreux. Si on passe ensuite aux opérations de l’esprit, exécutées à la fois par plusieurs hommes, après en avoir analysé la marche, la théorie des combinaisons peut s’appliquer à la forme, et le calcul, à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, à l’examen des avantages et des inconvénients des divers modes d’élire, à la probabilité qui en résulte pour la bonté du choix.

Là se présente la distinction des décisions où l’on peut se contenter d’une simple pluralité, et de celles où l’on doit en exiger une plus forte, où, si elle n’est pas atteinte, il faut, ou invoquer une autre décision, ou la remettre, ou enfin se conduire d’après le vœu de la minorité, parce que l’opinion de la majorité est du nombre de celles qu’il ne faut pas suivre, tant qu’elles restent au-dessous d’un certain degré de probabilité.

De même, dans les élections, on distingue celles qui expriment le vœu de préférence de la majorité ; celles qui n’expriment qu’un jugement en faveur de la capacité absolue des sujets préférés ; celles où l’on donne à la fois à quelques égards un vœu relatif, à d’autres un vœu absolu.

On sent combien l’inégalité des esprits qui concourent à ces opérations, les différences nécessaires, suivant certaines circonstances, dans la probabilité des diverses décisions données par un même individu ; combien la mauvaise foi qu’on peut quelquefois soupçonner, peuvent mêler à des questions simples en elles-mêmes, des considérations essentielles, mais difficiles à soumettre au calcul. On sent enfin qu’il faut trouver le moyen de connaître par des observations, la probabilité d’un jugement d’un seul, ou du moins les limites plus ou moins étroites entre lesquelles on peut renfermer cette probabilité.

Telle est l’esquisse très-imparfaite des deux premières parties de la mathématique sociale.

La théorie des valeurs et des prix qui en expriment les rapports, en les réduisant à une mesure commune, doit servir de base à cette partie de la mathématique sociale qui a les choses pour objet.

Sans cela, le calcul ne pouvant s’appliquer qu’aux choses d’une même nature, n’aurait que des applications très-bornées et d’une faible utilité.

Tout ce qui sert aux besoins d’un individu, tout ce qui est à ses yeux de quelque utilité, tout ce qui lui procure un plaisir quelconque ou lui évite une peine, a pour lui une valeur dont l’importance de ce besoin, le degré de cette utilité, l’intensité de ce plaisir ou de cette peine, sont la mesure naturelle.

Comme tous les hommes qui habitent un même pays, ont à peu près les mêmes besoins, qu’ils ont aussi en général les mêmes goûts, les mêmes idées d’utilité, ce qui a une valeur pour l’un d’eux en a généralement pour tous.

Si un homme qui, ayant besoin de blé, peut disposer d’une certaine quantité de vin, en rencontre un autre qui a besoin de vin, et dispose d’une cer-cer cer-taine quantité de blé, alors il se fait entre eux un échange, et l’un donne à l’autre deux mesures de blé, par exemple, pour une mesure de vin.

On peut dire d’abord que ces deux valeurs sont égales dans ce sens, que ces deux mesures de blé ont, pour l’un de ces hommes, la même valeur qu’une mesure de vin pour l’autre.

De plus, si, dans un même lieu, un pareil échange se fait entre un certain nombre d’individus, suivant un tel rapport, ces valeurs sont encore égales, dans ce sens que chacun peut à son gré avoir deux mesures de blé pour une mesure de vin, ou réciproquement.

Voilà donc un rapport de valeur établi entre des quantités déterminées de blé et de vin ; et l’on peut dire, vingt-cinq mesures de vin en valent cinquante de blé, et en conclure que celui qui a cinquante mesures de vin, celui qui a vingt-cinq mesures de vin et cinquante de blé, et celui qui a cent mesures de blé, possèdent des valeurs égales.

Si, dans ces échanges, une même chose est généralement échangée contre toutes les autres, comme, par exemple, si des peuples sauvages échangent des peaux de bêtes contre les denrées dont ils ont besoin, alors cette chose sert de mesure commune aux valeurs, et on l’en appelle le prix. Ainsi le prix d’un couteau, d’une hache, sera pour ces peuples tant de peaux de bêtes ; et dès lors, quand on connaît le prix de deux choses, on connaît aussi leur rapport de valeurs, et on peut faire entrer les valeurs de toutes les choses dans un même calcul, et en tirer des résultats communs pour toutes ces valeurs, en calculant seulement les unités de la chose qui est devenue leur mesure commune.

Mais il faut pour cela, ou choisir pour méthode des choses semblables qui puissent être comptées, ou une seule chose dont l’on puisse avoir constamment des quantités déterminées. Il faut de plus pouvoir supposer que ces choses semblables sont égales entre elles, que cette chose se retrouve toujours la même.

En effet, on se serait aperçu bientôt que, si un couteau vaut deux peaux, et qu’une hache en vaille vingt, on ne peut en conclure qu’une hache vaut dix couteaux, si ces peaux, qui servent de mesure commune, ne sont pas supposées égales entre elles.

Il peut arriver, comme dans cet exemple, que la chose prise pour mesure commune ne soit pas susceptible de cette constance ; et, dans ce cas, on a imaginé de prendre pour unité une de ces choses dans l’état de grandeur, de bonté, où elles se présentent le plus souvent dans les échanges réels. Ainsi, par exemple, la mesure commune sera une peau de castor à peu près de telle grandeur, un mouton à peu près de tel âge et de telle taille. C’est une espèce de valeur moyenne qui se forme naturellement, parce qu’on en sent le besoin. De là même on est parvenu à une espèce d’unité abstraite dont on a conservé le nom, même lorsqu’on est convenu de l’attacher à une chose d’une nature toute différente.

D’autres peuples ont imaginé de prendre pour mesure commune des coquillages qui ne peuvent être employés à aucun autre usage, mais qui acquiè-acquiè acquiè-rent aussi une valeur réelle, parce qu’ils deviennent alors utiles pour faciliter les échanges.

Enfin, dans un état de société plus avancé, on a pris des métaux susceptibles de divisions exactes, homogènes, se trouvant partout les mêmes, le restant en tout temps, ayant une valeur réelle, puisqu’ils servent à d’autres usages, et en prenant une plus grande, à raison de la nouvelle utilité qu’ils acquièrent, lorsqu’on les emploie comme mesure commune des échanges.

Mais si cette mesure commune est de la même nature dans divers pays et dans divers temps, quels résultats réels peut-on tirer des rapports de valeurs que la connaissance des prix peut faire connaître ?

Si, par exemple, je sais que l’on a dans la Chine un quintal ou seize cents onces de riz pour une once d’argent, et que l’on aurait, en Europe, deux onces d’argent pour la même quantité de riz, j’en puis conclure qu’un tel poids de riz vaut seize cents fois moins en Chine, et seulement huit cents fois moins en France, qu’un égal poids d’argent.

J’en tire ensuite la conséquence pratique qu’il y a du profit à envoyer de l’argent en Chine, pour en faire venir du riz.

De même, si on avait à Athènes une certaine mesure de farine pour une once d’argent, et que la même mesure en coûtât deux en France aujourd’hui, on pourrait en conclure que le rapport de valeur de poids égaux de farine et d’argent a doublé depuis cette époque.

Mais c’est là que ces conséquences s’arrêtent, et ces rapports n’apprennent rien sur la masse des besoins qu’on satisfait avec cette quantité de riz ou de farine et sur le prix que, suivant les différents pays et à différentes époques, on attache aux jouissances qui peuvent résulter de la possession de telle ou telle chose.

Il faut porter plus loin ces observations, si l’on veut pénétrer jusqu’à des conséquences plus éloignées.

Et, avant d’y pénétrer, il faut connaître quelle influence les divers systèmes monétaires, soit métalliques, soit représentatifs, ont sur les prix, et calculer les effets de la différence de ces systèmes sur le commerce qu’ont entre eux les pays qui en ont adopté de différents ; c’est-à-dire connaître la théorie des monnaies, des changes et des banques.

Il faut aussi apprendre à reconnaître ou à former, à distinguer le prix individuel d’une chose qu’on achète actuellement, le prix commun de cette même chose, dans le même lieu et à la même époque, son prix ordinaire, son prix moyen, soit pour divers pays, soit pour un certain nombre d’années. Il faut voir ensuite comment ce qu’il en coûte pour produire une telle chose influe sur le prix qu’elle doit avoir à chaque époque, dans chaque pays, soit dans le cas où l’on peut regarder la production de cette chose connue bornée dans de certaines limites : tels sont les fruits de la terre, les animaux, les productions naturelles, dont la masse reste en deçà des besoins ; soit dans le cas où cette production peut être regardée comme ayant une étendue indéfinie : tels sont certains produits des arts, les dentelles, les estampes, par exemple.

Après avoir appris à ne point confondre ces diverses espèces de prix d’une même chose, après s’être prémuni contre cette confusion d’idées qui naît de l’inexactitude du langage, on verra qu’au delà de cette mesure usuelle et reconnue, et dans laquelle se place l’unité de mesure pour toutes les valeurs d’où naît la possibilité de les soumettre au calcul, on pourra placer une mesure naturelle moins susceptible de variations fréquentes, et indiquer des rapports plus constants et plus importants pour l’ordre général des sociétés.

Telle serait, par exemple, la quantité de la nourriture la plus générale et la plus commune, qui suffit pour un jour à un homme fait, d’une constitution et d’une taille ordinaires. Tel serait le prix commun de la journée d’un homme qui n’a point d’industrie particulière, ou bien la valeur de la dépense annuelle d’un homme sain, borné au plus simple nécessaire.

Ces connaissances préliminaires étant établies, on est naturellement conduit aux moyens d’évaluer avec exactitude la richesse d’une nation, les progrès ou le décroissement de cette richesse.

La reproduction annuelle en est l’unique source dans chaque nation isolée : si la consommation surpasse cette reproduction, la richesse diminue, et avec elle le bien-être et la population. Si, au contraire, la reproduction surpasse la consommation, la richesse augmente, et l’on a un superflu qui produit plus de bien-être pour ceux qui existent, par conséquent plus de moyens de conservation pour les enfants, ce qui conduit à un accroissement de population.

Une portion de la reproduction annuelle est nécessairement employée à s’assurer une reproduction égale pour l’année suivante ; le reste forme ce qu’on appelle le produit net.

Ce produit net est ce qu’on nomme aussi produit disponible, parce qu’il peut être employé à volonté, sans altérer la reproduction. Une partie en est consommée ; le reste peut devenir un accroissement de richesse.

On voit donc naître trois classes d’hommes : ceux qui, travaillant à la culture de la terre, produisent plus qu’ils ne consomment ; ceux qui, employant ces productions premières pour en tirer les produits d’un art quelconque, ne font qu’en changer la forme, et rendent à la masse une valeur égale à celle qu’ils ont consommée ; enfin les simples consommateurs, qui détruisent et ne produisent point.

On peut même compter une quatrième et une cinquième classe : d’abord celle des commerçants, qui se chargent de conserver, de transporter les productions de la terre ou les produits du travail, et qui les vendent avec l’accroissement d’une valeur égale à celle du travail employé, ou des valeurs consommées pour procurer cette conservation, pour faire ce transport ; et ensuite la classe des hommes qui, même sans aucun travail, peuvent par leur volonté conserver, ou même augmenter la valeur d’une portion de ce qui, étant disponible dans leurs mains, aurait pu être consommé par eux. Par exemple, un homme riche consomme 10,000 livres par an à s’habiller avec luxe, à se nourrir avec délicatesse ou avec recherche, etc. ; et cette somme de valeurs peut être regardée comme détruite inutilement, quoiqu’elle ait servi à faire subsister les hommes employés par lui, et à maintenir l’industrie. Un autre dépense cette même somme à se procurer des tableaux, des estampes, des livres : alors cette valeur est conservée ; il a fait également subsister des hommes, mais en les employant d’une manière plus utile. Un troisième enfin la dépense à dessécher un marais, défricher une terre, et il en naît une augmentation de valeurs, une reproduction nouvelle.

Or, il est aisé de voir quels résultats différents, et pour la richesse nationale, et pour la prospérité publique, peuvent naître de ces divers emplois de valeurs également disponibles, et comment, suivant la direction donnée par l’opinion commune aux mœurs des hommes, à qui la disposition en est remise, l’état de la société peut s’améliorer, se soutenir ou se détériorer.

De cette formation, de cette distribution, de cet emploi des richesses, naissent entre les hommes des relations sociales qui nécessitent une foule d’opérations diverses, dont le but est la circulation des valeurs, et dans lesquelles on emploie nécessairement le calcul. C’est donc ici que l’on doit placer l’application du calcul aux opérations de commerce et de banque.

Tous les calculs appliqués aux théories dont nous venons d’indiquer l’objet, aux faits généraux que nous venons d’exposer, se compliquent naturellement par la nécessité d’y faire entrer, comme élément, l’intérêt des capitaux qui fournissent les avances indispensables dans les opérations relatives à la production des valeurs, à leur changement de formes, à leur transmission.

De là toute la théorie du commerce, où il faut soigneusement distinguer, dans le profit, l’intérêt réel du capital avancé, le salaire des soins du négociant, et le prix du risque auquel il s’expose, depuis la perte qui peut résulter de ce qu’une denrée gardée longtemps aura perdu de sa valeur, jusqu’à celle qui peut naître d’un naufrage dans une expédition lointaine, depuis le petit calcul d’assurance que chaque commerçant pourrait faire pour lui-même, jusqu’à celui des assurances maritimes, prises dans leur plus grande étendue. La théorie générale des assurances de valeurs quelconques, sous quelque forme que ces opérations se présentent, vient ici se rallier au système général de la science.

C’est alors que, connaissant toutes les causes qui influent sur la formation des prix, tous les éléments qui doivent y entrer, il deviendra possible d’analyser les phénomènes que présentent leurs variations, d’en reconnaître les lois, et de tirer, de ces observations, des conséquences vraiment utiles.

On doit s’occuper ensuite du calcul et des résultats du commerce entre les diverses nations, et de la formation de sa véritable balance ; balance qu’il ne faut pas confondre avec celle où l’on ne considère que les métaux employés comme monnaies. Alors on verra ce que cette dernière balance, la seule sur laquelle on ait recueilli des faits, peut réellement exprimer, et quelles erreurs ont commises la plupart de ceux qui se sont occupés de cet objet.

Ici la principale utilité de l’application du calcul sera de montrer que l’on a trop souvent adopté, comme des vérités absolues et précises, plusieurs principes qui, susceptibles d’exceptions, et même de modifications, ne sont vrais qu’en général, et ne conduiraient même pas à des résultats suffisamment approchés ; car presque toujours on a raisonné sur ces objets à peu près comme si, dans le calcul d’une grande machine hydraulique, on se bornait à la simple application des principes généraux de la mécanique. Ce sera encore de faire voir que souvent on a oublié d’avoir égard, dans le raisonnement, à des données qu’il ne pouvait être permis de négliger, et qu’enfin, dans cette masse d’opérations exercées, d’une manière indépendante, par un grand nombre d’hommes, et dirigées par l’intérêt, par l’opinion, pour ainsi dire, par l’instinct de chacun d’eux, on a supposé un ordre, une régularité, dont elles n’étaient pas susceptibles.

Jusqu’ici nous n’avons considéré les nations que comme des collections d’hommes occupés de leurs intérêts ou de leurs travaux.

Il nous reste à les considérer comme un corps dont le pacte social a fait, en quelque sorte, un individu moral.

Sous ce point de vue, la défense commune, maintien de la sûreté, de la propriété, les travaux, les établissements utiles à tous, exigent des dépenses auxquelles on ne peut subvenir que par des impôts.

Ces impôts, ou sont, à peu près, les mêmes chaque année durant un long espace de temps, ou ils n’ont lieu que pour une ou quelques années, à des époques non régulières, déterminées par les conjonctures.

Sur quelle partie de la reproduction annuelle les impôts constants sont-ils nécessairement payés ? Comment, suivant leur nature et leur mode, se distribuent-ils entre les diverses portions de cette partie du produit annuel ?

Considérant ensuite la somme plus ou moins forte à laquelle ils montent chaque année, les objets qu’ils affectent directement, le mode suivant lequel ils sont tarifés ou répartis, les sommes employées pour les lever, les lois de rigueur nécessaires pour en assurer le recouvrement, on se demandera quels effets ces diverses causes doivent produire sur la richesse nationale, sur sa distribution, sur son accroissement ou sa conservation, et de quelle manière ces mêmes causes agissent sur la culture, l’industrie ou le commerce, sur le taux de l’intérêt.

Le simple raisonnement suffit pour répondre à toutes ces questions ; mais le calcul doit donner plus de précision à ces réponses. Il apprend à balancer ceux de ces effets qui peuvent se contredire.

On doit examiner séparément les effets des impôts qui n’ont qu’une durée momentanée. En effet, il est évident que le système total de la richesse nationale doit se modifier d’après l’établissement quelconque d’une masse de contributions à peu près constante dans sa valeur et dans ses formes, et prendre, sous l’influence de cette cause, longtemps continuée, une sorte d’équilibre ou un mouvement régulier. On doit donc chercher quel sera cet état constant, et par quels états intermédiaires on peut y parvenir.

Mais s’il s’agit d’un impôt momentané, il doit seulement produire un dérangement quelconque dans l’économie sociale qui reprendra bientôt après son équilibre, et il faut en connaître les effets.

Cependant ce dérangement est assez entier, ou il se répète assez fréquemment pour produire des altérations durables ; alors il faut examiner à la fois, et les effets passagers, et le résultat final de ces mouvements irréguliers.

On verra comment ces dérangements sont presque toujours nuisibles, précisément parce que, changeant nécessairement la distribution des richesses, ils changent aussi celles des moyens de subsistance ; car en ce genre tout changement doit être fait de manière que le mouvement se communique paisiblement, et sans causer de secousses dans la chaîne générale de ses effets.

Les emprunts publics sont un moyen d’éviter les secousses, et l’on sent que le calcul seul peut apprendre à choisir, entre les opérations de ce genre, celles qui doivent obtenir le plus de succès, celles dont les conséquences seront le moins onéreuses.

Ici se présente le calcul des loteries, qui peuvent, être à la fois, ou des impôts, ou des emprunts, suivant la manière dont elles sont formées.

On ne doit en parler, sans doute, que pour en démontrer les effets ruineux et funestes, pour ajouter l’autorité d’une vérité calculée, à la force jusqu’ici trop impuissante de la morale.

Les effets que l’existence d’une dette publique ou d’une banque nationale peuvent avoir sur la distribution des richesses, sur la culture, l’industrie et le commerce, sont encore un de ces objets auxquels l’application du calcul ne sera pas inutile.

On peut y ajouter l’examen de l’influence que peuvent avoir les divers systèmes de monnaies.

Plusieurs des dépenses publiques ont aussi, sur la richesse nationale, des effets plus ou moins directs, plus ou moins importants. Telles sont celles qui ont pour objet des secours, des travaux, des établissements publics.

Par exemple, des secours mal distribués peuvent changer, en consommateurs inutiles, des hommes dont le travail eût augmenté la masse, soit des productions du sol, soit des produits des différents arts ; et ces secours deviennent alors une source d’appauvrissement.

La dépense d’un ouvrage public peut en excéder l’utilité, et la perte occasionnée par cette dépense, être telle que jamais le bien produit par cet ouvrage ne puisse en dédommager.

Si un établissement d’instruction diminue la dépense nécessaire pour acquérir un genre d’industrie, dès lors il en fera baisser les produits. La masse entière des institutions et des lois influe sur la richesse, et cette action peut dès lors être soumise au calcul. On peut examiner, par exemple, sous ce point de vue, l’effet de la destruction des ordres privilégiés et des droits féodaux, de l’égalité des partages, de la suppression du droit de lester ; examiner surtout avec quelle rapidité ces deux derniers actes de justice influeraient sur une plus égale distribution de propriétés.

Enfin, plusieurs questions de jurisprudence ne peuvent être résolues sans emprunter le secours du calcul.

Telle est d’abord la fixation d’un intérêt légal, c’est-à-dire, de celui qui doit être perçu, mais qui cependant n’a pas été déterminé par une convention particulière.

Telle est la fixation de la valeur d’une chose qu’un individu devait fournir en nature, lorsque l’exécution de la condition se trouve impossible, et qu’elle doit être remplacée par un équivalent.

Tel serait le partage, soit d’une obligation qu’on doit remplir en commun, soit d’une chose à laquelle divers individus ont des droits, toutes les fois que ces droits sont mêlés de considérations éventuelles qui nécessitent le recours au calcul des probabilités, ou qu’ils nécessitent des évaluations pour lesquelles ce calcul ou la théorie des valeurs moyennes sont indispensables.

Tel est le mode suivant lequel doit se résilier un traité entre plusieurs individus, lorsqu’il se trouve annulé par une cause que l’acte même n’a pas pré-pré pré-vue, et que des événements incertains ou des évaluations compliquées, influant sur les droits des contractants, obligent encore de recourir aux mêmes moyens.

Cette seconde portion du tableau des objets auxquels le calcul peut s’appliquer, paraît embrasser l’économie politique presque entière ; et cela doit être, puisque l’économie politique ne considère les choses que relativement à leur valeur. Cependant ces deux sciences ne doivent pas être confondues.

Dans toutes les questions de l’économie politique, dans toutes les opérations pratiques dont elle développe la théorie, et qui ne supposent ou n’exigent que des calculs très-simples, la mathématique sociale doit se borner à une exposition générale des méthodes, et ne s’arrêter qu’aux questions où les difficultés de la solution dépendent du calcul même.

Elle ne doit s’occuper de l’analyse des idées ou des faits, qu’autant qu’il le faut pour s’assurer d’appuyer le calcul sur des bases solides.

C’est la faiblesse de l’esprit humain, c’est la nécessité de ménager le temps et les forces, qui nous oblige à diviser les sciences, à les circonscrire, à les classer, tantôt d’après les objets qu’elles considèrent, tantôt d’après les méthodes qu’elles emploient. Dans cette dernière division, les lignes de séparation doivent être plus incertaines : or, c’est d’une division de cette espèce qu’il s’agit ici.

La minéralogie et l’application de l’analyse chimique à la connaissance des minéraux ne sont point une même science, mais elles s’exercent sur le même objet, en employant des méthodes différentes ; elles s’éclairent mutuellement ; on ne peut bien traiter l’une sans le secours de l’autre.

Dans la première, l’observation des minéraux, leur inscription, leur histoire, forment le fond de la science ; mais souvent elle invoque la chimie contre des difficultés que l’observation seule n’eût pu résoudre. Dans l’application de la chimie aux substances métalliques, leur analyse chimique est la base de la science ; mais souvent elle a besoin de s’éclairer par des observations.

De même, quoique l’économie politique emploie l’observation et le raisonnement, cependant on y éprouve à chaque instant le besoin du calcul ; et la mathématique sociale n’apprendrait à calculer que des abstractions, si elle n’empruntait de l’économie politique les données qu’elle doit employer, si celle-ci ne lui indiquait les questions qu’il est important de résoudre.

Il n’est peut-être aucune portion des sciences politiques sur laquelle il reste plus de préjugés à détruire, et où ces préjugés puissent avoir des conséquences plus funestes. Ils ont résisté jusqu’ici à la raison ; abattus plus d’une fois, on les a vus se relever avec plus de force : disparaissent-ils d’un pays, on les voit se rencontrer dans un autre.

Osons espérer qu’attaqués par la raison et par le calcul, nous n’aurons plus à redouter ces résurrections inattendues, ces oscillations entre la vérité et l’erreur.

  1. Journal d’Instruction sociale des 22 juin et 6 juillet 1795.
  2. Cette loi a été proposée par Moivre ; elle est assez d’accord avec l’observation, depuis dix ans jusqu’à quatre-vingts, et on peut, dans plusieurs circonstances, l’employer pour abréger les calculs. Lambert, le citoyen Duvillard, ont présenté d’autres lois de mortalité plus exactes, mais plus compliquées.
  3. Théorie des grandeurs susceptibles d’accroissements proportionnels.
  4. Théorie des combinaisons.
  5. Théorie générale des probabilités.
  6. Méthode de déduire, des faits individuels observés, soit les faits généraux qui en résultent, soit les lois générales qui y sont observées.
  7. Théorie générale des valeurs moyennes.
  8. Théorie générale des probabilités.
  9. Théorie générale des probabilités.