L. Genonceaux, éditeurs (p. 259-303).

IX

Une discussion s’était élevée entre Mauri de Noirof et le conducteur du train.

— Vous ne tournerez pas le règlement, répétait celui-ci ; vous ne le tournerez sacré nom de Dieu pas ! vous ne le tourneras sacré nom de Dieu pez !

— Puisque je le porte sur mes genoux !

— Cela ne fait rien. Il y en a quatre. Vous payerez une place en plus.

— Pardon, dans le règlement, il y a : les enfants.

— Oui, mais c’est un pluriel qui est singulier. Les enfants signifient l’enfant. Vous avez quatre enfants, n’est-ce pas ? Vous en trimballez trois de trop, vous devez une place entière. Ce serait trop commode, alors ! Vous pourriez d’après votre système, vous embarquer avec une cinquantaine de gluants au-dessous de trois ans, et vous ne payeriez qu’une place ? Est-ce logique, je le vous demande.

Et pendant la durée du trajet de Paris au Tréport, ce fut, pour Mauri, une succession d’ennuis. Paul-Uc-Zo-Émilie, ainsi s’appelait le petit de Mani-Mina, lui donna du fil à retordre. Il ne dététait pas. Aux stations d’arrêt, à Persan-Beaumont, que le conducteur appelait Person-Beauman, à Méru, qu’il prononçait Rému, à Beauvais, qu’il remplaçait par Veaubais, c’étaient, sur le quai, des attroupements qui se formaient à la portière, afin de jouir de l’anomalie du spectacle. Jamais on n’avait vu d’homme avec des mamelles gonflées de lait, pas plus que d’enfant quadruplement corporel. La chaleur était grande. Mauri s’assoupit. À Longroy-Gamaches, il s’éveilla, inondé de pipis et de brans. Il n’avait emporté aucune serviette. Et il était vêtu d’un complet en flanelle.

Les honneurs du pouvoir le bassinaient. D’ailleurs, il avait remarqué que ses collègues lui faisaient la mine lorsqu’ils étaient réunis en conseil. Son infériorité était notoire ; il avait défendu mollement son budget, et par suite de maladresse, l’allocation habituellement accordée à l’évêque de Djurdjura pour l’aider à désauvager les noirs africains n’avait pas été votée. Cédant aux supplications de sa mère, il avait enterré l’affaire de la fausse monnaie, et les journaux avaient tonitrué contre cette injustice. Tout cela lui barbouillait le cœur.

Son arrivée à Mers provoqua une révolution parmi le monde des baigneurs. Un cortège de cinq à six cents personnes le suivit dans ses pérégrinations à travers la petite ville qu’il arpenta du nord au sud et l’est à l’ouest pour découvrir sa femme. Celle-ci ne lui avait pas envoyé son adresse, et il avait oublié de la lui demander. De guerre lasse, il descendit à l’Hôtel de la Plage, ainsi nommé parce qu’il se trouve à un kilomètre de la mer. Le patron, qui se plaignait du mauvais état des affaires, vit en un clin d’œil son établissement envahi. On s’y entassait, on s’y écrasait, on voulait voir le petit monstre. Mauri le confia à deux nourrices et débarrassé des soucis de l’allaitement, s’en put aller à la recherche de Hermine. De loin, sur les galets, un objet en forme de tonneau frappa son regard : c’était elle. Elle gisait, au soleil, la tête enfoncée dans une casquette blanche, son gros corps ballonnant sous une robe de flanelle blanche, aussi : masse blanche comme une hermine dont elle ne parviendrait jamais à attraper la fluette maigreur. Elle le trouva fort sec.

— On vous croirait de la famille des fils télégraphiques. La politique, hein ?

— Un peu, ça et le reste. Où diable perchez-vous donc ? J’ai dû déposer tout mon fourniment à l’hôtel. Je voulais vous faire une surprise en ne vous prévenant pas, et mon plaisir est gâté.

— Je suis heureux de vous voir. J’espère que vous allez pouvoir débarrasser l’endroit de la présence d’un personnage dont la vue m’horripile à tel point que j’étais sur celui de partir. Vous savez, l’homme au nez de chameau… Comment l’appelez-vous ?

— Jardisse ?

— Parfaitement. Je ne puis faire deux pas sans être affligée de sa rencontre. Dieu, que je le hais ! Ah, le hais-je ! le hais-je !

Elle ajouta :

— Puisque vous êtes descendu à l’hôtel, restez-y : à quoi bon venir chez moi ? Nous ne couchons jamais ensemble. Nous déjeunerons, nous dînerons, et nous nous promènerons. C’est tout ce qu’on peut faire de mieux au bord de la mer.

— Et vos dents ?

— Les dents de ma gueugueule ? Toujours en très mauvais état. Je bois beaucoup d’eau-de-vie, ça m’endort un peu les nerfs.

— Je croyais voir plus de monde, ici. La saison bat pourtant son plein !

— Oui, mais ils vont tous au Tréport, qui est là, à gauche. Autrefois, les deux communes n’en formaient qu’une ; on les a divisées, et depuis, elles sont en bisbille. Seulement, comme le Tréport est plus riche que Mers, il fait plus de réclames pour sa plage, organise beaucoup de fêtes, y attire beaucoup de monde, quoi. Saisissez ? À Mers, il n’y a que des bourgeois, des gens repus, des femmes enceintes : c’est bien assez bon pour nous.

Elle lui donna rendez-vous pour le lendemain matin, à neuf heures précises.

. . . . . . . . . . . . . . .

La comédie du Cœur.

(La scène se passe à Mers-les-Bains, dans la chambre à coucher de Hermine.)

Personnages : elle et lui.

Elle entre à pas de louve, tâte le lit, et s’assure qu’il est là.

lui.

C’est toi ?

elle.

Chut ! Soyons prudents… Mon mari est arrivé…

(Rien ne tombe, ni conversation, ni rideau.)

. . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, Mauri fut exact et lui demanda :

— Vous plaisez-vous ici ?

— À part la rencontre de Jardisse, beaucoup. On est si bien, on est si chez soi, on est tous des gens si très comme il faut. Regardez, il n’y a presque personne.

— … presque personne.

En effet, à ce moment, deux baigneurs seulement barbotaient dans l’eau salée, et six autres êtres humains, étendus comme des crapauds, avant de se vautrer dans la mare d’eau amère, occupaient gravement leur temps à jeter des pierres à la mer : comme si celle-ci demandait à ravaler ce qu’elle a vomi !

— Asseyons-nous, dit-elle.

— Mais sur quoi ?

— Sur les galets, pardi !

Il n’y avait pas de choix.

— Cela doit être dur, observa Mauri.

— Je vous assure que l’on s’y fait très bien.

Elle s’affala. Les galets s’écrasèrent sous son poids ; quant à lui, il demeura perché sur des petits cailloux, qui lui firent mal au derrière.

— On devrait bien faire disparaître tous ces galets et semer de l’herbe à la place !

— Oui. Mais ce serait une sacrée besogne.

D’aussi loin que le regard pouvait plonger, le long de la côte, ce n’était qu’une nappe de galets, et la mer en charriait tous les jours de nouveaux. Elle les déposait symétriquement, en ondulations, en formes de vagues, afin de bien montrer que ces dépôts étaient son œuvre, puisqu’elle les façonnait à son image. Et la couche en était énorme ; plusieurs vies d’hommes n’auraient pas suffi à les enlever.

— D’ailleurs, à quoi bon ? L’eau déferle quelquefois jusqu’au pied du casino ; elle aurait vite fait de déraciner les végétaux substitués aux galets. Et puis, il n’y a pas de terre, sous les galets ; sous les galets, il n’y a que des galets. Y en a-t-il, hein ? Et d’où proviennent-ils ? Ils doivent venir de la Suisse, ou de la Bohême. Est-ce qu’on sait ?

Un soleil de plomb leur tombait sur la tête ; l’air bouillait, tellement il faisait chaud ; les galets, en raison de leur forme sphérique, réfractaient cette chaleur, de telle sorte que l’on cuisait dans son jus, de quelque côté qu’on se tournât ; on cuisait sur le ventre, on cuisait sur le dos, on cuisait sur le côté. La mer elle-même transpirait, elle avait la flemme, ses flots remuaient très nonchalamment, malgré eux, comme si on leur avait flanqué des coups de pieds au cul, pour les stimuler. Et à part le grincement des cailloux sous les pas d’un chien ou d’un chat, un calme profond, pur comme l’âme du nouveau-né, enveloppait la terre et l’océan. Des baigneurs arrivaient peu à peu, l’air abattu, résigné. Et ils se couchaient aussi sur les cailloux, le groin tourné du côté des vagues, afin de renifler un peu d’air qui n’arrivait pas. La mer était plate désespérément, opalisée, chatoyante, mais si incolore à l’horizon, qu’elle se perdait dans le ciel ou que le ciel baignait en elle, on ne pouvait dire au juste.

— Je crois, dit Mauri, que l’on s’ennuie ferme ici.

Derrière eux, le long de la rue de la Plage, des gens se promenaient, sous des parasols, en baillant ; souvent, ils s’arrêtaient, tiraient leurs montres et regardaient l’heure : celle-ci n’avançait pas ! Le temps était stationnaire, il n’avait pas le courage de s’écouler.

— Mais vous avez choisi là une plage pas gaie du tout !

— Vous trouvez ?

— Enfin, regardez-moi ces figures-là ! Elles sont sincères, au moins, elles ne mentent pas ; emmanchées sur des bustes de la Tristesse, elles iraient à ravir. Et il ne resterait plus qu’à les édifier sur les rochers d’alentour ; elles y cadreraient à la perfection. Ma parole, je ne vois que des rochers incultes autour de nous.

Et c’étaient des falaises très hautes, taillées à pic, friables, sans architecture, d’une pâleur mortelle. À gauche, celles du Tréport, surmontées d’une croix ; à droite, celles de Mers, affligées de deux ou trois petites maisons condamnées à mort. Et de côté et d’autre, elles s’allongeaient, indéfiniment lamentables, reculant peu à peu devant les morsures de la mer qui grignotait leur racine, leurs entrailles de craie, provoquant des éboulements, les forçant à s’effriter. Et dans le silence profond de la jetée — car la mer bruissait à peine — résonnèrent soudain les plaintifs accords classiques d’un piano sur lequel s’exerçaient les tâtonnants efforts de doigts d’enfant.

— Allons-nous-en ; il doit faire moins bête ailleurs.

Et ils entrèrent dans le casino, où six musiciens broyaient la danse hongroise de Brahms. Les spectateurs se composaient de banquettes et de chaises vides.

— Vous savez, dit Hermine, ce n’est pas toujours aussi désert ; il y a quelquefois du monde, le soir : une dizaine de personnes ; le dimanche, les spectateurs se comptent par des quinze, seize, ou dix-sept. Je vous dis que rien n’est plus familial que cette plage.

L’exécution était atroce.

— On croirait entendre bouillir un pot-au-feu.

Vous faites toujours de l’esprit, monsieur de Noirof : nous nous trouvons dans un bouillon Duval.

C’était un des pavillons édifiés par la maison Duval, en 1889, à l’exposition universelle. La municipalité de Mers l’avait retapé, l’avait mis en ragoût, et en avait fait le temple de la musique de l’endroit.

— Cela sent encore la friture, dit Mauri.

— Taisez-vous, ordonna une voix derrière lui.

C’était le commissaire du casino.

— Hein ?

— Taisez-vous. Vous n’êtes pas ici pour parler, ni pour écouter, ni pour respirer, ni pour remuer ; ici, monsieur, l’on s’emmerde.

Et il s’éloigna, sans dignité. Il roulait des yeux d’avaleur de maisons.

Cependant, l’orchestre modulait pour la centième fois la même phrase ; depuis son entrée, Mauri n’avait rien ouï d’autre : quelques mesures péniblement expectorées, où la clarinette piaulait un petit air champêtre très toc.

— Est-ce qu’ils le font exprès ?

Il se leva ; le joueur de clarinette chiquait le bec de son instrument en baissant tellement les yeux, qu’il avait l’air de vouloir contempler son nombril. Les autres aussi, semblaient vouloir contempler leur nombril. Mais ce n’était pas leur nombril qu’ils contemplaient ; ils ne contemplaient rien : ils ronflaient. Par moments, tout en rêvant, le chef d’orchestre soupirait : « Piano… Piano… » Et la troupe allait piano…

Ils revinrent sur la plage.

— C’est là bas, fit-elle en étendant le bras gauche dans une altitude sarahbernardienne, c’est là-bas que je le perdis. Le froid de l’eau nous détacha l’un de l’autre. Il foutut le camp, le petit, sans rouspetter. À propos, et le vôtre ?

— Je, dit-il, l’ai amené avec moi. Il est un peu différent de nous. Tenez-vous à le voir ?

Parbleu, si elle y tenait ! En soufflant comme une locomotive qui traîne derrière elle un chapelet de deux cents wagons chargés sur un terrain d’une pente très roide, elle se transporta à l’hôtel. Des gens attendaient à la porte ; un à un, ils entraient, puis ressortaient d’un autre côté, ahuris.

— On pourra, dit l’un, quand ce monstre aura vingt ans, le mettre au Luxembourg, à la place du groupe de Carpeaux ; en le passant au cirage, l’illusion sera parfaite.

La queue s’allongeait ; l’ordre était maintenu par le gendarme, le maire, et le commissaire de police. La route du Tréport était blanche de monde ; et l’on parlait de spéciaux trains organisés en vue de permettre aux Dieppois de venir se régaler visuellement de la progéniture de Mauri. Celui-ci s’impatientait ; il ne comprenait pas cette curiosité malsaine, et comme il formulait ses réflexions à haute voix, on l’engueula salement.

— N’en dégoûtez pas les autres… Si ça vous déplaît tant que ça, pourquoi êtes-vous là ?

Enfin, leur tour arriva, ils purent pénétrer dans l’hôtel.

— C’est cinquante centimes par personne, leur fit observer un larbin.

Et en haut, à côté de Paul-Uc-Zo-Émilie, était placée une tirelire dans laquelle s’égouttaient ininterruptivement des gros sous. Mauri et Hermine firent comme tout le monde : ils déposèrent leur obole et après une exclamation admirative, sortirent, émerveillés.

— Il nous ressemble, dit Hermine.

— Oui ; il a déjà l’air très intelligent.

— Le progrès est une belle chose !

Et ils devisèrent de la future récolte des pommes de terre. Ce thème permit à Mauri d’insister auprès de sa femme pour qu’elle fît des féculents la base de sa nourriture.

— Mangez des patates, beaucoup de patates, et surtout des haricots ! Les propriétés œoliennes de ce dernier légume vous feront maigrir.

À table, en déjeunant, il poussa le cynisme jusqu’à l’obliger à en redemander. Hermine obéit. Elle en mangea trois fois, quatre fois. Elle avalait laborieusement.

— Ma mère a raison, se dit Mauri, elle en étouffera un jour. Quelle joie !

— Je verrai bien, dit-elle, l’effet produit par le haricot ; j’ai emporté ma bascule avec moi, et je continuerai ou cesserai le régime, selon mon poids de demain. Aujourd’hui, je pèse cent dix-huit kilos et trois grammes, sans ma crotte.

Ils décidèrent de faire une promenade à Tréport-Terrasse.

— Cette montée me sera pénible. Enfin, pour vous faire plaisir…

— Avez-vous remarqué, dit Mauri, qu’on ne nous a point servi de poissons à table. Ordinairement, dans un port, on mange du poisson.

Elle le regarda ironiquement.

— Comment, vous ne savez pas ? Regardez l’océan, monsieur ; y voyez-vous une barque de pêcheur ? Non. Pour la raison bien simple qu’ici il n’y a pas de poissons dans la mer.

— Naturellement ; ils s’y ennuyeraient trop. Ils préfèrent se faire prendre ailleurs.

Le soleil était insupportable.

— Allons donc un peu à l’ombre ! Quelle route stupide ; elle cuit et aveugle…

Mauri sonda l’espace.

— Où sont donc les arbres ?

— Il n’y en a pas. On a essayé d’en planter, mais ils ne poussent pas : ils dépoussent. Les fleurs non plus ne poussent pas. L’herbe est moins rebelle ; la grande pelouse qui s’étend sous les fenêtres de votre hôtel en est la preuve ; cette pelouse a été ensemencée plus de cent fois ; à la fin, elle a poussé ; d’ailleurs, on rencontre encore, de temps en temps, un petit brin d’herbe par-ci par-là.

— Et c’est un pareil pays que vous choisissez pour villégiaturer ? Un pays où il n’y a pas d’oiseaux, où il n’y a pas d’insectes, où il n’y a pas d’arbres, où il n’y a rien, que des gens qui… des gens que… des gens qu’on…

— Soyez indulgent. Si vous saviez !

Ils étaient parvenus au pied de l’escalier de Tréport-Terrasse, un tout petit escalier de quatre cents marches, quasi perpendiculaire, pourvu d’une rampe non rabotée qui enfonçait des esquilles de bois dans la peau, si bien qu’on en était réduit à monter avec le secours de soi-même, en se disant : Hue ! en s’encourageant, en se faisant manœuvrer les jambes avec les mains. On s’arrêtait, on se recalait les poumons en absorbant un peu de feu, puis l’on s’attelait à l’ascension. À mesure, l’immensité de la mer apparaissait, et l’homme, tout en bas, ressemblait à un pou, à un pou de vipère, tant il est abominablement hideux dès qu’il commet l’imbécillité de se montrer à ses semblables, à quelque distance qu’il se tienne d’eux. Si l’homme avait conscience de la quantité d’horreur laide ou de laideur horrible qu’il traîne après lui, il creuserait un grand trou dans la terre, y fourrerait un milliard de kilogrammes de panclastite, et brûlerait la cervelle au globe infect sur lequel il promène sa carcasse immonde. Rien n’est plus laid qu’un homme, si ce n’est deux hommes. Jésus-Christ en avait attrapé une nausée profonde, c’est pour cela qu’il se fit crucifier : de cette façon, il n’avait plus la corvée de la vue de l’humanité.

— Jésus est un chic type, dit Mauri en arrivant au sommet de la falaise ; on lui élève des statues partout. Mais il doit s’embêter ferme ici, pendant l’hiver, l’aquilon doit lui geler les mollets.

Au milieu d’un petit tertre affligé d’un grillage de fer rouillé, s’élevait une croix étriquée. Stat Crux dum volvitur Orbis. Il était mort pour le rachat du péché des hommes, et le souvenir du sacrifice serait éternel ! La croix vivrait toujours ! Aussi longtemps que la terre évoluerait, elle resterait debout ! L’homme prononçait cet oracle, où perçait la profondeur de sa fatuité.

— Nous voici, fit Hermine dont la peau dégoulinait de sueur, à la Terrasse. C’est ma promenade favorite. Nous y venons presque tous les jours.

— Comment, nous y venons ? Et avec qui ?

— Avec ces dames. Nous nous connaissons toutes. On se confesse ses petits secrets. Quand on pue des pieds, on le déclare franchement ; si la salade a été mal préparée par la bonne, si celle-ci couche avec monsieur, si celui-ci entretient des amants, si ceux-ci entretiennent des maîtresses, si celles-ci subventionnent des marlous, si ceux-ci tuent des bourgeois, on se raconte tout cela, sous les tentes, que l’on rapproche le plus possible les unes des autres, afin que rien ne s’échappe.

— Toutes ces femmes sont-elles honnêtes ?

— Aucune. Toutes trompent leurs maris.

— Même vous ?

— Même moi. Oh, avec mon moral, rassurez-vous.

Ils arpentèrent la Terrasse. C’était un grand terrain inculte ourlé, le long des roches, d’un parapet en briques ajourées, hémisphériques, d’une longueur de deux à trois mille mètres, étoilé d’un tracé de rues avec des trottoirs bordés de galets cimentés ; l’emplacement des réverbères se reconnaissait à de très herbus défoncements circulaires ; et à un carrefour, il y avait une plaque de fonte avec cette inscription : bouche à incendie.

— Voici, expliqua-t-elle. Vous regardez cela en vous posant des interrogations mentales qui demeurent sans réponse. Il faut donc vous dire que la ville du Tréport a eu jadis l’idée de se créer ici une succursale sous le nom de Terrasse. De l’endroit où nos deux pourritures animales se trouvent, on jouit d’une vue superbe, et d’un air vicié par les tuyaux de cheminées du Tréport. Si, en effet, vous daignez abaisser la royauté de votre regard à cinquante mètres sous nous, vous ne découvrez qu’un panorama de toits, avec des filets de fumée qui s’en échappent. C’est fort sain. Ce qui l’est moins, c’est l’esprit d’initiative du projet de la Terrasse. Ils ont dépensé, ces braves gens, quelques centaines de mille francs pour construire un escalier, puis ils sont redescendus chez eux en se frottant les mains. Savez vous ce qu’ils faisaient, en ce temps-là, monsieur, chaque matin ? Eh bien, ils sortaient, levaient la gueule vers le rocher, et rentraient en disant : Encore rien. Il n’y avait encore rien.

— Que voulaient-ils ?

— Voir pousser des maisons, pardi ! Ordinairement, quand on fonde une cité, on commence par bâtir des maisons ; l’espace qui les sépare devient une rue. Ici, ils ont fait le contraire : ils ont d’abord construit des rues, en se disant que les maisons sortiraient toutes seules. Mais voilà, elles n’ont pas poussé. On a beau les arroser, elles ne viennent pas. La terre est tellement inculte, qu’elle ne produit rien, pas même des maisons.

Ils cheminèrent sur le bord de la falaise ; au pied, tout en bas, la mer était crayeuse, en raison de la nature facilement désagrégeable des roches contre lesquelles elle se butait ; elle était d’un blanc sale, d’un blanc tirant sur la couleur d’une chemise portée six mois par une femme pouilleuse dont le grand père a fait le commerce de charbon ; et elle emportait cette saleté vers la plage ; la vermine humaine qui s’y trempait prenait un bain de saleté. Puis ils s’assirent.

— Êtes vous sujette au vertige ?

— Jamais.

— Alors, vous pourriez vous pencher au bord d’un précipice impunément, sans crainte de tomber dedans.

— Voyez plutôt !

Elle se campa sur un bout de pierre qui béait dans le vide. Une petite poussée et cela suffisait : elle prenait un coupon sans retour pour le pays de l’éternité. Le moyen était plus expéditif que le femmicide par la lente assimilation de la légumineuse féculence des haricots et des pommes de terre. Une lueur rouge sillonna les rétines de Mauri, une sécheresse crispa sa gorge, il trembla, se leva, se précipita vers elle, et comme des promeneurs survenaient, il cria bien haut :

— Prends garde, tu me fais peur !

— Vous m’avez tutoyée !

— C’est par erreur ; je craignais que vous ne culbutassiez dans le vide et je vous ai tutoyée pour aller plus vite. Un malheur est si promptement arrivé. Allons nous-en, j’ai soif.

Ils descendirent. La vastitude de l’océan se rapetissa, et les poux de vipère reprirent, graduellement, leurs formes normales. Tout en s’endolorant les pieds contre les pavés pointus du Tréport, ils rencontrèrent Jardisse, dont le nez grandissait en laideur et en méchanceté. Jardisse passa auprès d’eux en ricanant.

— Vous avez vu, dit Hermine, comme il nous a regardés avec mépris. Eh bien, c’est ainsi tous les jours qu’il me croise. Oh, le hais-je, le hais-je !… Moi aussi, j’ai soif. Buvons au Tréport, car à Mers, il n’y a point de cafés, à l’exception de celui du Casino dans lequel il est défendu de boire.

En ce moment précis, le goût du cigare que Mauri avait fumé jadis chez madame Perle lui revint en mémoire.

— J’en ai encore la fade odeur à la bouche.

— De quoi ?

— Vous ne comprendriez pas !

Ils s’attablèrent devant un café. Hermine commanda du cognac ; Mauri ne savait pas au juste.

— Donnez-moi, fit-il au garçon, quelque chose qui lave, qui nettoye l’intérieur de l’homme.

L’autre chercha une seconde.

— Du vin blanc, avec du citron et de l’eau gazeuse.

— Est-ce bon ?

— Excellent. Vous m’en direz des nouvelles.

Il s’éloigna quelque peu, puis revint sur ses pas :

— Je me permets de vous recommander ça, parce que c’est toujours ça qu’on prend quand on est abruti.

— Je souhaite, dit Hermine, que notre entrevue en ces lieux nous soit propice. Nous pouvons causer un peu, loin de la politique et du bourdonnement de Paris. Comment trouvez-vous la vie ?

— Elle me tue, répondit Mauri. Je ne suis pas de taille à lutter contre elle. Je vais envoyer ma démission de ministre, puis je ne ferai plus rien, je me laisserai crever. Si je me sentais fort suffisamment, je serais un homme de génie ; mais la tête n’y est pas, ni le cœur non plus. Je suis un passionné de l’Impermis. Heureux le père qui fait de son fils son amant ! Mille fois heureux le fils qui devient la maîtresse de son père !

— Vous aimez votre mère. Vous êtes son amant !

— D’élection, oui ; mais aucun contact sacrilège ne nous a souillés, madame ma chère, parce que la loi, pour laquelle je professe, un culte profond, me le défend. Vous êtes ma femme, et je vous respecte. Ah, si je ne vous avais pas, il y a longtemps que l’acte eût été commis.

Elle buvait ferme ; les soucoupes se pyramidaient, et il y avait des gens qui disaient :

— Elle va encore se flanquer une cuite…

— Elle a changé de monsieur, aujourd’hui.

Elle se confessa :

— Moi, j’ai la passion de l’eau-de-vie. Lorsque je suis grise, je ne me sens plus de bonheur. Rien ne me tanne comme la vue d’un chameau. Je voudrais que la mer fut transformée en trois-six de Montpellier : je la boirais toute. Oui, nom de Dieu, toute. Et je boirais ses galets par-dessus le marché. Répliquez pas, Noirof, je suis un bon camarade, mais faut pas m’emmerder, nom de Dieu ! Je vous casserais la hure. Vive l’empereur !

Ça y était, elle avait sa cuite. En dix minutes, elle avait sifflé un litre de vitriol. Il la ramena tant mal que bien jusqu’à la rue de la Plage. Là, elle refusa d’avancer.

— Fichez-moi la paix ! ne me faites pas remarquer. D’abord, que je m’asseye.

Elle s’assit sur un banc.

— Vous n’allez point passer la nuit ici !

— Faut que je jette mes vapeurs ; après ça, je carapatterai.

— Où demeurez-vous ?

— Me rappelle plus. Foutez le camp, nom de Dieu, où je vous pilade… je vous dalipe… je vous lapide à coups de pierre.

Elle ramassait des pierres qu’elle lançait au hasard. Quelqu’un s’approcha de Mauri.

— Ne vous en occupez pas, monsieur ; ça lui arrive presque tous les jours. Alors, on la laisse tranquille, elle se désalcoolise d’elle-même… et elle recommence.

Il n’en revenait pas ! Comment, Hermine se soûlait tant que ça ! Elle qui avait des yeux si doux, des yeux de biche amoureuse, des yeux de brebis que l’on va égorger ! Elle qui faisait des boulettes avec ses roupies et qui les mangeait ! Il n’en revenait pas. Aussi, eut-il hâte de s’éloigner, il rentra à l’hôtel, reprit livraison de son fils et le lendemain, de grand matin, fit ses préparatifs de départ. Sa chambre donnait sur la pelouse, il ouvrit et s’accouda au balcon. Rien, pas de bruit, un silence plein d’Ennui. Sous ses fenêtres, dans la pelouse qui ne formait plus qu’un vaste gazon tondu, architondu par les soleils de feu, se trouvaient six vaches, dont trois grasses et trois maigres. Celles-ci paissaient ; celles-là ne paissaient pas. Celles qui paissaient avaient l’air de brouter des mottes de terre, tant l’herbe était courte ; celles qui ne paissaient pas regardaient, de leurs yeux grands comme des lanternes de trains, passer les passants. Et comme il ne passait personne, elles ne regardaient rien.

Rentré à Paris, Mauri se défit de ses fonctions de ministre, puis donna congé de son appartement de la rue de Rennes. Cet appartement lui coûtait trop cher ; il voulait vivre désormais modestement. Il avisa un petit septième du boulevard Saint-Michel qui lui plut beaucoup et qu’il arrêta. Il dressa l’inventaire de ses meubles. Jamais, il ne les avait aussi bien vus. C’étaient des blocs de bois agglutinés, que les malvunuzein avaient décorés, çà et là, de rosaces et de saints grossiers. Le génie de l’artiste s’était inspiré des décors des églises et des chapelles de sa province et les avait profusionnellement gravés dans le bois. Le lit formait une grande caisse simplement percée d’une ouverture cintrée par le haut qui, avec sa galerie et ses rideaux, lui donnait l’aspect d’un guignol, le rideau levé sur ses pentes et son manteau d’arlequin. Ce lit en supportait un autre qui en supportait d’autres, tels des dortoirs de paquebots. La cuisinière couchait en l’air, le palefrenier au-dessous, la femme de chambre sous le palefrenier, le cocher sous la femme de chambre, et les maîtres sous le cocher. Le banc de bois traditionnel accompagnait le lit. Puis, c’étaient les tables façonnées en manière de coffres destinés à recevoir la farine et sur le couvercle desquels le paysan breton, qui mange sans couvert mis, place les quelques objets indispensables à son repas ; ensuite venaient les bancs de table à manger, à dossiers balustrés. Hermine y tenait beaucoup, à ces bancs ; aussi, à l’heure des repas, ne manquait-elle jamais de s’écrier : « Tostaid ar skàon ouc’h aun daol ». Enfin, c’étaient les armoires de Pont-Aven, les chaises, les bahuts, les coffres, les rouets, « karr da neza ». Tout cela encombrait, absorbait l’air, puait la vétusté. Paul-Uc-Zo-Émilie reposait dans le Kavel, orné de gâteaux et de facettes taillées en pointes de diamant ; surmonté d’une galerie à jour, il avait quelque chose d’italien et l’on sentait que le scherzo de Bonnat y aurait aisément fait dodo.

— Je ne veux plus voir tout cela ici.

Le déménagement le préoccupa. Par un temps de pluie, il accompagna l’énorme tapissière qui trimbalait son mobilier vers le fin fond de l’observatoire, tout en haut du boulevard Saint-Michel. Comme il débouchait sur le Luxembourg, il aperçut la Pondeuse, accompagnée d’une amie, la cocotte, sa malheureuse partenaire de la partie de manille jouée jadis rue Monge.

— Tu vas nous humecter le cylindre, n’est-ce pas, chéri ? Nous crevons de soif. Nous venons de Bagneux, où nous avons conduit dans le royaume taupier la première de l’Éden. C’est moi qui lui succède. Tu n’es donc plus ministre ?

— Mais non.

— Je me disais aussi : pourquoi est-il ministre ? C’est sans doute par erreur. Enfin, tu vois, les uns s’élèvent, les autres s’abaissent.

— Question de chance, observa la cocotte ; moi, je n’en ai pas : depuis trois mois, je me croise les jambes.

Elle se poudrait la hure au moyen d’une patte de lapin.

— Cette patte, monsieur, provient d’un de ceux que l’on m’a nombreusement posés pendant le cours de ces vingt dernières années.

Ils entrèrent à la Closerie des Lilas, dont rien de romantique n’évoquait la période des Mimi-Pinson et des Schaunard. Dans le jour amorti par les vitraux du café et par la patine du plafond enfumé, où tout se mélancolisait, ils se rangèrent autour d’une table de marbre, ce pendant qu’un tonnerre de Brest résonnait quelque part : Sacrebleu ! corbleu ! morbleu ! ventrebleu !… brr… brr… C’était le patron, un petit bonhomme hérissonné, dont le bonheur consistait à être en colère. Quand il ne se fâchait pas, rien n’allait. En ce moment, il se promenait dans sa cave, tout seul, faisant la répétition de ses jurons, à l’instar d’un comédien. Dès qu’il entendit les piétinements des consommateurs, il passa la tête à la porte de la cave, une tête porc-épiquée, moustachue, barbue, houppée d’un toupet roide comme des pointes de paratonnerre. « Garçon, voyez donc, mille milliards de fouchtra ! crebleu ! » Puis il rentra dans son trou et reprit sa répétition à l’endroit où il l’avait laissée.

— Puisque tu déménages, mon chéri, nous te donnerons un coup de main. Mais vrai, il y a du sel dans l’air ; on ne désoiffe pas.

Les charretiers avaient été invités à se rafraîchir.

— Je vous connais, vous, dit l’un d’eux à Mauri, nous avons pincé un jour un cancan, rue Campagne-Première, avec ces dames, à six heures du matin. Ah, mince de partie ! C’était rien dégueulasse.

Histoire de tuer le temps, ils jouèrent un rams.

— Il est bien entendu qu’on ne vadrouille pas, déclara la cocotte. D’ailleurs, les déménageurs ne sont pas payés pour s’amuser.

— Pour sûr. Nous devons rentrer avant la tombée du jour.

Et ils s’égarèrent dans d’interminables parties de cartes. De là, ils allèrent au Prado, repassèrent rue Campagne, descendirent le boulevard Edgard-Quinet, souhaitèrent le bonjour à la tenancière du boulevard de Montrouge, dégringolèrent la rue d’Odessa, puis s’échouèrent dans le sous-sol de Clémence Isaure. La voiture de déménagements suivait. La bande était pocharde. On pocharda les chevaux, on leur fit boire six seaux de bière. À Clémence Isaure, la Pondeuse dansa le pas de ré-la, un entrechat nouvellement créé par elle à l’Éden. Et l’on buvait ferme, les soucoupes s’empilaient, elles atteignaient le plafond. Lorsque la nuit tomba, et qu’il fallut régler l’addition, Mauri n’avait pas d’argent.

— Je vous signerai, dit-il veulement au patron, un billet à trois mois…

— C’est de l’argent qu’il me faut.

Et personne n’en avait.

— Alors, laissez-moi quelque chose, votre montre ou un meuble.

Et ils transigèrent par l’abandon de la guitare intime de Hermine. On avait ingurgité pour deux cent vingt francs de consommations ; la guitare fut vendue quinze louis.

— Avec la différence, nous pourrons dîner.

Ils descendirent la rue de Rennes, et se dirigèrent vers les Halles. Il pleuvait toujours : il leur semblait, en ouvrant la bouche toute grande en l’air, que la pluie s’était changée en bière. La tapissière suivait. Les chevaux rigolaient : ils étaient soûls.

Ils entrèrent au Père Tranquille. Là, ils mangèrent comme une bande de loups, burent de grands crûs, vidèrent des carafons de champagne et de chartreuse. Et il fallut céder au restaurateur, en guise de paiement, un salon et deux chambres à coucher. Le total s’élevait à huit cent un francs ; la vente en produisit neuf cent deux. Avec le surplus, ils se rendirent au Caveau. La voiture suivait toujours.

— Cet endroit me rappelle, dit Mauri, ma jeunesse de l’an dernier. J’y rencontrais un tas de gens bizarres, des voyous, des littérateurs. Aujourd’hui, tout cela est bien changé. À part nous, il n’y a plus personne au monde. N’empêche que je suis un homme foutu, et bien foutu. Tant mieux, je veux me réduire à rien du tout, afin de voir ce que c’est…

Ils jouèrent au jeu de la Destruction. À l’aide d’un canif, ils se tailladaient les vêtements et les enloquetaient. Au petit jour, on les congédia et ils durent laisser, de nouveau, en manière de règlement, trois tables, six chaises, un lit et un peigne. Il pleuvait horriblement. Ils se réfugièrent dans les halles. Ils firent marché avec un paysan pour l’échange d’une charretée de carottes contre une armoire à glace, un piano, et les plans originaux du tunnel de Lhay. Au pavillon de la marée, ils achetèrent cinquante sacs de moules, un homard, vingt paniers de maquereaux, qu’ils payèrent avec le restant des meubles de la tapissière dans laquelle ils s’enfournèrent, juchés sur les légumes et les poissons. Puis, ils se dirigèrent vers le boulevard Saint-Michel. En traversant le Pont-Neuf, ils furent hélés par deux messieurs très bien, passablement ivres aussi, qui turlupinaient deux dames du monde moyen.

— Tiens, l’évêque de Djurjura avec le duc de la Croix de Berny !

Mauri descendit leur serrer la main.

— Tout croule, mon vieux, dit l’évêque. La maison de la Butte aux Cailles n’est plus. On y a trop fait la noce, le capital de réserve a été boulotté en quinze jours. On a dû hypothéquer ; le duc nous a racheté notre temple, qu’il a converti en fabrique d’enfants.

Et le duc expliqua son plan :

— J’accueille toutes les filles honnêtes qui frappent à ma porte. Je leur donne bon souper, bon gîte, et le reste, et je les garde chez moi jusqu’à l’époque des relevailles ; alors je les congédie en leur décernant les mêmes prix qu’aux rosières de Nanterre. Naturellement, tous les enfants doivent être de moi. Mon but est d’en avoir mille, puis je me retirerai des affaires. Actuellement, j’en attends soixante-neuf.

Un autre compère apparut, l’artiste en gifles.

— Ah ! merderie de fatalité, ou plutôt fatalité de merderie, pleurnicha-t-il ; je suis révoqué de mes fonctions d’exécuteur des basses œuvres. Me voilà obligé de me reflanquer des calottes pour vivre. Figurez-vous que ça ne date que d’avant-hier. J’avais deux exécutions sur la planche. — « Bon, que je dis, en avant la musique. » Très bien. Au premier, j’en coupe deux centimètres — « Attention, que je dis, faut pas aller trop loin. » Au deuxième, j’en abats dix-huit centimètres. — « Zut, que je dis, mon affaire est faite. » En effet, elle est faite. Le gaillard est allé se plaindre, et on lui a donné gain de cause. Voulez-vous que je vous joue l’air du Pied qui remue ?

Lorsqu’ils arrivèrent boulevard Saint-Michel, le concierge s’opposa à l’emménagement ; de tout le mobilier de Mauri, il ne restait plus que son portefeuille de ministre et le morceau de brique, qu’il conservait comme une relique. Les déménageurs réclamaient leur dû. Il fallut revendre les victuailles aux gargotiers du quartier. Sur ce marché, Noirof réalisa une petite perte de cinq cent quatre francs, vingt-huit centimes ; mais il lui restait deux cent trois francs, un sou.

— Je, dit-il, veux les dépenser d’une originale façon.

Il s’en fut trouver le directeur général de la compagnie des tramways.

— Il pleut, monsieur, lui dit-il ; la boue est infecte et rend la marche pénible ; vos véhicules sont pris d’assaut. Permettez-moi de faire enrager une partie de mes contemporains. Mettez un tramway à ma disposition, depuis Montrouge jusqu’aux Thermes, et versà-vice. Je vous payerai, à chaque station, le montant d’un chargement complet, et j’aurai seul le droit de me faire transporter.

— Comment donc, répondit le directeur ; avec plaisir, monsieur.

Et cette fameuse ballade fut exécutée lentement ; les gens accouraient ; le conducteur les envoyait promener en leur montrant l’écriteau : Complet. Mauri réglait à chaque halte 11 frs 70 c. Et lorsque le retour fut effectué, il se trouva sur le pavé. Où aller ?

Il frappa à la porte de madame Israël. Avec trois fêlures dans la voix, elle le congédia.

— Il me reste à peine vingt mille livres de rentes pour vivre ; vous voulez donc me faire crever de faim ?

Il se mit en quête d’un logement meublé et, par hasard, pénétra dans une maison de la rue d’Assas, où un écriteau lui offrait ce qu’il cherchait. Comme il entrait, il se heurta à Hermine qui, nu-tête, un panier sous le bras, vaquait à des travaux domestiques.

— Je vous croyais chez votre mère, madame.

— Imbécile !

Il ne comprit pas, et soudain, le sentiment de la paternité lui gargouilla dans les entrailles. Son fils, son fils quadrutête, où était-il ? Il ne l’avait pas vendu, au moins, avec une épave de meubles ou de légumes ? Au galop, en enjambées échassières, il s’en fut à son ancien domicile. Paul-Uc-Zo-Émilie croupissait dans un coin, en pleurant comme huit. Il le prit et courut à l’hippodrome, où il avait connu la mère, et où il crut convenable de faire débuter le fils. L’affaire plut au directeur. Mauri exhiba le petit. Il lui donna à téter. Ce fut un succès bœuf. Il se crut sauvé, il gagnait cinquante francs par soirée, le double de Mani-Mina.

Mais Zo attrapa la coqueluche, Uc la diarrhée, Émilie le diabète sucré, et Paul le lupus. Ils moururent tous les quatre ensemble.

Mauri se retourna vers sa mère, dont il était toujours éperdument amoureux.

— Aimons-nous, supplia-t-il.

— Pas ici, oh, non, pas ici. Bien loin, si tu veux, à la campagne.

Et ils partirent sur le champ.