L. Genonceaux, éditeurs (p. 305-319).

X

Le Temps, pour féconder la nature amoureuse,
 Ensemence d’oubli tous les sillons qu’il creuse.
Sur l’axe de la Mort, le ciel roule, établi.
 Les sourires d’avril se composent d’oubli.


Mais la route était ingrate. Poudreuse, coruscante, elle filait à travers la campagne que les floraisons constellaient de myriades de pierreries ; elle filait dans un excès de verdure. Le paysage verdissait excessivement, le vert aveuglait, balafré, dans le fond, sur la hauteur, par le mur gris sale de clôture du parc de Lhay. Sur les arbres, parmi les pâleurs des premières pousses, s’éparpillaient des blancheurs et des rougeurs et des jauneurs de fleurs dont le baume s’irradiait vers le firmament. La terre s’embellissait et se parfumait comme une fille publique dont les flasques charmes ont besoin d’être mis en ragoût pour donner de l’appétit ; elle s’était dépouillée de sa puanteur de vieille putain et fleurait bon, afin que les amants se ruassent sur elle. Elle était hideusement belle, comme la Femme.

Et la route était pénible. Elle montait raide, comme un chemin de Golgotha. Elle se hérissait, çà et là, de pointes pierreuses qui meurtrissaient les pieds. Elle ne connaissait point la caresse des attouchements amoureux ; elle rendait douloureuse l’ascension du Plaisir.

Et elle était mortellement calme, calme comme l’immobilité de l’espace. Ce dimanche-là, tout reposait, l’homme et les éléments de la nature. Seule, la Bièvre coulait au bas du vallon, mais silencieusement, peureusement, resserrant le plus possible ses impures molécules entre elles, afin qu’elles ne fassent pas de bruit en se touchant.

Ils gravissaient lentement ce Golgotha. Sa mère lui dit :

— Retourne-toi.

Il se retourna.

— Tu ne me comprends pas : retourne-toi vers les ans révolus. L’avons-nous éprouvée, cette fameuse Sensation ? Tu me navres, Mauri, tu n’as été que de ton siècle.

La cheminée du tunnel se profilait, en lâchant des panaches de fumée noire, très noire.

— Les entrailles de la terre résonnent de la trépidation de tes découvertes ; tu as procréé un être splendide ; tu as aimé ordinairement ! Tu as mangé de la cervelle de cadavre, et tu n’as pas saisi le côté symbolique de cette profanation ! Il faut donc que je te façonne, ô vulgaire homme ! Pleurons et réjouissons-nous ; nous serons aujourd’hui des Bienheureux Damnés. Si l’homme pouvait un jour ignorer qui il est ! Oh, l’oubli ! Oh, le souvenir !

Elle relevait ses jupes, indécemment.

— Je brûle. Je voudrais errer dans des mers de glace. J’ai quelque chose qui me travaille dans la tête. Je vois voler des éléphants ; je vois ramper des soleils, je vois s’illuminer des ténèbres. Oh, si l’on pouvait vivre de vie et mourir de mort ! Holà ! les chevaliers errants de l’Oubli ! À quatre pattes, je vois valser une sangsue dont les cheveux flottent au vent ; avec sa mâchoire d’acier, elle broie des liquides et elle boit des étoiles… Je crois que je cesse d’être folle ! Deviens-je sage ?

Elle crachait du sang, et ses yeux en étaient injectés. Elle avait la figure pâle des vierges, et comme un spectre, son grand corps se profilait sur la poussière infinie du chemin.

— Je vois s’illuminer des ténèbres. N’entends-tu rien ? Ne perçois-tu point un bruit fantastique, qui te fait mal ? C’est la désagrégation du Grand Tout. Nous planons, nous autres. À nos pieds, l’homme se meurt, et il se mourra toujours, même après que les ciels d’orient auront perdu leur pureté, même après que l’espace se sera solidifié. Je frissonne. Je voudrais écrire un roman, un livre vrai dans lequel je mettrais nos sublimités, ô mon fils, dans lequel je mettrais la vastitude de la décomposition de nos âmes.

Comme un spectre, son grand corps se profilait sur la poussière infinie du chemin. Elle leva la tête, bien haut, aussi haut que le ciel, plus haut que le ciel, et de ses lèvres exsangues, tombèrent ces mots :

— N’entends-tu rien ? Aucune odeur étrange ne blesse-t-elle pas ton odorat ? Il me semble que je m’agite dans une buée rouge, au-dessus d’un océan de sang bouillant, et qu’un parfum d’agonie traverse cette buée. Je sens la mort. En ce moment, une charogne humaine gît quelque part, j’en aspire la senteur…

Ses narines, frissonnantes, se dilataient comme celles d’une cavale.

— … la senteur qui me trouble, qui m’enivre, qui me casse les nerfs et que je bénis, car elle me vivifie, elle me purifie, elle me lave. Allons rapidement. J’ai hâte de consommer l’Orgie, la grande Orgie impossible à Dieu.

La vallée se hachurait de théories de peupliers, et à mesure qu’ils montaient, l’horizon s’arrondissait graduellement ; et selon les caprices du ballonnement du terrain, on apercevait des pignons blancs, des toits rouges, des morceaux de ciel ; le sureau exhalait son bouquet, pareil à celui d’un lit dans lequel une vierge vieille aurait couché pendant dix siècles sans en changer les draps ; les renoncules pointillaient les prés d’un égouttement d’or faux ; les bourgeons crevaient, mais pas une feuille ne tremblotait aux arbres : l’air s’était momifié, il ne remuait plus.

Ils arrivèrent à Lhay. Ils entrèrent à l’Église et y firent une prière. La petitesse du temple les surprit.

— Dieu n’est pas également grand partout, autrement, toutes ses maisons se ressembleraient.

Une décoration picturale du lieu sacré représentait le massacre des innocents : les glaives flamboyaient, ils fourrageaient les chairs ; des enfants, le ventre troué, agonisaient, avec des physionomies laides de douleur.

— Et dire qu’on n’a pas mangé toutes ces cervelles-là !

En sortant, ils apprirent qu’un cimetière existait autrefois à l’emplacement de l’église. Une fontaine, construite sur la place publique, à côté, crachait, par une vulgaire gueule de lion de bronze, une eau si puante, que les habitants devaient la désinfecter avant de la boire.

— Oh, c’est un pays mort, leur dit un marchand de vins ; bien mort, bien mort ; rien, pas d’industrie, pas de commerce ; parcourez le village, vous n’y verrez que de vieilles gens : personnes n’y naît. On ne fait qu’y mourir.

Une brise s’éleva, légère. Elle suffit à faire branler l’aiguille des minutes de l’église ; sur cette aiguille, aimait à se percher un moineau, toujours le même. Avant la demie, l’heure avançait ; par contre, elle retardait après la demie. Elle était donc toujours juste en fin de compte. Et elle marquait alors trois heures précises.

— L’heure de la Rédemption ! Hâtons-nous, répéta-t-elle. Cherchons un endroit où nous puissions perpétrer la grande Orgie.

En passant à côté d’une ferme, ils perçurent des cris de détresse. Des paysans mâles et femelles accouraient. La mère et le fils les suivirent machinalement. Ils passèrent sous un porche vermoulu, ils piétinèrent dans des fumiers mous d’excréments et de purins, ils se trouvèrent au milieu d’une cour encombrée d’instruments aratoires, les oreilles déchirées par des éclats de voix terriblement perçants.

— À l’assassin ! À moi !… À moi !…

Elle, à Mauri :

— Que te disais-je ? La voilà, la charogne ! Le marchand de vins avait raison ; ici, on ne fait que dévivre.

Il lui proposa :

— Si nous allions voir ? Il est toujours si doux de contempler la souffrance des autres !

Et ils gravirent l’escalier de la ferme. À l’étage, des gens rassemblés regardaient une porte. Cette porte, massive, verrouillée intérieurement, résistait aux efforts vigoureux des autorités locales. Le garde champêtre, à bout de forces, colla ses lèvres contre le trou de la serrure et prononça :

— Ô vous, qui ne cessez de proclamer si haut l’imminence de votre trépas, et qui ne parvenez point à être assassiné, ce qui est un non-sens, car, quoi, depuis que vous gueulez, vous auriez bien dû dévisser votre billard (il disait : dévissère votre belliard), si vous voulez du secours, venez donc ouvrir. De la logique, nom d’un pétard !… Pas perdre la tête !…

La voix répondait :

— Le peux-je ?… Le peux-je ?… Il m’étouffe…

— Qui êtes-vous ? Homme ou femme ?

— Oui… À l’assassin !… Sa langue avance… Une langue ?

— Cochon !… Cochon !… À moi !…

Et les cris devenaient embarrassés ; on leur mettait des bâtons dans les roues.

Le maire se ceignit de son écharpe.

— Au nom de la loi (il disait : louê), ouvrez ! Mais on n’ouvrait pas.

— Dans ce cas, ordonna-t-il, conciliabulons. Il se retourna vers le sapeur-pompier de l’endroit.

— Parbleu, que l’on défonce une fenêtre ! Et la voix, toujours, répétait : Cochon !… Cochon !… Cochon !…

Le pompier gravit une échelle, sapa la fenêtre, sauta dans la chambre, déverrouilla la porte, l’ouvrit, apparut, très ému, puis, grave, avec une imposition de mains :

— Priez !

Les paysans comprirent ; ils se découvrirent, les femmes en bonnet se débonnetèrent, ils se signèrent, s’agenouillèrent, pendant que le maire, après avoir fait deux pas en avant, en reculait de trois.

— Quelle est cette horreur ?

La voix implorait : Pitié !… Délivrez-moi.

— Je reconnais cette voix, dit Mauri.

Et résolument, il entra.

Dans un lit très propre, non défait, ne gardant aucune trace de lutte, s’étalaient deux corps, celui de Hermine et celui de Jardisse. Hermine vivait, Jardisse était mort. Il était mort, le bras passé autour du cou de Hermine. La mort était survenue pendant le sommeil, et le froid du cou avait éveillé la jeune femme. En ouvrant les yeux, elle vit un cadavre, et voulut se dégager, mais la rigidité du bras s’y refusa. Sa tête était pressurée dans le repli du coude comme dans un étau glacé, et l’étau se resserrait lentement, graduellement. Les deux têtes se regardaient bien en face et se touchaient. Le nez du mort avait un peu diminué ; par contre, sa langue, défibrinisée, sortait, très longue, très dure, et pénétrait dans la bouche de Hermine. Elle avait beau vouloir éviter ce contact, elle en subissait, malgré elle, l’énervante et sublime caresse. Et la langue suintait une humidité gélatineuse, jaunasse, poisseuse colimaçonnement ; dans le but de n’en pas ressentir la fadeur putride, mêlée aux water-closettiennes émanations de l’estomac, elle bâillait, la malheureuse, laissant ainsi l’organe s’avancer librement ; mais, bientôt fatiguée, elle referma la bouche, emprisonnant ainsi la chose infâme, la humant, la suçant, la retournant de droite et de gauche comme une vieille chique, avalant ses mortels jus. Elle voulut parler, mais elle étouffait. Alors, énervée, d’un coup de dents, elle décapita le morceau, le broya, et l’avala. Puis elle dit :

— Délivrez-moi !

Mais il était impossible de la dégager de l’étreinte du mort. Le bras était trop rigide, il fallait le scier. Et pendant que le sapeur entamait les chairs froides, elle se confessa :

— Mauri, pardonnez-moi. Je l’aimais, parce qu’il était ignoble. Que voulez-vous, la vie est pleine de contradictions. Pourquoi place-t-on des fenêtres aux hospices des aveugles ? Pourquoi arrose-t-on les rues de Paris quand il pleut ? Pourquoi ne construit-on pas, dans les cités, des vespasiennes à l’usage des femmes ? Pourquoi ne lit-on pas de romans à Clermont-Ferrand ?… Je l’ai toujours aimé… Je vous ai toujours menti… Lorsque je vous disais que j’allais voir mes pauvres, je mentais, c’était chez lui que je me rendais, chez lui, rue d’Assas, chez lui, ici, chez lui, là-bas ; je buvais de l’absinthe avec lui, voilà pourquoi je puais l’anis en rentrant auprès de vous… Vos féculents ne m’ont pas fait maigrir… Qu’on me fourre au Père-Lachaise… Ce qui m’a tuée, c’est le tutu…

Et elle répéta : Tutututututu.

Le bras fut scié.

Alors, elle roula par terre, morte.

Quand le corps fut mis en bière, on se dirigea vers la station de Bourg-la-Reine. La nuit était noire. La route était douce. La campagne sentait bon. Sa mère lui dit :

— Hein ? la voilà, la sainte Délivrance. Le bonheur arrive toujours un jour…

À la gare, des jeunes gens chantaient. La Pondeuse était là. Mauri lui demanda :

— Explique-moi donc comment il fait clair dans une maison sans fenêtres. Tu te rappelles, Messé-Malou ?

— Au moyen d’une inclinaison systématique de glaces superposées, mon chéri. Va-t-en, ta mère nous lance des regards de feu.

Le train roulait. Silencieusement, leurs yeux, leurs yeux fous fixaient le cercueil, posé sur la banquette, devant eux. Ils étaient seuls. Ils se comprirent. Brusquement, il l’empoigna, et la renversa sur la bière. Elle s’abandonna. Il s’abandonna. Ils s’abandonnèrent.

Et ils se connurent dans un baiser long, impur et hideux…


26 septembre 1891.


FIN