LE TURCO


II.

Vous savez tous, ou presque tous, ce que c’est qu’une marche de nuit en pays inconnu[1]. Ce n’est ni gai ni pittoresque. La colonne se déroule comme un ruban noirâtre sur fond noir. Les belles couleurs des uniformes sont éteintes ; tous les joyeux bruits de la guerre ont fait place à une espèce de silence murmurant à travers lequel on distingue le pas des hommes et la vibration discrète du fer. Un caillou qui dégringole, un pied qui butte, un juron étouffé, voilà les incidens de la route. On ressemble à des moines en procession plutôt qu’à des héros en campagne. Et si la pensée de la mort vient vous traverser la cervelle , vous êtes tout porté à l’envisager en moine. J’ai lu, je ne sais où, que si les batailles se donnaient à minuit, les braves seraient plus rares. C’est un peu vrai, non pas que le courage ait sa source dans la vanité, mais l’homme n’est tout lui que s’il est en possession de tous ses sens. Le moral le mieux trempé ne suffit point. Pour aller galamment au danger, il faut pas mal de choses. C’est dans la plénitude de la vie que l’homme est le mieux disposé à sacrifier sa vie ; c’est au grand jour que nous fonçons gaîment sur les canons, les baïonnettes et tous les aimables engins qui servent à nous ôter le jour.

Or il était onze heures du soir, la lune s’était couchée avec les poules, et les étoiles ne servaient qu’à souligner l’épaisseur affreuse de la nuit. Je me laissai donc envahir par les idées du bon turco, et je me mis à casser une croûte de mélancolie sur le pouce, tout en marchant auprès de lui. Dans ces montagnes invisibles dont chaque pas nous rapprochait, il y avait des fusils chargés à balle ; on pouvait parier à coup sûr que notre colonne ne reviendrait pas au complet. Pour qui les mauvais numéros de cette loterie ? Pour Léopold ? pour moi ? pour tous les deux ? Les gaillards qui ont la foi sont plus heureux que les autres : ils se figurent qu’une prière fait dévier le projectile ! Mais le collège nous ôte un peu cet élément de consolation.

Je ne vous dirai pas que la peur me prit ; c’était ma neuvième campagne. Cependant je me mis à songer à mille choses anciennes et chères que je n’étais pas sûr de revoir ici-bas. Je vis maman Brunner avec ses lunettes d’argent, le tricot dans les mains, le coude sur la fenêtre, et la vieille maison peinte en rouge, et le chiffre 1640 écrit sur la clé de voûte, et l’auberge des Trois-Rois qui fait face, et l’église, et la belle salle de l’hôtel de ville, et le puits du xvie siècle, et le pharmacien de la place, celui qui a une si jolie fille et des bahuts si merveilleux. Je revis la gloriette de notre vigne, et les vendanges de 58, les dernières que j’aie faites avec Gretchen, c’est-à-dire Marguerite Moser, ma cousine de Barr, qui était encore une vraie gamine. Bref, ma coquine de mémoire m’en rappela tant et tant que je me sentis devenir tout bête ; j’avais le cœur comme affadi. J’aurais donné cent sous pour entendre le premier coup de fusil des sentinelles arabes, parce qu’alors on sait ce qui vous reste à faire, et l’on n’a plus le temps de se tracasser pour des riens.

À minuit, le général commanda une demi-heure de halte pour attendre les traînards et rajuster sur les hommes et les bêtes ce que la marche avait dérangé. J’expédiai mon service en deux temps, et je me mis à la recherche de Léopold. Il était un peu à l’écart, seul avec son soldat qui lui vidait un bidon sur la tête.

— Ah ! petit-maître ! lui dis-je, tu fais toilette pour l’ennemi !

Il répondit en s’ébrouant comme un canard : — Tu n’y es pas ! La coquetterie est étrangère à l’événement ; c’est ma santé que je soigne. Tous tes satanés vins m’ont donné une migraine qui me fend le crâne, et comme il faudra bientôt ouvrir l’œil… Du reste il me semble que ça va mieux.

Ce malheureux festin, je l’avais non-seulement cuvé, mais oublié : je le croyais à six mois de nous, et nous n’en étions qu’à trois heures. Il me vint un remords d’avoir presque grisé un innocent qui n’était pas de notre force. Si la tête ou les jambes allaient lui manquer par ma faute ! Mais cette ablution lui fit du bien, et à moi aussi.

Vers deux heures, nous arrivions aux pentes de l’Aurès. Une gorge s’ouvrit devant nous ; c’est la première porte de l’ennemi : elle n’était gardée que par cinq ou six blocs de construction romaine. Le général se pique un peu d’archéologie, comme tant d’autres : il avait visité ces grandes ruines ; mais il ne savait plus si, du pied de la montagne, on pouvait voir les villages des Beni-Yala. Vous comprenez ? La question était de connaître au plus tôt si l’ennemi nous attendait, s’il avait eu soin de se garder, s’il y avait des feux allumés dans la tribu. Un guide arabe montrait du doigt une cime parfaitement invisible et disait : Les villages sont là, ils dorment. — Un spahi des Beni-Yacoub jurait son grand juron que les villages étaient cachés derrière deux collines, et qu’on ne verrait pas avant une heure si leurs feux étaient allumés ou éteints.

Pour plus de sûreté, le général fit faire un deuxième repos. Ah ! nous ne sommes plus dans cette belle Europe, où les armées voyagent en chemin de fer et viennent se piocher à la gare ! Les lenteurs sont inévitables : excusez celles de mon récit. Les hommes chargent leurs fusils, on serre les jambières, et à deux heures et demie en route ! On pique une tête dans l’inconnu.

Un torrent coule au fond du ravin : nous prenons le torrent, c’est-à-dire que nous le remontons au petit pas, dans un sentier tracé par les mulets arabes. À chaque instant, il faut passer d’une rive sur l’autre : le chemin est dessiné en lacet. On se mouille les pieds, on glisse, on se ramasse, mais personne ne s’arrête : le fouet pousse les bêtes, le devoir fouette les hommes, et nous allons devant nous pendant une bonne heure, bouche cousue, l’œil au guet, le nez au vent. Paf ! un éclair brille sur notre droite, la détonation suit, et un cri formidable répond. C’est un turco de l’avant-garde, le grand nègre qui tout à l’heure bassinait la tête de Léopold. Il a l’épaule fracassée, et il hurle comme un million de chacals. Le général pousse au blessé, je le suis, tandis que vingt hommes, la baïonnette en avant, battent tous les buissons du voisinage. Pas plus d’Arabe que sur la main, c’est l’ordinaire ; mais en revanche le premier qui met le pied sur le plateau nous montre à l’horizon trois villages éclairés comme pour un bal. L’ennemi se gardait à merveille, et c’était nous qui étions surpris.

« Halte ! dit le général. Mes enfans, nous n’avons plus besoin de mettre des mitaines. Puisque nous sommes attendus là-bas, nous n’avons plus qu’une précaution à prendre : c’est d’y arriver tous, et aussi frais que possible. » Il fait cerner la masse de rochers où nous étions, développe une compagnie en tirailleurs, trois par trois, pour éviter les surprises, et dit au reste de la troupe : « Reposez-vous, séchez-vous, réchauffez-vous, faites le café, fumez vos pipes ou vos cigares, débâtez vos mulets, donnez-leur à manger, dormez si bon vous semble, mais que tout le monde soit prêt à sept heures du matin ! » Un vrai brave homme, ce général, et magnifique au feu ! mais on lui a fendu l’oreille en 65. Il faut bien que les vieux laissent passer les jeunes, qui ne les valent pas toujours.

Lorsque j’eus surveillé l’exécution des ordres, rendu mes comptes au vieux chef et trempé la moitié d’un biscuit dans le café, il était plus de six heures, et il faisait grand jour. Je revins au blessé, qui continuait à geindre, quoique Marcou, notre aide-major, l’eût pansé dans la perfection. Je le fis mettre sur un cacolet, et je le renvoyai à Biskra, en compagnie de trois fiévreux et d’un mulet qui avait laissé un bon quart de sa peau dans le ravin. Bon voyage !

J’en étais là quand je vois Léopold accourir à toutes jambes. Il voulait dire adieu à son pauvre Bel-Hadj et lui glisser quelques louis dans une poignée de main. Il me parut fièrement ragaillardi, le jeune homme. Était-ce le sommeil, était-ce le café qui l’avait rendu à lui-même ? Jamais vous n’avez vu soldat plus fier et plus dispos au danger. Il marchait d’un pas relevé, ses yeux brillaient, ses narines palpitaient.

— Eh bien ! lui dis-je, la migraine ?

— À tous les diables ! De ma vie je ne me suis porté comme aujourd’hui.

— Tu me rappelles un vieux soldat qui traitait toutes les maladies par… devine !

— Par la poudre ?

— Bravo !

— Oui, c’est un beau remède, et je veux l’ordonner à tous les cœurs malades. La poésie ne vous guérit pas, elle vous acoquine tout doucement à vos maux ; c’est un pacte avec la douleur, un lit de roses où le blessé se couche en disant au public : Viens me plaindre ! La prière a, dit-on, des effets infaillibles ; mais pour prier il faut croire, et ne pas croire à demi, comme notre génération hésitante et troublée. Non, je n’ai pas la foi assez robuste pour me consoler avec Dieu. Il faudrait imposer silence aux objections de mon esprit, supprimer le meilleur de mon être, immoler la moitié qui pense à la moitié qui pleure. Ami, vive la guerre et ses consolations vaillantes ! Le danger souffle dans la vie comme le vent du nord dans le ciel : âpre et pur, et balayant tous les nuages ! — Il y avait un peu d’emphase dans tout cela ; je crois pourtant que vous auriez trouvé du plaisir à l’entendre. Il sautait brusquement d’une idée à une autre, comme un poulain qui a cassé sa longe. — Sais-tu bien, me dit-il, que sans la guerre notre métier serait idiot ?

— Parbleu ! fis-je à mon tour ; mais tu oublies que sans la guerre on n’aurait jamais eu l’idée d’inventer les soldats.

Il comprit qu’il avait lâché une bêtise, mais il n’était pas homme à se laisser démonter. — Quoi ! dit-il, tu ne sens donc pas que nous serions les plus malheureux et les plus ridicules des hommes sans ce quart d’heure divin ? Se promener sans rien faire au milieu des peuples qui travaillent, porter des armes, c’est-à-dire des instrumens de destruction dans une société où chacun s’ingénie à produire ! Entendre dire tous les ans, dans toutes les discussions de la chambre, que nous sommes un objet de luxe et qu’on pourrait gratter quelques millions sur notre pain ! Obéir passivement à nos chefs, lorsque les baïonnettes de la garde nationale ont la fatuité de se croire intelligentes ! La dernière fois que j’ai dîné avec mon pauvre père, il s’est encore un peu moqué de nous en disant que la vie militaire est résumée en deux mots, se brosser et attendre : attendre les galons, attendre l’épaulette, attendre le ruban, attendre l’ancienneté, attendre le choix des supérieurs et les bontés du maréchal et de Mme la maréchale, attendre les boulets et les balles cylindre-coniques, et lorsqu’on n’en peut plus, après trente ans de ce métier, attendre la retraite pour aller planter ses choux et finir par où l’on aurait dû commencer ! — Oui, répondis-je ; mais il y a un jour qui rachète les ennuis, les misères et les petitesses de cette vie, c’est lorsqu’au lieu de se brosser soi-même, on brosse l’ennemi, lorsqu’au lieu d’attendre la gloire, on y court à travers mille morts. Ce jour-là, mon cher père, le soldat que vous raillez devient l’égal des dieux ! — J’avais raison, Brunner, je devinais l’heure qui va sonner !

Pauvre petit turco ! Il était de si bonne foi dans son enthousiasme, ces bouffées partaient d’un cœur si chaud, que je ne savais point le contredire. Il désarmait la critique ; je le trouvais terriblement jeune, et pourtant j’étais ému. Il y a des momens où un mauvais calembour, usé jusqu’à la corde, devient quelque chose de respectable. Cependant je ne pus m’empêcher de lui dire qu’un soldat courant au pas de charge n’est pas encore tout à fait l’égal des dieux. On ne trouverait pas un olympe assez grand pour y loger tant de monde. Nous sommes les égaux de neuf ou dix millions de braves gens qui sont allés au feu pour leur pays depuis que la France est France, rien de plus.

Vous croyez que Léopold accepta la rectification ? Lui ? jamais. Il soutint ferme comme fer que nous étions des dieux de la première volée, — car enfin, disait-il, être dieu, c’est servir les hommes sans qu’ils le sachent, sans se montrer à eux, sans en attendre aucune récompense, et voilà justement ce que nous allons faire ce matin. La France nous voit-elle ? sait-elle seulement que Charles Crunner et Léopold de Gardelux se promènent en son honneur dans les gorges de l’Aurès ? À supposer qu’elle l’apprenne un jour, peut-elle nous donner l’équivalent de ce que nous risquons pour elle ? Je l’en défie. Eh bien ! nous allons nous battre pour ses beaux yeux comme les paladins ne l’ont pas fait souvent pour leurs maîtresses. Il est sept heures moins dix ; la patrie se réveille en s’étirant les bras. Les paysans vont à leur charrue et les maçons se dirigent vers le chantier, mais ma mère, ma sœur et toutes les jolies femmes de Paris ont encore le nez dans la plume ; tous les messieurs du club et pas mal de boutiquiers reposent entre leurs draps. Sur trente-six ou trente-sept millions d’individus qui peuplent cette bonne France, il n’y en a peut-être pas deux qui penseront à nous dans la journée, et nous, mon vieux Brunner, nous allons nous faire casser les os pour prouver que ce peuple est grand, puissant et invincible, pour que le territoire et le nom des Français soient un objet de crainte et de respect universel, pour qu’aucun homme d’aucun pays ne passe auprès de ce chiffon tricolore sans mettre chapeau bas ! Dis maintenant que nous ne sommes pas des dieux, grosse bête !

Je sentais que les nerfs étaient pour quelque chose dans ce débordement de gaîté, mais je n’eus garde de le lui dire. La gaîté, même exagérée, est une bonne entrée de jeu dans ces sortes d’affaires. Chez un vieux soldat, le courage a le droit d’être calme et même triste ; j’aime mieux qu’il soit un peu fou chez les bambins de vingt ans. — Allons ! lui dis-je, j’ai affaire auprès du général, tu es encore d’avant-garde : va retrouver tes hommes ; je te donne rendez-vous là-haut, au premier village des Arabes. À ce soir, enfant !

— Là-haut, répondit-il en montrant le village, l’enfant se taillera une robe virile à coups de sabre dans les burnous de l’ennemi.

Toujours un peu de rhétorique : que voulez-vous ? Les héros d’Aboukir et de Marengo étaient presque aussi ridicules que lui.

La colonne se mit en marche à sept heures avec toutes les précautions d’usage. Le général nous ordonna d’éviter le torrent et de suivre les bas côtés de la vallée, qui allait s’élargissant devant nous. D’heure en heure on faisait halte pour relever les tirailleurs et les flanqueurs. Cet exercice monotone et fatigant se prolongea jusqu’à midi. Vous avouerai-je que mes yeux se fermaient par momens ? Il y avait quarante-huit heures que je n’avais dormi, et cette nuit de marche était tombée mal à propos sur une nuit de poésie. Le soleil me tapait lourdement sur la tête : il est arabe au fond du cœur, ce vieux scélérat de soleil. Nos hommes s’épongeaient la figure avec leurs manches sans ralentir le pas : ils allaient au feu de bon appétit, comme toujours, mais ils auraient préféré y être tout portés. Pas le moindre bout de chanson dans les rangs ; un silence à couper au couteau. Les Arabes, de leur côté, se recueillaient. Leurs trois villages qui disparaissaient et reparaissaient tour à tour, selon les mouvemens du terrain, ne donnaient pas signe de vie. Le général usait sa lorgnette sans découvrir un burnous. Tout à coup il s’arrête et me dit :

— Brunner, je crois que nous y sommes. Que personne ne bouge : je vais voir. — Là-dessus il nous brûle la politesse et se jette, sans autre escorte que son clairon, dans un petit bois de chênes-liéges. Ce boqueteau couronnait la pente que nous étions en train de gravir. Nous restons à mi-côte, ne voyant rien du tout, mais parfaitement cachés nous-mêmes. Dix minutes après, quelques coups de fusil détachés, puis une assez jolie pétarade nous prouvent que le bonhomme a bien pronostiqué. Nos goums et nos spahis étaient aux prises avec l’ennemi.

Le général ne tarda guère à redescendre. Il avait l’œil brillant et les pommettes rouges ; je me dis : Tout va bien. Il ordonne de former les faisceaux et de faire la soupe. On se repose, on cuisine et l’on mange au bruit d’une fusillade bien fournie. Nos grand’gardes n’eurent pas le temps de s’ennuyer pendant que nous déjeunions à leur santé. Je vide une gamelle empruntée à l’ordinaire des fantassins, et la soupe me réveille un peu. Vous savez que le sommeil remplace les alimens ; j’ai constaté souvent que la réciproque est vraie. Tandis que le général fait rassembler les bagages, les sacs et les bêtes qui resteront sous la garde d’une compagnie, je grimpe sur la hauteur, et je me paie un aperçu de notre champ de bataille. Les trois villages sont en face, échelonnés l’un derrière l’autre. Le premier seul est défendu par une espèce de fortification passagère : un simple abatis d’oliviers. Quand nous aurons pris celui-là, les deux autres seront à nous. Nous avons à descendre une rampe d’un kilomètre, déboisée par un vieil incendie, mais qui commence à se couvrir de myrtes, de caroubiers et de lentisques. Aucun obstacle sérieux jusqu’au fond de la vallée ; nos hommes ont balayé la route : je vois une centaine de cavaliers français et alliés se débattre dans le fond contre les tirailleurs ennemis. Le terrain représente une longue bande de pré semée de bouquets d’arbres dont le moindre cache un ou deux hommes. Nos spahis, nos chasseurs et nos goums traquent ce maudit gibier et piquent tout ce qu’ils rencontrent. Nos turcos sont déjà sur le versant opposé et montent la côte. Figurez-vous un escalier dont chaque marche serait un mur en pierres sèches : autant d’étages, autant de vergers, et des Arabes derrière tous les arbres. La discipline n’est pas leur fort : ils sont groupés par-ci, disséminés par-là. On voit grouiller des masses blanches partout où nos soldats semblent gagner du terrain ; l’effort des assiégés se déplace à chaque minute. Ils reculent, ils avancent, chaque étage est pris et repris tour à tour. Je ne distingue pas les femmes, mais elles sont de la fête. You! You! j’entends les cris d’encouragement qu’elles jettent à leurs hommes.

— Qu’est-ce que vous faites là ? me dit le général de sa voix rude. Au premier coup de fusil, ces mauvais gars d’Alsace ne sont plus bons à rien…

— Qu’à se battre, mon général.

— C’est bien ainsi que je l’entends. Patience, Brunner ! il y en aura pour tout le monde !

Cela dit, il partage la troupe en deux colonnes, il met ses obusiers en batterie, et nous voilà dégringolant dans le sentier de la gloire.

Vous pensez bien, mes chers amis, que je ne suis pas homme à vous conter l’affaire en détail. Pour ceux d’entre vous qui ont vu la Crimée, Magenta et Solferino, la prise du Djebel-Yala ressemblerait à une distribution des prix dans un pensionnat de demoiselles. Cependant les sabres coupaient comme ailleurs, les balles faisaient leur trou, et l’on n’avait pas mis de bouchons à la pointe des baïonnettes. Un Arabe, moins bête que les autres, devina que mon cheval me gênerait pour la montée ; il me fit la faveur de le tuer sous moi. Me voilà donc grimpant comme un singe avec le commun des martyrs. Si le sommeil m’avait repris durant cette escalade, je crois qu’il m’aurait fait un tort irréparable ; mais le moyen de dormir au milieu d’une musique qui dépassait de cent coudées toutes les cacophonies de Wagner ! Les obus volaient en grondant sur nos têtes pour éclater au milieu des groupes de burnous ; les fusils pétillaient, les balles sifflaient en passant et crépitaient en ricochant sur les pierres ; les fusées traversaient l’espace avec un frou-frou solennel ; les clairons, de leur voix mordante, sonnaient le ralliement ou la charge, et les Arabes des deux sexes poussaient des cris à faire peur, si quelque chose faisait peur au soldat français.

Je me souviens d’avoir traversé un premier village, puis un autre, et de les avoir vus flamber derrière moi comme deux fagots de bois sec. Au troisième, les soldats allaient mettre le feu lorsque le général survint, le cigare à la bouche, sur son petit cheval noir. Où la bête avait-elle trouvé des chemins ? C’est ce qu’on n’a jamais su. — Tas d’imbéciles, dit le grand chef, si vous brûlez ces gourbis, nous coucherons à la belle étoile ! — Le fait est que nos tentes étaient restées à deux bonnes lieues de là pour le moins.

Nous voilà donc campés, à cinq heures du soir, sur la cime du Djebel. La position était bonne, on la fortifie en deux temps ; j’organise les postes, je place les grand’gardes, et ma besogne n’est pas plus tôt faite que je me laisse tomber sur la première natte venue, dans un coin. J’avais les yeux fermés depuis quatre minutes, quand une idée me réveilla en sursaut : et Léopold ?

Que pensez-vous d’un égoïste qui se couche sans savoir si son ami est mort ou vivant ? Je me lève, furieux contre moi-même, et je sors de la cabane en me disant de gros mots. Le village était plein de soldats qui mangeaient, fumaient, dormaient ou pillaient suivant les goûts particuliers de chacun. Je rencontre un turco qui portait une outre d’huile, une botte d’oignons et un chevreau nouveau-né.

— Eh ! lascar ! tu connais ton lieutenant, M. de Gardelux ?

Sidi Turco ? besef !

— Est-il blessé ?

Makasch.

— Est-il mort ?

Makasch morto.

— Où est-il ?

À casa.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Dormir.

— Puisqu’il n’est ni mort ni blessé, dis-je en moi-même, et qu’il dort paisiblement sous un toit, l’amitié m’autorise à faire comme lui. — Sur ce, je regagnai mon gîte et je recommençai un nouveau somme. J’en fis plus d’un cette nuit-là, car les propriétaires que nous avions délogés manifestèrent cinq ou six fois l’intention de résilier notre bail.

Vers quatre heures du matin, je donnai ma démission de ronfleur : je n’étais reposé qu’à demi, mais la maison n’était plus tenable. Mon pauvre corps semblait littéralement émaillé de puces. Avez-vous remarqué que ces animaux-là ont une préférence pour les blonds ? Je vais donc secouer mon bétail au grand air, et je me fais montrer la case de Léopold. Il écrivait sur ses genoux, devant la porte.

— Eh bien ! lui dis-je, tu vois qu’on n’en meurt pas.

Il me tendit la main, ferma son écritoire et jeta son buvard dans la maison, sur le parquet de terre battue. — Allons nous promener, dit-il ; le paysage est superbe, vu d’ici.

— Il s’agit bien, ma foi, de paysage ! Parlons d’hier, de toi, de nous, du combat, de la victoire ! Tu as reçu le baptême du feu, mon bonhomme, et tu peux regarder dans ta glace, si tu en as apporté une, le visage glorieux d’un vainqueur.

— Bah ! pour une promenade militaire !

— Trop modeste, mon boa ! C’est un joli fait d’armes ; le Moniteur de l’Armée le contera. Es-tu content de toi ? As-tu été un des heureux ? car il y a de la loterie jusque dans les batailles. Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu vu ? Qu’as-tu éprouvé ?

— D’abord une peur horrible d’avoir peur.

— Connu, jeune homme, et puis ?

— Et puis fort peu de chose.

— Tu as senti qu’en doutant de toi, tu avais indignement calomnié le fils de monsieur ton père. La colère t’est montée à la tête, et comme il faut taper dans ces occasions-là, tu t’es vengé sur l’ennemi. Est-ce bien ça ?

— À peu près.

— Et encore ?

— Rien de saillant.

— C’est déjà très joli pour un garçon qui était d’avant-garde, et qui, en fait de prunes, avait droit au-dessus du panier. Viens au rassemblement des compagnies.

— Pourquoi faire ?

— Parbleu ! pour écouter l’ordre du jour.

Il rougit comme un enfant pris la main dans les confitures, et prétexta cette lettre à sa mère qu’il voulait, disait-il, expédier par le premier départ. Je m’en fus tout pensif, et je me demandais, en voyant sa résistance, s’il n’avait pas quelque faiblesse ou quelque hésitation à se reprocher. Ah ! bien oui ! Le premier nom qui m’arrive aux oreilles, c’est justement le sien. Le général remerciait les troupes de leur belle conduite ; il signalait quelques traits de courage et particulièrement l’héroïsme du sous-lieutenant de Gardelux, qui, seul, était allé reprendre au milieu des Arabes douze hommes de sa compagnie imprudemment engagés. Un autre fait de guerre avait été accompli par le même officier dans la même journée : il était entré le premier dans le village fortifié des Beni-Yala.

Vous me voyez d’ici ; je n’écoute pas un mot de plus, je cours à sa cabane. Il écrivait encore ! je fais sauter ses paperasses en l’air et je l’accable de sottises. — Ah ! c’est ainsi que tu traites tes amis ! Tu t’es moqué de moi comme un gueux, comme un tartufe ! Voilà donc pourquoi tu refuses de venir au rassemblement ! Tu savais qu’il n’y aurait d’éloges que pour toi, mauvais drôle ! Ah ! tu t’es battu comme un lion, et tu as peur de l’entendre dire ! Et tu m’as presque fait douter de ton courage, polisson de héros que tu es ! — Je parlais, je criais, je pleurais, je l’embrassais et je le bourrais de coups de poing, à la bonne franquette d’Alsace.

Quant à lui, il était tout pâle, et il me regardait faire avec des yeux hagards. — Pardonne-moi, me dit-il ; je n’étais pas bien sûr… je ne savais pas si les choses qui me sont arrivées répondaient à ce qu’on entend par un acte de courage. Voilà pourquoi je n’ai pas osé te suivre là-bas, car enfin, si le général n’avait rien dit de moi, je n’aurais pas osé crier à l’injustice ; mais j’aurais éprouvé quelque chose comme une déception.

— Il n’y avait pas de danger : le général est juste, et il se connaît en hommes.

— Allons ! dit-il, il faut que j’aille le remercier.

— Tu as le temps ; il doit être au lit : nous avons fait hier un rude métier pour un homme de son âge.

— Alors promenons-nous ; j’ai des fourmis dans les jambes.

— Tu es fièrement heureux, si tu n’y as que des fourmis.

Je lui ramasse ses papiers, c’était bien le moins, et nous allons vaguer ensemble. Tous les camarades que nous rencontrons viennent à lui, lui serrent les mains et le félicitent de ses débuts ; il rougit, et moi-même je perds contenance, comme si toute sa gloire m’éclaboussait de la tête aux pieds. Les soldats le saluent de cet air qui veut dire : Ce n’est pas à ton épaulette, c’est à ton cœur que je rends hommage. Marcou, l’aide-major, qui revenait de l’ambulance, nous donne le relevé de nos pertes : onze morts, trente-cinq blessés, dont dix grièvement, et pas un seul manquant, chose admirable ! — Sans vous, dit-il au turco, les Arabes nous pinçaient une douzaine de prisonniers.

Plus nous allions, plus ces complimens à brûle-pourpoint le suffoquaient. Il m’entraîne au-devant de la compagnie qui rapportait les sacs et les bagages. Le capitaine, un pauvre vieux qui n’avait plus qu’un an à faire et pas la croix, nous reconnaît de loin et nous crie : — Eh ! jeunes gens ! on n’a pas eu besoin de nous pour cueillir les lauriers ? M. de Gardelux a tout pris. — Il rougit de plus belle et va s’excuser comme il peut. Nous rentrons chez lui, et il parle d’achever sa lettre : un convoi de blessés devait partir à deux heures pour Biskra. — J’espère bien, lui dis-je, que tu vas prendre une copie de ta citation pour l’adresser à ta mère ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que j’aurais l’air de rédiger ma propre histoire, et je me trouve assez ridicule sans cela.

— On a raison de dire que le ridicule est voisin du sublime, puisqu’un gaillard de ton numéro prend l’un pour l’autre. Eh bien ! moi, je vais faire copier le paragraphe par ton sergent-major, et je l’enverrai à Mme de Gardelux… Ah !

— Si cela t’amuse ! Mais j’écris des lettres si longues et ma mère a si peu de temps qu’elle jette peut-être au panier tout ce qui porte le timbre de Biskra.

— Mais Mlle Hélène n’est sans doute pas si occupée, elle ? Si je lui expédiais la pièce en question, m’en voudrais-tu ?

— Fais ce qui te plaira.

— Pris au mot. Attends-moi.

Une heure après, je mettais sous enveloppe un extrait de l’ordre du jour, copié de cette belle écriture qui fait la gloire des sergens-majors et les empêche quelquefois de passer officiers. J’y ajoutais de ma main ces simples lignes :

« Le capitaine d’état-major Charles Brunner présente ses humbles devoirs à mademoiselle Hélène de Gardelux et se fait une joie de lui transmettre le texte suivant que la modestie d’un jeune héros eût peut-être tenu caché. »

Je lui portai la lettre ouverte et je lui dis : Veux-tu la lire ?

— Non ; si je la lisais, autant l’écrire moi-même.

— Comment ! j’entre en correspondance avec ta sœur, et tu n’es pas curieux de savoir ce que je lui dis ?

— Imbécile ! je ne te connais donc pas ?

Le mot m’entra au fond de l’âme, et l’imbécile sauta au cou de son ami.

Le général nous tint clos et cois toute la journée ; mais, les alertes s’étant succédé d’heure en heure pendant la nuit, on procéda le lendemain à une forte reconnaissance. L’ennemi s’éloigna ou devint sage ; pendant une semaine, la colonne expéditionnaire garda ses positions sans être inquiétée. Nos soldats employaient leur temps à nettoyer les trois villages, c’est-à-dire à raser les maisons et à couper les arbres par le pied. Nous appelons cela faire un exemple. Le village d’en haut se transforma bien vite en un joli petit camp fortifié, et tout le monde avoua que la tente était décidément plus comfortable que le gourbi.

Mais tandis que nous vivions tranquilles et sans songer à mal, le mouvement gagnait autour de nous. Les chenapans que nous avions chassés de leurs foyers s’étaient répandus dans les tribus voisines. Un vieux marabout borgne, qui avait pour maîtresse une femme des Beni-Yala, se mit à prêcher la croisade et trouva des échos partout. C’est étonnant comme l’écho se propage dans les montagnes ! Des tribus grosses comme le poing se donnèrent de l’importance en refusant de nous payer l’aman. Les rumeurs les plus idiotes vinrent en aide à la rébellion. Les nouvellistes de l’Aurès sont aussi inventifs et aussi effrontés que les nôtres. On alla jusqu’à dire que les grands cheiks d’Afrique étaient venus assiéger le sultan des Français dans un de ses châteaux, et qu’il s’était tiré d’affaire en leur restituant l’Algérie. Bref, quinze jours après notre victoire, nous étions cernés bel et bien, et nos communications, même avec Biskra, coupées. Les renforts ne pouvaient tarder longtemps, mais ils n’étaient pas venus, et, pour des triomphateurs, nous ne nous trouvions pas précisément à notre aise.

Le général avait toute sorte de qualités, mais la patience n’était point sa vertu dominante. Il résolut de frapper un coup. La tribu du vieux marabout désagréable, les Beni-Schafar, très belliqueux et pas mal riches, était à cinq lieues de marche. Par une belle nuit, on nous réveille tous en douceur ; la colonne se faufile entre les montagnes, et à huit heures du matin nous étions engagés.

La journée ne fut pas mauvaise : on tua cinquante hommes, on brûla un village superbe, et l’on repoussa une demi-douzaine de retours offensifs ; mais impossible de camper sur le champ de bataille. Nous avions des blessés à rapporter et des bagages à reprendre en chemin : le général décide que nous irons dormir chez nous.

Tout le monde croyait la question vidée, et tout le monde était de belle humeur, excepté le turco, qui, relégué à l’arrière-garde, n’avait pas eu l’occasion de se montrer. Je me moquais un peu de son ambition, et je lui débitais tous les proverbes appropriés à la circonstance : l’appétit vient en mangeant, mais ce n’est pas tous les jours fête ; ne te désole pas : tout vient à point à qui sait attendre, et cætera.

Pour revenir au Djebel-Yala, nous avions un vrai chemin de l’Aurès : beaucoup à monter, beaucoup à descendre, pas un kilomètre de plain-pied, du reste un beau pays. Je chevauchais avec l’avant-garde, à la gauche du général, dans un torrent qui coule sur des galets de marbre blanc. Nous avions devant nous toute une échelle de sommets couronnés par le Djebel-Derradj, ce burgrave poudré de neige. On ne se pressait pas, et l’on explorait le terrain avec un soin d’autant plus minutieux que le jour commençait à baisser. — Allons ! me dit le général, je crois que nous en sommes quittes. Bonne besogne, Brunner ! Dans une heure, nous serons sous nos tentes : avant trois jours, les Beni-Schafar… — Un feu de file bien nourri l’arrêta net au milieu de sa phrase. Les Arabes tombaient sur notre arrière-garde ; on entendait non-seulement leur fusillade, mais leurs cris.

Le bonhomme jura un gros juron et tourna bride en nous criant : Allez toujours !

Quand un grand chef vous dit d’aller, il n’y a qu’une chose à faire ; mais le soldat français n’abat pas le quart de lieue en dix minutes lorsqu’il entend fusiller ses camarades derrière lui. Nous avancions lentement, chaque officier poussant ses hommes, et furieux de ne pouvoir les planter là. Quelquefois le feu s’arrêtait, et l’affaire semblait finie ; mais les détonations reprenaient par saccades. Sur ces entrefaites, la nuit tomba, la difficulté du chemin vint compliquer le doute qui nous paralysait. La colonne n’avait pas fait un temps d’arrêt depuis son départ, et il y avait bientôt cinq heures qu’elle marchait. Les fantassins ne se plaignaient pas, mais on les entendait souffler. Nous ne savions que faire ; aucun de nous n’osait prendre sur lui de crier halte !

Enfin le général nous rejoignit, et sa première parole fut pour nous inviter au repos. Tandis que les soldats rompaient les rangs et s’asseyaient au bord de la route, les officiers accouraient chercher des nouvelles. — Tout va bien, dit le général : depuis que j’ai quitté l’arrière-garde, je n’ai plus entendu qu’une petite fusillade, et il y a bien une demi-heure de ça ; mais nous avons eu chaud. Décidément, Brunner, votre ami le turco est un rude homme ; je vous en fais mon compliment. Peu d’apparence, mais un fonds d’enfer. Il ira loin, ce garçon-là : il est instruit, il est brave et il est heureux. Les balles le respectent ; il fait peur à la mort. Je l’ai vu travailler du sabre et de la baïonnette : oh ! c’était de l’ouvrage proprement fait ; il a tué deux Arabes de sa main. Ma foi ! mon cher, on dira que je flatte la noblesse, comme tant d’autres vieux croûtons ; mais tans pis ! s’il reste un bout de ruban rouge à Paris, je le demanderai à l’empereur lui-même pour ce petit camarade-là. En route, mes enfants ! nous ne serons pas au camp avant dix heures.

Le reste du voyage me parut long : vous devinez pourquoi. Aussitôt arrivé, il fallut vaquer au service, et je le donnai cent fois au diable, car il me retint jusqu’à minuit. Enfin je m’appartiens et je cours à la tente de Léopold pour lui conter la grande nouvelle. À quatre pas de chez lui, je m’entends appeler par un homme qui courait aussi, mais en sens inverse. Je m’arrête et je demande ce, qu’on me veut.

— Je vous cherche partout, mon capitaine, de la part de M. de Gardelux.

— Et moi aussi je le cherche sur terre et sur mer : où est-il ?

— À l’ambulance, et bien malade.

— Comment ? lui ? C’est impossible !

— Une balle dans le ventre, mon capitaine. C’est moi qui l’ai ramassé ; mais dépêchons-nous, s’il vous plaît : je crois qu’il n’y a pas de temps à perdre.

Nous courons donc à l’ambulance, et mon cœur se serre à la vue de ces tentes surmontées d’un drapeau rouge qui, dans la nuit, paraissait noir.

— Il est ici, dit mon guide en désignant la première.

J’entre et je vois à la lueur d’une lanterne mon pauvre Léopold étendu sur un matelas, et si pâle qu’au premier moment je le crus mort. Il venait de s’évanouir à la suite d’un sondage. Le docteur était à genoux et s’essuyait les mains à son tablier sanglant.

— Ah ! c’est toi ? dit Marcou. Mon pauvre Brunner, tu perds un fameux ami, et l’armée un fier soldat.

— C’est donc fini ?

— Pas tout à fait, mais il n’y a pas de ressource. La balle est venue de bas en haut ; le diaphragme est traversé. L’hémorragie et la suffocation l’enlèveront. Il en a pour deux ou trois heures : attends ; il reviendra peut-être à lui. Du reste, une mort assez douce ; il s’éteindra sans souffrir. Moi, je vais voir les autres : ces gueux d’Arabes m’ont taillé de la besogne aujourd’hui.

J’essayais de le retenir, je le suppliais de chercher, d’inventer quelque chose, de faire un miracle pour le salut de mon ami. Il me regarda d’un air triste, me serra les deux mains et sortit en levant les épaules. Alors je me rabattis sur le brave garçon qui m’avait amené là, et je remarquai seulement qu’il portait le bras droit en écharpe. C’était un caporal de la ligne ; le général l’avait ramené en passant, avec vingt hommes de sa compagnie, pour renforcer l’arrière-garde, et il avait pris part à la dernière moitié du combat. Il me conta comment on avait dû faire plus de vingt retours offensifs pour reprendre les camarades qui tombaient ; encore en avait-on laissé trois ou quatre aux mains de l’ennemi. Lui-même avait été sauvé par mon pauvre petit turco ; c’était avec son fusil que Léopold avait chargé les Arabes. — Mon capitaine, disait-il, je vous jure que M. de Gardelux a fait des choses impossibles. Sa tunique est hachée et la baïonnette de mon fusil tordue. Malheureusement le pied lui a manqué dans un ravin, il a roulé en arrière, et un Arabe caché derrière un lentisque l’a tiré presque à bout portant. Tout le monde l’a cru fini ; nous sommes revenus tous les deux sur le même cacolet, et il n’a donné signe de vie qu’à l’ambulance. Il a demandé après vous ; mon bras était bandé, je me suis lancé à vos trousses. Avouez que je lui devais bien ça !

Je renvoyai ce pauvre diable à son lit, et je m’assis par terre au chevet de Léopold. Vous ne souhaitez pas que je vous dévide la série de mes méditations, hein ? Ce serait un peu long, mes amis, et pas drôle du tout. Vers trois heures, j’étais dans une espèce d’abrutissement fait de douleur et de fatigue, quand j’entendis appeler : Charles !

La voix semblait sortir de terre : il s’en fallait bien peu ; on se trompe à moins.

Je pris sa main humide et molle, et je lui dis : « Je suis là. » Il ouvrit de grands yeux et me regarda un instant sans me voir. « C’est moi, lui dis-je, ton ami, Brunner ! »

Il fit un nouvel effort et demanda de l’eau. J’écartai péniblement es dents serrées, et je lui fis couler quelques gouttes dans la bouche. Son regard s’éclaircit, sa figure s’anima ; il me reconnut.

— Merci ! dit-il. Il s’arrêta plusieurs minutes comme si ce simple mot l’avait fatigué. J’attendais en retenant mes larmes et je tâchais de prendre un air riant. Les forces lui revinrent ; sa main, que je serrais toujours, pressa un peu la mienne ; il respira longuement et me dit à demi-voix :

— C’est fini… je m’y attendais… tu sais !… Un peu plus tôt, un peu plus tard !… N’importe ! c’est beau, la guerre… je n’ai vécu qu’ici, avec vous… On aurait bien pu m’y laisser quelque temps, mais… il faut croire que je n’en étais pas digne… Ah ! je n’ai pas été gâté sur la terre. Il n’y a que vous autres,… toi surtout.

Je pris mon courage à deux mains pour lui dire qu’il avait tort de se croire perdu, qu’on revenait de plus loin, que Marcou m’avait rassuré sur son état, qu’avant deux mois il serait encore des bons. Oui, je lui débitai tout ce qui me passa par la tète ; mais, s’il faut vous dire vrai, je n’étais pas fameux dans ce rôle-là. Il m’arrêta d’un petit sourire pâle qui fit geler la moelle au fin fond de mes os.

— Pauvre Charles ! Laisse-moi dire, ça presse un peu, vois-tu… ïu sais ma vie,… je pardonne tout ce qu’on m’a fait, je demande pardon de toutes mes maladresses. Ma montre est là, sous ma tête. Tu l’arrêteras après m’avoir fermé les yeux, et tu la porteras à ma mère. Elle verra que ma dernière pensée, à ma dernière minute,… comprends-tu ? Le médaillon, il faut que tu le rendes à ma sœur… toi-même ! Mon testament est dans ma chambre, à Biskra. Envoie-le tout de suite quand nous serons dépêtrés d’ici. Pas de lettres ! je t’ai dit… toi-même !… Embrasse-les. Ma bague est pour Hélène. Elle ne la portera pas, mais elle peut bien la garder dans ses petits bijoux. Je t’ai légué mes armes et mes livres, mon bon vieux. J’aurais dû… non, j’espère qu’elles ne brûleront pas mes pauvres vers. Tu les apercevras un jour ou l’autre imprimés à l’étalage de la Librairie-Nouvelle… Tu t’en iras jusqu’au Helder, les deux volumes sous le bras, et tu y passeras peut-être un bon quart d’heure à reparler de moi avec un de ceux qui m’ont connu. Est-ce donc bête de mourir quand on avait peut-être sous le képi des pensées immortelles ! J’étouffe ! Encore un peu d’eau.

J’essayai de le faire boire, mais il fut pris d’un hoquet si violent qu’il rejeta la gorgée entière et m’éclaboussa de la tête aux pieds. — N’essaie pas, dit-il, rien n’entre plus… Ah ! j’oubliais… il y a quelques milliers de francs dans ma poche… c’est pour les hommes de ma compagnie. Adieu au général, aux camarades, à mes turcos, au drapeau, à la France, à la vie, à toi, frère !… J’étouffe… Ah ! ça va mieux !

En effet, ça allait même tout à fait bien, car le pauvre garçon avait fini de souffrir.

Moi, j’étais devenu fou, et je me comportai comme une brute. Je sortis de la tente en courant, sans lui fermer les yeux, sans accomplir une seule de ses dernières volontés. Je traversai le camp dans tous les sens, je rentrai chez moi, j’en sortis, je m’en allai réveiller cinq ou six camarades pour leur dire que le turco était mort, je fis une tournée aux avant-postes, et je vagabondai comme un homme ivre jusqu’à six heures du matin.

L’idée me vint alors de retourner à l’ambulance. J’avais besoin de le revoir. Lorsque j’arrivai à la tente, les infirmiers l’avaient déjà mis dehors. Je le trouvai par terre, étendu sur le dos : on ne voyait que sa figure ; le corps était caché sous une bâche de mulet, c’est l’usage. J’en comptai huit, de ces bâches, rangées à la file. On entendait, dans une tente voisine, le râle d’un blessé.

Ce qui m’exaspérait, c’était de voir le joli gazon neuf qui verdoyait insolemment autour de ces malheureux corps. Le ciel était d’un bleu féroce ; le soleil implacable riait. Une superbe matinée pour les paysagistes, mais les yeux me cuisaient trop ; vous pouvez croire que je n’étais pas en train d’admirer.

Je ne sais pas combien de temps je restai là, assis dans l’herbe humide, rongeant le bout de mes doigts, et drôlement bercé par la dernière chanson du spahi qui mourait à quatre pas plus loin. Une tape sur l’épaule me réveilla de ma stupeur. C’était le général qui venait faire sa visite aux malades et ses adieux aux morts. Il ne m’adressa pas un seul mot de consolation : il savait bien que je n’étais pas consolable. — Capitaine Brunner, me dit-il d’un ton d’autorité, personne ne sortira du camp jusqu’à ce soir. À sept heures, nous irons rendre les derniers devoirs aux camarades et aux amis que nous avons perdus. Il y a quelques paroles à prononcer sur leur tombe, je vous ai choisi. Retournez à votre tente et mettez-vous à la besogne : vous n’avez guère que le temps.

Cela dit, il me tourna le dos et s’en alla droit comme barre aux ambulances ; mais sa voix avait fléchi sur la fin, et à la façon dont il se moucha dès qu’il fut hors de vue, je compris qu’il avait eu de la peine à se contenir devant moi. Un homme de guerre a besoin de connaître pas mal de choses, et entre autres le cœur humain. Si ce bon vieux n’avait pas eu l’idée de m’imposer une distraction laborieuse, je ne sais pas de quelles sottises j’aurais été capable ce jour-là. J’écrivis et je recommençai ma petite oraison funèbre ; cela me conduisit jusqu’au milieu du jour, et quand je l’eus achevée tant bien que mal, je me mis à l’apprendre par cœur et à la réciter sous ma tente.

Mais le soir, à sept heures, quand je me vis debout devant cette fosse, où se dessinait confusément, sous un lambeau de toile grossière, le corps du malheureux turco, je perdis la mémoire, la parole et la force. Je répétai cinq ou six fois de suite le mot camarades, tout un peuple d’idées se mit à danser pêle-mêle dans mon cerveau, et pas une ne se décidait à passer par la bouche. Je suppose que la plus vive et la plus frappante de toutes fut le contraste de cette tombe obscure avec cette vie militaire si bien commencée ; je me souvins sans doute que la veille, en rentrant au village, le général m’avait promis la croix pour mon ami, car j’arrachai machinalement la croix qui pendait sur ma tunique, je la lançai dans la tombe ouverte, et je me laissai choir à la renverse entre les bras du général, qui ne se privait plus de pleurer.

Je ne me rappelle pas si je revins au camp sur mes jambes ou si les hommes m’y rapportèrent comme un paquet. Le major me fit prendre un calmant qui me jeta sur le lit pour vingt-quatre heures. À mon réveil, je trouvai plus de besogne que dix hommes n’en auraient pu faire : tous mes amis s’étaient donné le mot pour me distraire en m’écrasant. Les Arabes, qui n’étaient pourtant pas de mes amis, s’entendirent avec les autres. Nous fûmes attaqués par des forces considérables ; les alertes, nos sorties, le danger, un coup de crosse qui me fendit la tête, tout cela me fît du bien.

Six semaines après l’événement, un renfort nous arriva de Constantine. Pour opérer la jonction, il fallut livrer une vraie bataille ; mais nos communications avec Biskra furent rétablies pour le reste de la campagne. Mes lettres de France m’arrivèrent en botte : vous devinez la joie après une si longue privation. Le sort a des caprices étranges : dans ce courrier, je trouve quelques lignes de Mme de Gardelux ! Cette mère qui ne répondait pas à son fils avait donc trouvé le temps de m’écrire ! Voici le texte de son poulet ; je tiens l’original à la disposition des amateurs:

« Mme de Gardelux remercie M. le capitaine Brunner des bonnes notes qu’il a données au comte Léopold. Elle le prie de vouloir bien continuer ses soins à ce jeune homme qu’un coup de tête a engagé dans une voie déplorable, mais dont la vie est d’un grand prix, car il est l’unique représentant de son nom. M. le capitaine Brunner peut compter sur toute la reconnaissance de ses obligés. »

Les comtesses ont le droit d’ignorer qu’un capitaine d’état-major n’est pas un maître d’étude et que mon extrait de l’ordre du jour n’était pas un satisfecit donné par moi. Je n’admettrai jamais que la carrière des armes soit une voie déplorable; plût à Dieu que nos jeunes gentilshommes n’en connussent point de pire ! Enfin la dernière phrase avait l’air de promettre une récompense honnête ; cela rappelait un peu trop les affiches de chien perdu.

Je me dis après avoir lu : Voilà une femme qui n’est ni intelligente ni bonne. Ça commence assez mal avec le faubourg Saint-Germain ; mais avais-je des illusions à perdre sur Mme la comtesse ? Cette lettre est un trait qui achève de la peindre. J’allumerai ma pipe avec son papier satiné, et justice sera faite. 11 ne m’en reste pas moins un devoir sacré à remplir. Nos communications sont rouvertes ; l’acte de décès va partir ; la famille l’aura trois ou quatre jours après le ministre. Brunner, il faut que tu écrives à ces deux femmes pour leur apprendre avec ménagement la mort de Léopold.

C’est un rude métier de consoler les autres lorsque soi-même on n’est pas consolé du tout. Pourtant je fais ma lettre, et je puis vous assurer qu’elle était bien, littérature à part. Le général m’apporte une page admirable : on accepterait d’être mort pour être loué en ces termes par un homme de ce cœur et de ce mérite-là. Nos camarades, sachant ce qui se passe, se mettent à rédiger une condoléance qui était un fier hommage à la mémoire du pauvre turco. Je mets le tout ensemble, j’y ajoute les dernières pensées que je peux recueillir dans les papiers du mort et un brouillon de son testament, la mise au net se trouvant à Biskra. Je l’indique d’un mot, promettant de l’envoyer aussitôt que possible et parlant des commissions que j’irais porter moi-même, Dieu sait quand. Bref, je fais tout pour le mieux, et je ne crains pas que personne m’accuse d’être resté au-dessous de mes devoirs.

Le général avait fait mettre à ma disposition tout le bagage de ce malheureux enfant. Je partageai l’argent, soit quatre mille francs, entre ses hommes, sans oublier Bel-Hadj, son soldat, qui se faisait soigner à l’hôpital de Biskra. Sa montre était arrêtée quand un infirmier me la rendit : je mis les aiguilles à l’heure exacte de sa mort, mais je m’abstins de casser le mouvement, quoiqu’il me l’eût ordonné. C’est plus fort que moi ; j’ai horreur de détruire ce qui a coûté du travail à quelqu’un. 11 me semble que les choses se détruisent assez par elles-mêmes, sans que nous y mettions la main. Je ficelai la montre dans une boîte, et j’écrivis dessus le nom et l’adresse de Mme de Gardelux. Je fis un autre paquet de la petite bague à ses armes qu’il destinait à Mlle Hélène, un autre des papiers qu’il avait apportés en campagne, un autre de la tunique dans laquelle il s’était fait tuer. Comme il pouvait m’en arriver autant du jour au lendemain, les ficelles et les étiquettes n’étaient pas de luxe. Quant au portrait en miniature, je crus faire acte de prudence en le gardant sur moi. L’ivoire est si fragile, et la monture était si mince ! Les mulets ont le trot cruellement dur ; ils pulvérisent les trois quarts de ce qu’on leur met sur le dos : trop heureux quand ils n’emportent pas le reste au fond d’un précipice, car on surfait un peu leur mérite, et ils n’ont pas le pied si infaillible que ça.

Notre expédition de l’Aurès n’était pas terminée, il s’en fallait. Les Arabes tenaient bon ; nous eûmes des hauts et des bas, même après l’arrivée des renforts. Voilà ce que c’est que la guerre en Afrique : on sort pour une promenade militaire, et l’on rentre aa bout de six mois. Si du moins on rentrait avec tout son monde ! Marcou a fait la statistique de nos pertes : ce n’est pas si grandiose que le travail de M. Chenu sur la guerre de Grimée, et c’est peut-être plus effrayant. Des huit cents hommes qui étaient partis sous ses ordres, le général en a ramené quatre cent cinquante-deux, un peu plus de moitié ! Ce dont j’enrage, c’est que cette malheureuse campagne n’a valu ni avancement ni décorations à personne. On n’a pas voulu dire au public que la domination française avait été menacée dans le cercle de Biskra. Il se trouva que nous avions trimé, six mois durant, pour le roi de Prusse. Tant pis pour nous ! la politique l’exigeait.

Mon premier soin en rentrant fut de chercher le testament et de l’envoyer à Paris. Le notaire de la famille me l’avait réclamé trois fois avec douceur, disant toujours que la comtesse et Mlle de Gardelux étaient trop désolées pour me remercier de mes politesses. Je n’avais pas besoin de leurs actions de grâces, mais le style de ce notaire et son impatience m’agaçaient. Le fond du testament était connu : Léopold donnait à sa sœur ses vingt-cinq mille livres de rente ; mais que diable ! la famille n’attendait pas cet argent-là pour manger !

Nous prîmes deux mois de repos ; je rentrai dans mes habitudes, je refis connaissance avec la segnia qui distribue aux palmiers leur ration quotidienne de trente-six litres par tête. Rien de tel que la baignade pour vous reposer d’une campagne. Pourquoi n’a-t-on pas inventé des bains à l’usage du cœur ? Le chagrin m’avait laissé une sorte de sécheresse et d’irritation intérieure ; j’étais dur et cassant dans la conversation, je devenais mordant comme un acide, je ne croyais à rien.

Une bonne et charmante fille qui m’aimait de tout son petit cœur, que j’avais tendrement aimée, me devint tout à coup indifférente, puis odieuse sans qu’il me fût possible de dire pourquoi. Nous étions à peu près fiancés, sa mère est la sœur de la mienne, nos fortunes s’accordaient à merveille, et nos caractères encore mieux. Jamais, depuis notre baiser d’adieu, elle n’avait laissé partir un courrier sans m’écrire. Je ne lui répondais pas si régulièrement, mais elle me savait heureux de ses lettres, elle se sentait aimée, et ça lui suffisait. Un beau jour je me prends d’aversion pour elle ; ses gentillesses naïves, qui me tiraient les larmes des yeux, commencent à me donner sur les nerfs. Je trouve ridicule et presque inconvenante sa manie de m’envoyer les violettes de nos bois et les vergies-mein-nicht du ruisseau. Si encore je m’étais borné à me moquer d’elle en moi-même ! Mais je veux qu’elle le sache, et je trouve un plaisir cruel à la faire souffrir. Me voilà son correspondant enragé, et je regrette que le bateau de Philippeville ne parte pas deux fois par semaine, pour lui faire deux fois plus de mal. L’homme est un loup mal apprivoisé : quand sa férocité le reprend, il a besoin d’enchérir incessamment sur lui-même. C’est pourquoi les assassins donnent jusqu’à soixante et cent coups de couteau à leur victime, qui était morte du premier. Marguerite me répond d’abord par des plaisanteries dont la douceur m’agace, puis elle laisse éclater sa douleur et ses larmes ; enfin la famille s’en mêle : maman Brunner et l’oncle Moser m’écrivent à la fois pour demander si je suis fou. Je l’étais ! Je réponds par une dissertation prodigieuse sur le danger des mariages consanguins au point de vue du perfectionnement des races, et je déclare net qu’il me répugne d’engendrer de petits sourds-muets. Là-dessus, ma pauvre Gretchen et ses parens font un coup de tête par dignité : on la marie à un fabricant de Mulhouse qu’elle ne pouvait voir en peinture, qu’elle avait refusé trois fois, et qu’elle aime passionnément aujourd’hui.

Dame ! je mentirais en vous disant que j’étais content de moi. On m’aurait rendu service en me procurant quelque bonne querelle ; mais à Biskra ! La garnison était mélancolique en diable ; les camarades se bâillaient réciproquement au visage : quant aux danseuses, ces femmes de cuir bouilli, elles me faisaient horreur.

Mon seul plaisir, — et vous allez voir s’il était drôle, — consistait à m’ensevelir tout vivant dans le souvenir du turco. Je relisais ses vers, je feuilletais le journal de sa vie : M. Pelgas, son précepteur, lui avait donné l’habitude de prendre quelques notes tous les soirs avant de se mettre au lit. Je parcourais les lettres trop rares et trop courtes qu’il avait reçues de sa famille. C’est ainsi que j’ai reconnu que mon fameux billet de Mme de Gardelux était non pas de la comtesse, mais bien de Mlle Hélène. La pauvre enfant avait sans doute écrit cela sous la dictée de sa mère:autrement elle y aurait mis un peu de son cœur. Je ne pouvais me la représenter que bonne, spirituelle et gracieuse en tout, telle enfin que son frère me l’avait si souvent dépeinte. Je l’estimais beaucoup, je la plaignais un peu; je… c’était ridicule, mais je m’inquiétais de son avenir. Pensez donc ! une telle enfant livrée aux mains d’une telle mère ! Elle devait avoir besoin d’un conseiller, d’un appui, d’un autre Léopold, en un mot d’un second frère ! Et je me sentais de force à remplir cet emploi difficile, en tout bien, tout honneur. Nous autres Alsaciens, nous n’avons qu’une spécialité incontestable, le dévouement. On nous dit de marcher, nous courons ; on a besoin de notre vie, nous nous faisons tuer sans dire ouf ! Voilà l’Alsace. Je me rappelais à tout moment les projets de mon ami sur celle qu’il appelait notre petite Hélène, et je cherchais autour de moi, consciencieusement, un homme qui fût digne d’elle. Si je l’avais trouvé, ma parole d’honneur, je le prenais par la main et je l’emmenais à Paris. Je me disais : La famille est capable de te rire au nez ; mais tu auras fait ton devoir envers celui qui n’est plus.

Pendant que je me remplissais l’esprit de ces rêveries, l’oubli faisait sur moi son petit travail, comme dit Gougeon. L’image du turco s’effaçait de ma mémoire, comme une photographie qu’on laisse traîner au soleil. Je sentais approcher le moment où cette figure si honnête et si cordiale disparaîtrait absolument à mes yeux, et où mon vieil ami ne serait plus pour moi qu’une abstraction sans forme, un être de raison. Pourquoi diable n’avais-je pas songé à faire un croquis d’après lui dans nos journées de désœuvrement, moi qui dessine ? Je tremblais à l’idée de le perdre une seconde fois par l’oubli. Dans cette anxiété, la miniature de sa sœur me rendit un véritable service. À force de l’étudier, je finis par y reconnaître et par en dégager ce je ne sais quoi par où un frère qui n’est pas beau ressemble à sa sœur qui est jolie. C’est un travail qui veut du temps et de l’application, mais je n’avais pas autre chose à faire. Je commençai par copier à l’aquarelle la miniature telle qu’elle était. Plus j’allais, plus mon admiration croissait pour l’inimitable artiste. Impossible à moi de reproduire cette fleur de jeunesse, ce duvet des beaux fruits estompés de rosée, ce plumage microscopique que le toucher enlève aux ailes des papillons. Ce portrait me désespéra pendant une quinzaine. Chaque coup de pinceau me reprochait mon inaptitude et ma grossièreté ; je me disais qu’il faut être femme et mère pour interpréter si délicatement la beauté d’une jeune fille. Enfin ! n’en parlons plus. J’arrivai ainsi par ricochet à retrouver dans ma mémoire la figure de Léopold, et j’en fis un crayon médiocre sans doute, mais ressemblant.

Tout ça tuait le temps, mais je n’oubliais pas qu’il me restait une visite à faire au faubourg Saint-Germain. Seulement, toutes les fois que je me représentais Charles Brunner entrant dans les salons des Gardelux, j’avais froid dans le dos, et la racine des cheveux me picotait la tête. Je suis timide avec les femmes du monde, et l’on ne se refait pas en un jour. Ce n’est pas tant la fierté de la comtesse qui m’eflrayait ; non, c’était de voir pleurer la pauvre petite Hélène. Tantôt je me reprochais d’être encore à Biskra, lorsqu’il m’aurait été facile d’obtenir un congé de semestre ; tantôt je me prouvais à moi-même qu’il valait mieux retarder ce voyage. Mon arrivée allait réveiller les douleurs de la famille : ne convenait-il pas d’attendre que l’on fût un peu consolé ? Mais si j’attendais trop, ces souvenirs poignans que j’apportais avec moi ne rouvriraient-ils pas des blessures à demi fermées ? Je ne savais que faire, et je ne pouvais demander conseil à personne, car je n’avais plus d’ami assez intime pour partager de tels secrets.

J’étais encore à me tâter lorsque le général Gerhardt, qui est mon compatriote et mon parrain, me proposa de le rejoindre à Sidi-bel-Abbès. Dulong, son officier d’ordonnance, était mort de la fièvre ; on espérait avoir une campagne à faire sur la frontière du Maroc. L’offre du général me tira d’incertitude, le service avant tout. Je partis donc pour Sidi-bel-Abbès, et j’y restai quatre mois à attendre cette bienheureuse expédition, qui n’eut pas lieu. Mon parrain devina probablement que j’étais travaillé en dessous par quelque idée étrangère au service. Un beau matin, après le rapport, il me dit : J’ai des commissions pour l’Alsace, et tu as un congé de semestre ; fais ton sac et va-t’en. Mes amitiés chez toi et chez moi.

Je pars et j’arrive à l’hôtel du Louvre. Maman Brunner m’attendait à Obernai. Dès qu’elle savait la date de mon départ, elle savait aussi quel jour et à quelle heure nous nous embrasserions. Impossible de rester plus d’une journée à Paris sans lui causer de la peine : j’étais donc étranglé par le temps ; il fallait faire ma visite dans la journée ou jamais. Je prends mon courage à deux mains, et je décide que j’irai après midi chez Mme de Gardelux. Les trois quarts de mes bagages voyageant par petite vitesse, je n’avais pas d’habillemens civils ; mais, sans être neuf, mon uniforme était encore assez présentable. En brossant la tunique, — car les garçons d’hôtel n’y entendent rien, — je me rappelais le mot de mon pauvre ami:se brosser et attendre !

Il y avait un an et huit jours que je l’avais vu mourir; mais, comme la nouvelle n’était arrivée qu’environ deux mois plus tard, je me dis que Mme et Mlle de Gardelux devaient être en plein demi-deuil. Je préparais mes phrases en comptant mes paquets. Il y en avait trois petits : la montre, la bague du petit doigt et la miniature, — un moyen, les papiers, — et un gros, la tunique. Je descends tout cela moi-même, car personne que moi n’y avait touché depuis un an, et je prends une voiture de remise dans la cour même de l’hôtel. Je donne l’adresse au cocher et je lui dis de demander la porte ; mais quand nous arrivons, la porte était ouverte, et il y avait des équipages arrêtés dans la cour.

Un valet galonné du haut en bas m’ouvre la portière et me demande d’un air à claques si c’est bien à Mme de Gardelux que ma visite est destinée. Oui, lui dis-je, et je passe, tout encombré de mes pauvres reliques. Dans l’antichambre, je fais lever trois ou quatre grands drôles qui se miraient dans les boucles de leurs souliers. L’un d’eux m’enlève mon caban, un autre fait semblant de vouloir prendre mes paquets, mais d’un seul coup d’œil je le renvoie à sa banquette. Alors je vois paraître une espèce de petit furet en frac noir qui m’introduit dans un premier salon, puis dans un autre, puis encore dans un autre, et là se plante devant moi pour me dire du ton le plus confidentiel :

— Monsieur sait que c’est le jour de Mme la comtesse ?

— Je ne le savais pas, mais j’en suis enchanté, puisque cela m’assure de la trouver chez elle.

Là-dessus je le vois qui regarde mon uniforme, et la moutarde me monte au nez. J’avais la bouche ouverte pour lui dire : Aimez-vous mieux que j’entre tout nu ? Mais il reprend aussitôt son air humble et me demande qui il aura l’honneur d’annoncer.

— Le capitaine Charles Brunner… non… Portez cette carte à Mme la comtesse. Je m’étais muni d’une carte, et j’avais pris le soin d’écrire après mon nom : porteur des derniers adieux de Léopold.

Ce qui m’avait arrêté sur le seuil, c’était le bruit d’un grand éclat de rire. Je ne voulais, je ne pouvais pas entrer dans ce salon comme la statue du commandeur.

Le frac noir porta mon message et revint me dire poliment : — Mme la comtesse est très sensible à la visite de M. le capitaine ; mais elle a quelques personnes chez elle, et elle prierait monsieur de repasser demain à la même heure.

— Répondez que je suis arrivé ce matin pour m’acquitter d’un message que j’ai juré de remettre en mains propres, et que je pars à huit heures et demie par le train-poste de Strasbourg.

Mon vieux faquin d’ambassadeur fît un nouveau voyage et revint.

— Si M. le capitaine veut bien me suivre jusqu’au boudoir de Mme la comtesse, madame peut donner cinq minutes à monsieur…

J’étais vert de fureur. Cette femme daignait m’accorder cinq minutes, à moi qui aurais donné toute ma vie pour son fils ! J’entre dans un boudoir de vieille coquette, admirablement machiné pour fausser la lumière et cacher les ravages du temps. Une minute après, j’entends un bruit d’étoffes, mais un bruit comparable au murmure de la mer : vous auriez dit un océan de soieries soulevé par une tempête de crinoline. La robe paraît : elle est mauve. Madame avait antidaté son deuil pour le faire plus court ! Je regarde sa figure, elle était souriante et féline, ce fameux regard en coulisse de la Dubarry à quarante ans !

Ah ! si du moins j’avais pu me dire : Elle n’est pas la vraie mère de mon pauvre turco ! Mais elle lui ressemblait depuis qu’elle avait commencé de vieillir. J’étais forcé de le retrouver en elle, moins flatté, mais aussi vivant que dans le portrait de la petite sœur.

Elle reste debout, tandis que, debout devant elle, j’expliquais les raisons de mon importunité. — Ainsi, monsieur, me dit-elle en minaudant, vous avez connu ce pauvre Léopold ?

— Oui, madame, répondis-je, et ils ne sont pas nombreux ceux qui l’ont connu et apprécié sur la terre.

Un nuage passa sur son front. J’étais peut-être allé trop loin du premier mot ; mais elle se rappela sans doute à la minute qu’il ne sied pas de répliquer aux sottises des inférieurs. Elle prit donc un air de condescendance polie, et me dit de sa voix traînante, où nulle émotion ne perçait :

— Sans doute, il avait des côtés excellens : sa mort laisse un grand vide parmi nous ; mais aussi quelle absurde fantaisie d’aller se faire tuer chez les sauvages quand on a tout pour vivre heureux à Paris ! S’il avait écouté nos conseils, il serait encore de ce monde.

— Je sais, madame, que vous n’étiez pas favorable à sa vocation, car il n’avait point de secrets pour moi, et je suis initié k toutes les afi’aires de la famille. J’ai lu toutes ses lettres, c’est-à-dire celles qu’il vous écrivait…

Elle rougit positivement sous le coup de ce reproche. — Bon ! me dis-je, j’ai fait brèche ; frappons encore à la même place, et voyons une fois pour toutes s’il n’y a pas quelque chose d’humain au fond de ce cœur trop fermé ! — Elle ne me laissa pas le temps de redoubler le coup : sa riposte était prête.

— En effet, répliqua-t-elle, la discrétion n’était pas son fort ; il avait le défaut de s’ouvrir un peu h l’aventure. Et vous dites, monsieur, qu’il vous avait chargé ?…

— D’embrasser sa mère et sa sœur, puis…

— Permettez que je tienne la commission pour faite. N’avez-vous pas quelque autre chose à notre adresse ?

— Oui, madame ; voici sa montre qu’il m’a dit d’arrêter à l’heure précise de &a mort, pour que sa dernière pensée…

— Bien, bien, monsieur, j’entends ; l’intention est délicate, et cette idée ne pouvait venir qu’à une âme de race. J’en suis profondément touchée, car cela prouve que la vulgarité des choses ambiantes n’avait pas encore déteint sur ce malheureux enfant… Mais la montre est un chronomètre d’un certain prix, si j’ai bonne mémoire : peut-être vous serait-il agréable de conserver ce souvenir de lui ?

— Il m’a laissé lui-même les souvenirs qu’il me destinait ; c’est à vous qu’il envoie celui-ci, madame, et je croirais être impie en l’acceptant.

— Soit. Est-ce tout ?

— Non, madame. Vous trouverez ici tous les papiers de votre fils, le journal de sa vie, les deux lettres qu’il a écrites à sa sœur et à vous en partant de Biskra, enfin ses vers, car vous n’ignorez pas qu’il était poète.

— Hélas ! nous avons fait tout ce que nous avons pu pour le corriger de ce petit défaut.

— Mais il avait du génie, madame, et c’est sa gloire que je mets entre vos mains.

— Monsieur, vous rimez peut-être aussi ?

— Non, madame ; moi je suis parfait… Voici enfin la tunique qu’il portait le jour de sa mort : elle est tachée de son sang, et les coups dont elle est criblée vous apprendront avec quel courage…

Je n’en dis pas plus long, et je m’arrêtai un instant sur ce sens suspendu pour étudier l’effet de ma phrase. Plus de doute : j’avais touché un point sensible dans la région du cœur. La poitrine se gonfla, les lèvres grimacèrent, les yeux se mirent à papilloter : il y avait des larmes sous roche. — Pleure donc ! lui criai-je en moi-même ; prouve-moi que tu es une femme de chair et d’os, pétrie du même limon que nous et notre égale par la faculté de souffrir ! Alors je t’ouvre mes bras et je te réintègre, morbleu ! dans le sein de l’humanité !

Mais le malheur voulut qu’en ce moment les roues d’une voiture se missent à grincer sur le sable de la cour. Mme de Gardelux se souvint qu’elle était en représentation et que les larmes ne sont pas de mise dans le monde. Elle leva les yeux, et je ne sais quel équipage elle reconnut à travers les stores coloriés de son boudoir. Peut-être aussi sa raison subitement refroidie se dit-elle qu’une tunique ensanglantée serait un embarras et une tristesse intolérables, et qu’il n’y avait pas de place pour un tel objet dans son chiffonnier de bois de rose. Bref, elle renfonça ses larmes et changea de physionomie.

Je vis le coup de temps, et j’allais appuyer sur la corde en la forçant à voir et à toucher la dernière dépouille de son fils ; mais la comtesse était rentrée en possession d’elle-même : elle m’interrompit comme j’allais déchirer l’enveloppe de papier, détourna la tête avec mille grimaces en respirant un petit flacon. — Oh ! s’écria-t-elle, monsieur, je vous demande grâce pour mes nerfs ! Remportez cela, je vous prie ; faites-en ce que vous voudrez : donnez-le de ma part à quelque officier malheureux !

— Eh ! madame, répondis-je, un officier n’est jamais malheureux, car il sait toujours à quelle solde il a droit, et il règle ses besoins en conséquence… Votre très humble serviteur !

Je m’en allais en oubliant mes autres commissions dans le fond de ma poche, et j’allongeais déjà la main vers le bouton de la porte quand le bouton tourna tout seul, et la porte s’ouvrit. Je recule ébloui, effaré, renversé par une apparition lumineuse ; la surprise et l’admiration me font perdre la tête, et je m’écrie étourdiment :

— Ah ! notre petite Hélène !

Notre petite Hélène, qui était une grande et majestueuse personne, me foudroie d’un regard hautain et met entre elle et moi l’espace d’une révérence. Je me reprends, je veux faire comprendre que j’ai dit une chose extrêmement naturelle à Biskra, mais impertinente à Paris ; je balbutie quelques mots d’explication, de souvenir, de sentiment, et je finis par lui présenter la bague et le médaillon de son frère, qu’elle prend sans quitter son attitude raide et son air froid. La maman me regardait d’une façon qui voulait dire : En avez-vous encore pour longtemps ? Je saluai, je m’enfuis, mon caban se replace tout seul sur mes épaules, et lorsque je me vois sur le perron de leur hôtel, j’aspire une large bouffée d’air et je frappe la terre du pied en criant : Les gredines !

Avais-je tort ou raison ? Je m’en rapporte à vous.

Personne ne voulut discuter avec un si brave garçon, qui semblait si profondément ému ; mais en sortant du café j’entendis Gougeon dire à Fitz-Moore : « Veux-tu voir un capitaine bien étonné ? Attire Brunner dans un coin, et apprends-lui que pendant dix-huit mois il a été amoureux fou de Mlle de Gardelux. »

Edmond About.
  1. Voyez la Revue du 15 mars.