LE TURCO

Ce que vous allez lire est une histoire du café d’Orsay.

Hier soir à cinq heures, le gabion était farci ; le gabion, afin qu’on n’en ignore, est une salle du rez-de-chaussée où nous prenons l’absinthe entre nous. Nous étions une vingtaine d’officiers ; l’artillerie dominait, l’état-major était représenté par le grand capitaine Brunner ; il y avait passablement de cavalerie et un peu de ce que nous appelons (toujours entre nous) « le génie bienfaisant. »

Gougeon, des guides, racontait le dernier concert des Tuileries et se montait insensiblement la tête pour Mlle Nillson, lorsque Brunner lui coupa la parole au ras de la moustache par un formidable éclat de rire. Tout le monde ouvrit l’œil, et Gougeon, qui n’est pas commode, devint pâle comme un mouchoir.

— Pardon, Brunner ! dit-il en se soulevant à demi ; je ne savais pas être si drôle que ça !

Brunner interpellé fit le geste naïf d’un dormeur qu’on éveille. Le guide reprit sa phrase en haussant le ton, mais il ne l’acheva point. Il avait rencontré le regard de Brunner et saisi, pour ainsi dire au vol, une de ces émotions profondes et navrantes qui font tomber notre colère à nos pieds.

— Cher ami, dit le capitaine, c’est à moi de vous demander pardon. Tout en vous écoutant, je promenais mes yeux sur la gazette, et j’y ai rencontré une nouvelle,… une de ces nouvelles dont il faut se hâter de rire pour éviter… vous savez quoi.

Il n’avait rien évité du tout, le pauvre garçon. Sa voix faiblit, ses yeux se troublèrent : il me passa le journal en indiquant du doigt l’entre-filets qu’il ne pouvait nous lire ; mais nul de nous ne trouva le mot pour rire, ou pour pleurer, dans cette annonce écrite en style pommadé, comme toutes les réclames de high life.

« Un illustre et double hyménée réunira demain devant l’autel aristocratique de *** le concours le plus brillant et le plus distingué, le choix du choix. Mme la comtesse de Gardelux épouse en secondes noces M. le vicomte de Chavigny-Senlis, et le même jour, à la même heure, Mlle Auguste-Hélène de Gardelux doit donner sa main au jeune et brillant marquis de Forcepont. Il n’est pas surprenant que la naissance s’allie à la naissance, la fortune à la fortune, la beauté et la vertu à la bravoure et à l’élégance ; le merveilleux, ou, pour parler correctement, le miraculeux de cette cérémonie, c’est la beauté presque jumelle des deux nobles épousées : un profane introduit dans la nef croira voir le mariage de deux sœurs. »

J’avais déposé le journal, et je buvais un verre d’eau pour faire passer le goût de cette prose. Brunner se mordait la moustache et suivait les veines du marbre en cherchant à renfoncer ses larmes. Les assistans se regardaient sans rien dire, trop discrets pour demander un commentaire, mais incapables de saisir aucun rapport entre l’émotion de Brunner et un mariage du faubourg Saint-Germain.

Certes il ne serait pas déplacé dans le monde, mais on ne se souvient pas de l’y avoir jamais rencontré. Il ne ressemble ni peu ni prou à cet aimable et brillant George de Saint qui conduisait encore un cotillon le matin de son départ pour le Mexique. C’est un garçon trop grave pour son âge, un peu loup, surtout depuis deux ans. Il est né en Alsace, à Obernai, je crois, d’une famille de vignerons. Ses parens sont plus qu’à l’aise, il ferait figure à Paris, s’il en avait envie ; mais il se soucie peu de paraître, l’estime des camarades lui suffit. De sa personne, il est bien, — peut-être un peu trop grand et les épaules trop carrées. Ce corps robuste est surmonté d’une figure régulière, blanche et rose : la moustache blonde et les yeux bleus des purs Alsaciens. Sa voix est excellente pour le commandement ; dans un salon, elle paraîtrait forte. Que diable pouvait-il y avoir entre ce bon Brunner et la comtesse de Gardelux ?

Ce secret fût peut-être mort avec lui, si Fitz Moore, des voltigeurs, n’était entré au milieu de ma lecture ; il me laissa finir et me dit : — Mon bien bon, les noms français ne se prononcent pas tous comme ils s’écrivent… Ou écrit Gardelux, mais nous disons Gardlu.

— Tiens ! s’écria Blavet, du 25e j’aurais dû me le rappeler. Dans ma promotion, il y avait un Gardelux. Par exemple, vous dire ce qu’il est devenu, je ne suis pas assez ferré sur l’annuaire.

— Je le sais moi, dit Brunner. Il y a deux ans qu’il est mort en Afrique, dans mes bras. Les deux femmes qui se marient demain sont sa mère et sa sœur. Et je donnerais ma tête à couper que, dans un jour pareil, les deux coquettes n’auront pas un pauvre petit souvenir pour lui ! — Un juron des mieux accentués compléta sa pensée et termina la phrase.

— Voyons, voyons, mon cher ! reprit Fitz Moore. Ces dames sont de mon monde, et laissez-moi vous dire que vous les condamnez un peu lestement. Qui vous prouve qu’elles n’ont pas gardé un tendre souvenir à votre pauvre camarade ?

— Des preuves ? je n’en ai que trop. Enfin qu’elles se marient si cela les amuse ; mais je vous demande la permission de trouver la noce un peu forte, quand le pauvre Léopold expire dans la province de Biskra !

Gougeon fit un signe à Fitz Moore et répondit pour lui d’un ton plus amical :

— Je vous comprends, Brunner. L’amitié, le dévouement, les regrets sont ce qu’il y a de plus honorable au monde ; mais enfin pouvez-vous exiger que la vie porte éternellement le deuil de la mort ? L’ami que vous regrettez, que nous regretterions sans doute aussi, si nous l’avions connu…

— Oh ! oui !

— Cet ami, dis-je, que vous voyez toujours expirant, a fini de souffrir depuis deux bonnes années. Trouvez-vous équitable que toute sa famille ? Encore si la chose pouvait lui profiter, à lui ! Mais non. Je vais plus loin : je dis qu’un pareil sacrifice, il ne l’accepterait pas !

— C’est bien possible.

— Laissez l’oubli faire son petit travail.

— Il n’aura pas de travail à faire… Les ingrates ! mon pauvre ami, leur fils, leur frère, a été oublié tout vivant. C’est une atrocité que je n’ai jamais racontée à personne ; mais puisque le premier mot est lâché, puisque Fitz Moore défend la famille, puisque les souvenirs que j’avais comprimés me suffoquent, il faudra que la vérité sorte. Écoutez.

I.

Nous nous sommes connus à Biskra pendant une année, mais l’intimité n’est guère venue qu’au sixième ou septième mois. On nous avait annoncé un sous-lieutenant qui venait de Saint-Cyr, et qui était comte. Une nouvelle figure, c’est toujours curieux. Si l’on n’était pas petite ville dans une oasis, où le serait-on ? Les uns disaient : C’est quelque protégé que l’on met aux tirailleurs indigènes pour qu’il avance plus vite ; les autres se préparaient à le mener rondement, s’il faisait trop son gentilhomme. Quatre ou cinq fils de famille, plus ou moins décavés dans les tripots de Paris, attendaient ce renfort avec impatience pour fonder une succursale du faubourg Saint-Germain. « Vous êtes bien bons enfans, leur disais-je : un comte qui aurait quatre sous de chez lui viendrait-il s’ensabler à Biskra ? » Les commentaires étaient épuisés, et l’on commençait à parler d’autre chose, lorsqu’il arriva un beau matin.

Je le vois encore à cheval, précédé d’un spahi et suivi du mulet qui portait ses bagages. Il n’était ni grand ni beau, et il avait l’air d’un enfant chétif. Pas un poil de duvet sur sa petite figure maigre, et un nez que l’absence de moustaches faisait encore paraître plus long. La force lui manquait un peu quand il mit pied à terre ; il n’aurait pas fallu le secouer bien fort pour le faire tomber en syncope. Ses amis par anticipation le conduisirent ou le portèrent au logement qu’ils lui avaient retenu ; il prit un bain, se mit au lit et ne reparut pas de la journée.

Ce déballage de poupée amusa la garnison. Le contraste était vraiment trop drôle entre ce sous-lieutenant de demoiselles et les lascars à tous crins qu’il venait commander. Tout ce jour-là, au café, au cercle, dans les rues, on s’abordait en disant : « As-tu vu le turco ? que penses-tu du turco ? Pour un turco, voilà un drôle de turco. » Le nom lui en resta pour la vie, c’est-à-dire pour l’année. Enfin son brosseur même trouvait ce nom plus commode à prononcer que celui de Gardelux et l’appelait respectueusement : Sidi-Turco.

La seconde impression fut à son avantage. Dans les visites qu’il fit, dans la bienvenue qu’il nous offrit, dans les heures toujours si longues d’une garnison oisive, il se fit mieux connaître et mieux apprécier. Sa politesse était cordiale et sans hauteur ; il s’associa d’emblée à notre train de vie et refusa de faire bande à part avec la jeunesse dorée ou dédorée. On sut bientôt qu’il apportait au milieu de nous un grand fonds de bonne volonté et une belle instruction militaire. Entré le cinquantième à l’école, il en était sorti dans les douze premiers ; c’était lui qui avait choisi les tirailleurs indigènes lorsque l’état-major lui était ouvert. On vit qu’il montait à cheval non pas comme un élève de manège, mais comme un homme qui a eu son premier poney à quatre ans. Les soldats de sa compagnie, après l’avoir un peu tâté, sentirent qu’il avait la main ferme et lui obéirent ni plus ni moins que s’il avait eu cinq pieds six pouces. Bref, au bout de six semaines, il était posé comme pas un dans la garnison de Biskra. Seulement les peaux fines de sa caste s’étonnaient qu’un garçon si bien né, émancipé par acte authentique et libre de manger vingt-cinq mille livres de rente, n’eût rien à leur conter sur mesdemoiselles Amanda, Nina et Lobélia, de Paris. Sur ce chapitre, il était presque neuf, ou du moins très discret. J’ai surpris par hasard une espèce de liaison entre lui et une danseuse de la tribu des Oaled-Nayl ; mais je doute qu’il l’ait gardée longtemps, et surtout que le cœur fût de la partie. Son cœur était ici, et drôlement placé, comme la suite vous le prouvera.

Notre amitié a commencé par les échecs, où il était d’une jolie force : il me rendait la tour, à moi qui ne suis pas mazette. Pour varier nos plaisirs, nous montions à cheval, nous chassions le sanglier, nous poussions des reconnaissances vers le tombeau de Sidi Oq’ba ou les ruines de Zaatcha. Nous flânions à pied par la ville dans cet uniforme de fantaisie que l’on sait : la longue chemise de soie tombant jusqu’aux pieds, les babouches et le large chapeau de paille particulier aux chefs du sud ; rien de moins, rien de plus. Quand la chaleur était trop forte, nous allions nous baigner dans un de ces canaux qui arrosent les racines des palmiers. Je possédais en commun avec neuf ou dix de mes camarades une cage construite au sommet de trois palmiers, à vingt mètres du sol. On y montait en sortant du bain par une échelle de corde et l’on s’y étendait en jante de roue, les pieds au centre, les têtes à la circonférence. Cette station placée entre le ciel et la terre nous procurait des siestes ineffables, le thermomètre avait beau marquer quarante-cinq degrés, nos alcarazas nous donnaient quelques gouttes d’eau fraîche, et si quelque semblant de brise agitait l’air, c’était pour nous. Le soir, on s’asseyait dans la niche d’un café maure, ou bien les officiers se retrouvaient dans ce merveilleux cercle d’Aumale, où les gazelles, les autruches et les produits les plus singuliers du désert s’acclimatent un peu mieux qu’à Paris. On a beau dire, c’est une jolie garnison que Biskra ; si seulement l’eau n’y était pas si mauvaise !

Ce que j’aimais surtout dans la conversation du turco, c’est que j’y apprenais tous les jours quelque chose. On croit en savoir long quand on a passé dix ans au collège ; ce bambin-là qui n’avait pas fait ses classes m’étonnait et m’humiliait un peu. Non qu’il fût homme à se vanter de rien ; il se serait plutôt caché de sa science : il fallait l’occasion pour lui délier le langue. Une double inscription latine et grecque sur un fût de colonne indignement rongé l’amusa pendant un quart d’heure. Voilà, montre en main, le temps qu’il mit à la copier, à la rétablir et à la traduire sur une feuille de son carnet. Moi, j’ai des bras, j’avais déterré la colonne ; mais du diable si j’aurais pu déchiffrer le premier mot !

Il avait le cerveau farci de choses curieuses ; en me promenant avec lui, je m’initiais peu à peu à l’histoire, à la botanique, que sais-je ? Il connaissait l’Afrique par principes mieux que moi. Africain depuis cinq ans et capitaine depuis trois… Un jour, il m’expliqua que le grand désert était une mer desséchée, que l’eau pouvait rentrer chez elle tôt ou tard, qu’on pourrait même l’y ramener par un travail analogue au percement de l’isthme de Suez, car enfin le Sahara est à vingt-sept mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée. Saviez-vous ça ? Moi, j’en fus transporté, mon imagination prit le galop ; je passai toute la nuit à rêver la fabrication d’une grande mer intérieure qui isolerait notre colonie algérienne, nous mettrait à l’abri des nomades, permettrait à la marine française d’aborder à Biskra, comme à Oran ou à Philippeville, et de l’autre côté ouvrirait l’Afrique tropicale aux explorateurs de mon pays ; j’avais la fièvre. Le lendemain, quand j’offris au turco d’entreprendre l’affaire à nous deux, il me dit en souriant : « Tu veux donc bien du mal aux Écossais et aux Suisses ? » Et il me fit la théorie la plus curieuse sur les glaciers d’Europe qui fondent chaque année au vent du Sahara : si ce vent-là courait sur l’eau au lieu de passer sur le sable, il arriverait tout rafraîchi par l’évaporation ; les glaciers, ne fondant plus, gagneraient de proche en proche, la Suisse et l’Écosse seraient gelées, et le climat de la France à jamais gâté. — Vous voyez, il savait tout ; j’ai retrouvé cela plus tard, dans un livre, exactement comme il me l’avait dit.

Depuis son arrivée, il ne lisait presque pas. Les journaux ne le tentaient guère, et sa bibliothèque, qu’il m’a léguée, se composait de neuf volumes. En revanche, il écrivait beaucoup, car sa provision de papier fut épuisée en quatre mois, et il s’arrêtait souvent à la boutique du Maltais Giovanni pour en acheter d’autre. Comme il restait enfermé dans sa chambre un jour au moins par semaine, les suppositions allaient bon train ; quelques-uns l’accusaient de correspondance amoureuse, d’autres le présentaient comme un poète incompris ou un journaliste anonyme, d’autres enfin comme un malade sujet à des accès de mélancolie périodique. Moi, son ami, je m’étais fait une loi de respecter le mystère quel qu’il fût ; en somme, je ne l’aurais jamais découvert, s’il ne s’était découvert à moi par un accident déplorable. Voici le fait.

À Biskra, le courrier de France arrive tous les huit jours ; une sonnerie de clairon annonce la bonne nouvelle, tous les officiers courent au cercle militaire, et là le vaguemestre ouvre cette sacoche de bénédictions. Ce n’est pas pour me vanter, car enfin le bonheur n’échoit pas toujours aux plus dignes, mais j’ai beaucoup d’amis solides et une famille comme on n’en fait plus. J’écris peu, c’est sans doute indigence d’idées, mais depuis que je suis au monde, on m’a énormément répondu. Chaque semaine, j’avais cinq ou six lettres à lire, quelquefois neuf ou dix, quand la famille et l’amitié s’étaient donné le mot. Lorsque la récolte était bonne, je m’en allais tout fier, étalant la chose en jeu de cartes et lisant à demivoix la lettre de maman Brunner : je n’ai jamais commencé par une autre ; que les enfans trouvés me jettent la première pierre !

Un matin de septembre, le 4, il m’en souviendra toute la vie, j’étais riche de sept ou huit lettres. La bonne vieille de là-bas m’envoyait un billet de cinq cents francs ; l’homme n’est pas parfait, et la tribu des Ouled-Nayl ne connaît pas encore la théorie de l’art pour l’art. Item, on m’annonçait de chez nous un envoi de jambons, de saucisses, de vin de Barr et de kirschenwasser, qui devait remonter la popotte pour un mois. J’étais content, je marchais sur mes pointes, je reconnaissais du coin de l’œil, tout en lisant, l’écriture de ma cousine Gretchen et de mes vieux amis sur les autres enveloppes : je me réfugiai, pour déguster tous ces crus de bonne encre française, dans le petit salon de l’est, au bout du cercle ; Gougeon y a passé, il voit cela d’ici. J’entre, et j’aperçois le turco qui déchirait la bande d’un journal, par grand extra, avec une figure de l’autre monde.

— Eh bien ! lui dis-je étourdiment, qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’étais pas au courrier, tu n’as donc pas de lettres aujourd’hui ?

Il me sauta à la gorge comme un petit jaguar, et cria en m’étranglant : u Tu m’insultes ! que t’ai-je fait ? Tu sais bien que personne ne m’écrit à moi ! Ô Charles ! Charles ! »

Là-dessus, sans me laisser le temps de la surprise, il passa par la fenêtre et s’enfuit en pleurant. Le cercle militaire n’a qu’un rez-de-chaussée, grâce à Dieu.

Je demeurai tout abruti. J’étais son supérieur, il avait porté la main sur moi : si quelqu’un nous avait vus, il allait en conseil de guerre ; mais ça, je n’y pensai que le lendemain. Mon premier mouvement fut de serrer les lettres dans ma poche et de courir chez lui pour savoir en quoi et comment je lui avais fait de la peine. Une coquine aux yeux barbouillés me jeta la porte au visage. C’est ainsi, entre parenthèses, que j’ai eu connaissance de sa liaison.

Le lendemain, au petit jour, je dormais assez mal sous ma moustiquaire, la porte et la fenêtre ouvertes, quand il m’éveilla par mon nom. Je passe une gandoura, et je vais à sa rencontre. Il m’embrasse, il pleure, il bredouille un tas de choses où le mot pardon revenait à chaque instant. « Tu ne sais pas, dit-il, tu ne peux pas savoir ;… mais je te dirai tout. Charles ! je suis le plus malheureux des hommes. J’aime de toutes les forces de mon cœur, et l’on ne se souvient même pas de moi. C’est l’enfer glacé de Dante ! » J’ai su depuis que Dante avait imaginé un enfer sans feu.

Il m’entraîna dans la campagne, au diable vert. Je reverrai toujours le paysage. Avez-vous remarqué cela ? Quand un événement joyeux ou triste enfonce un clou dans le décor, c’est fixé pour la vie ; on ne l’oublie plus. Ainsi le champ de fèves où ma cousine Gretchen… mais ne confondons pas les histoires.

Il se mit à me raconter sa vie avec une abondance de cœur ! Ah ! quand un homme économise tout en lui-même, il y a des momens où il se trouve joliment riche, allez ! Ce fut une débâcle, une explosion, que sais-je ? imaginez tout ce qu’il y a de plus fort. Une pièce qu’on aurait chargée tous les jours, à toute heure, depuis 1850, et qu’on allumerait à présent ! Entendez-vous le coup ? C’est à faire frémir. Un garçon plus délicat, plus tendre et plus sentimental à lui seul que l’Alsace et l’Allemagne réunies, et qui n’a jamais eu ni père ni mère !

Son père, M. de Gardelux, n’était pas un père. C’était un monsieur qui faisait courir. Il avait une écurie à Chantilly, une danseuse à l’Opéra ; il était quelque chose au club, trésorier ou vice-président, je ne sais plus ; mais la vie de Paris l’absorbait si complètement qu’il oubliait le chemin de son hôtel pendant des vingt-quatre heures. Sa femme, mariée à quinze ans, mère à seize, ou soi-disant telle, n’avait ni nourri, ni élevé, ni connu son fils. Moi, j’ai tété maman Brunner jusqu’à l’âge de quatre ans, et si vous la voyiez, vous reconnaîtriez avec moi que ça ne l’a pas fatiguée. Il faut dire que chez nous les filles se marient à vingt-cinq ans, dans leur force. Les enfans rachitiques sont ceux qu’on a trop tôt. Ainsi la sœur de Léopold, née quatre ans après lui, est une personne superbe : ceux qui en douteraient n’ont qu’à l’aller voir demain à l’église. C’est à deux pas d’ici, pas vrai, Fitz Moore ?

Tous les hommes ne sont pas taillés dans le même drap, car je me suis laissé dire que bien des gens naissaient et vivaient comme ce malheureux garçon sans en ressentir la moindre incommodité. On lui paya une nourrice bourguignonne du plus beau sang, visitée par le médecin de la famille ; sa layette fut commandée chez la grande faiseuse ; on le sevra conformément aux règles de l’art ; on lui donna tout un jeu de bonnes étrangères pour qu’il sût l’allemand, l’anglais et l’italien sans les apprendre. À l’âge de sept ans, comme un prince, il sortit des mains des femmes et retomba sous la coupe d’un petit abbé doucereux, qui l’appelait monsieur le vicomte. Un pauvre sire que cet abbé, malgré les belles lettres et les belles vertus dont le séminaire l’avait farci ! Pénétré du sentiment de son humilité, il répétait à lui-même et aux autres que Dieu l’avait enlevé à la charrue pour l’asseoir sous les lambris des grands : dans cette idée, il ne s’asseyait qu’à moitié, et quand il lui fallait marcher sur un tapis, ses grands pieds restaient en l’air comme pour demander pardon aux belles fleurs de laine teinte. Voyez-vous un pauvre garçon sans parens, sans camarades, sans autre compagnie sur la terre qu’un abbé plat, révérencieux et confit ! Comme Paris doit être amusant dans ces conditions-là ! Il est vrai que l’enfant passait six mois au château : c’était le temps le plus supportable de sa vie. On le laissait courir, jardiner, monter aux arbres, galoper des heures entières sous la garde d’un valet sûr, l’abbé n’étant pas cavalier pour un liard. C’est au château que Léopold fit un peu connaissance avec sa famille : il dînait quelquefois à table ; on l’appelait même au salon pour distraire la compagnie lorsque la pluie battait les vitres et qu’on était en petit comité. Sa gaucherie, ses airs sauvages et ses réponses effarées amusaient Mme la comtesse et ses amis intimes. Quand le petit bouffon prenait mal la plaisanterie, vite on le renvoyait à l’abbé. Léopold m’a conté que dès l’âge de cinq ans il avait songé au suicide. Voyez-vous, quand on lit dans les journaux qu’un bambin s’est pendu ou s’est coupé la gorge, on a peut-être tort de plaindre les parens ; moi, je commencerais par les fourrer en prison, et nous verrions ensuite.

Ce qui sauva Léopold, ce fut son amitié pour la petite Hélène et surtout l’arrivée d’un nouveau précepteur. Un vrai homme, celui-là ; notre pauvre turco parlait de lui comme d’un père. Il s’appelait Pelgas ; on l’avait chassé de l’université pour un livre très neuf et très hardi sur la réforme des études. Dix ans plus tard, ce travail-là l’aurait peut-être conduit au ministère : voilà ce que c’est que d’arriver à temps.

Je ne sais pas ce qui est advenu du livre et de la méthode ; mais les résultats que j’ai vus étaient superbes. Il paraît que le précepteur avait investi la place de plusieurs côtés à la fois, éveillant toutes les facultés de son élève comme un garçon d’hôtel parcourt les corridors en frappant à toutes les portes. Une étude repose d’une autre ; l’enfant travaillait du matin au soir et ne se fatiguait pas un instant. À Paris, on suivait les cours publics, on visitait les collections et les musées, et l’on philosophait sur tout cela à la bonne franquette, comme deux amis causent ensemble de leurs affaires. À la campagne, on étudiait le ciel, la terre, les plantes, les bêtes, la culture et l’économie rurale ; on s’enfermait souvent pour lire les bons auteurs. C’était une vie magnifique ; l’enfant se sentait devenir homme. À mesure qu’il acquérait une supériorité réelle, il oubliait les vanités de la naissance et de la fortune ; il s’élevait peu à peu vers l’idée de rajeunir le nom de Gardelux par des mérites plus neufs. Il essayait d’écrire, il tournait joliment le vers. De son enfance souffreteuse, il lui restait un petit fonds de poésie que la science avait plutôt accru que desséché. À seize ans, il rêvait d’être un poète érudit comme Lucrèce, et d’introduire le vrai dans les esprits les plus fermés, grâce au charme des beaux vers. Il est de fait que les vers font un autre chemin que la prose. C’est comme la balle forcée qui va plus loin et entre mieux.

Vous allez voir, messieurs, si le cœur humain n’est pas une drôle de boutique. La gloire qu’il rêvait, devinez ce qu’il en voulait faire ? Ce n’était pas pour lui, c’était pour la déposer en offrande aux pieds de cette poupée qui se marie demain, Mme de Gardelux. On ne croirait jamais ces choses-là, si on ne les avait entendues des gens eux-mêmes : le malheureux enfant avait un culte, une dévotion, l’amour céleste d’un martyr pour ce nuage de tulle et de gaze de Chambéry qui s’envolait tous les soirs à deux chevaux par la grande porte de l’hôtel. Il voulait conquérir ce cœur introuvable que ses caresses, ses larmes et ses sourires d’enfant n’avaient jamais pu dénicher. C’était sa véritable ambition, la dernière fin de ses travaux et de ses espérances ; mais cette idée, profondément cachée dans le plus secret repli de son âme, n’était connue que de la petite sœur Hélène. M. Pelgas, à qui l’on disait tout, ne reçut point cette confidence-là. Un petit sentiment de pudeur s’opposait à ce qu’un étranger apprît un tel secret de famille. La sœur avait douze ans, l’âge où les petites filles ressemblent à des anges de cathédrale gothique.

— C’est cela, disait-elle à son frère, sois un grand homme, fais la conquête de maman ;… mais tu la partageras avec moi !

Une chose que j’ai devinée à moi seul, mais que je n’ai jamais dite au turco, c’est que les femmes jeunes et lancées comme sa mère n’aiment pas à voir grandir leurs enfans. Le monde a beau savoir que vous vous êtes mariée à quinze ans ; lorsqu’il vous voit paraître au bras d’un grand garçon, il se dit : Voilà une jeune femme qui pourrait bien se réveiller grand’mère.

L’éducation de Léopold était assez avancée pour marcher toute seule, quand son maître, M. Pelgas, fut appelé à l’île Maurice. Quelques riches créoles qui avaient été ses élèves lui offraient la direction d’un collège important dans cette île obstinément française. C’était un avenir assuré, presque une fortune pour ce pauvre homme de bien. Il hésita longtemps à quitter son cher disciple, le fils adoptif de son esprit ; mais ce fils ne devait-il pas le quitter un jour ou l’autre ? La porte du baccalauréat était franchie ; le comte, généreux dans son indifférence, faisait meubler à Léopold un bel appartement de garçon ; madame avait commandé un phaéton chez son propre carrossier pour M. le vicomte : on approchait visiblement de l’époque où un jeune gentilhomme est enlevé à ses maîtres pour retomber aux mains des femmes. M. Pelgas dut tenir compte de ces signes précurseurs ; il accepta la direction du collège en réservant sa liberté jusqu’à la rentrée. La lettre écrite et partie, il vint trouver Léopold et lui dit : « Je vous quitte dans six mois. Vous aurez dix-sept ans ; c’est un âge absurde à Paris. On est impropre à tout travail utile, et quand on a votre fortune et votre liberté, on est presque tenu de faire des sottises. Je ne veux pas qu’en me perdant vous vous perdiez vous-même. La poésie n’est pas une maîtresse assez tenace pour vous fixer sérieusement. Qu’est-ce que l’on peut dire en vers, ou même en prose, si l’on n’a ni vécu, ni aimé, ni souffert ? Vivez d’abord, occupez-vous activement, faites quelque chose. J’ai pensé à l’état militaire : il faut la discipline et le danger pour développer en vous l’élément viril. Vous serez prêt pour les examens de Saint-Cyr ; il s’agit de repasser notre histoire et de prendre un petit supplément de mathématiques. Vous savez le dessin, et des langues vivantes trois fois plus qu’il n’en faut. Cela dit, mon cher enfant, embrassons-nous. Nous avons toute la journée pour nous attendrir, et demain au travail ! »

Le jeune homme ne se décida pas si vite ; les si et les mais trottèrent plus d’un jour : il finit cependant par se rendre à la raison et par tracer lui-même un plan de vie logique. Deux ans d’école et dix ans de service l’amèneraient à l’âge de vingt-neuf ans, capitaine et décoré, selon toute apparence. Vers la trentième année, il donnait sa démission, choisissait une femme et perpétuait sa race après avoir fortifié sa santé, bronzé ses nerfs, complété son éducation à la grande école de la vie, et peut-être honoré son nom. Il serait temps alors de rimer à l’usage du siècle, si la petite fleur bleue (comme disait M. Pelgas) n’avait pas séché au grand air.

À quelques mois de là, comme M. de Gardelux faisait ses malles pour l’Angleterre, il reçut la visite de Léopold.

— Tiens ! c’est vous ? lui dit-il en le voyant tout pâle et tout ému. Nous avons quelque chose à demander ? Ma bourse vous est ouverte, mon cher, et j’entends que vous vous adressiez à moi seul toutes les fois que vous aurez des dettes.

— Oh ! monsieur, pouvez-vous supposer ?…

— Mais l’hypothèse n’a rien d’offensant ; il faut que jeunesse se passe. Allons, dites votre affaire en deux mots ; je soupe à Londres.

Il allait voir courir son favori Caldron, ce poulain qui promit tant et qui tint si peu. Était-il engagé pour le Derby ou pour le Royal Oaks, je ne sais trop. Léopold, de plus en plus troublé, dit qu’il venait solliciter l’autorisation nécessaire pour se présenter à Saint Cyr.

— Quelle diable d’idée avez-vous ! dit le comte ; mais on n’entre pas là comme au moulin. Est-ce qu’il n’y a pas des examens, des épreuves ?

— M. Pelgas espère que je pourrai les subir.

— Ah !… c’est égal, mon cher, vous m’étonnez. Je pensais que vous commenceriez par prendre un peu de bon temps, par étudier Paris. Un grand benêt de dix-sept ans qui va se mettre à l’école ! Amusez-vous d’abord : est-ce qu’on vous a jamais rien refusé chez moi ? Quand on porte un nom comme le vôtre, on s’engage à vingt-cinq ans dans la cavalerie, on va faire un tour en Afrique, et bientôt les bureaucrates sont trop heureux de vous nommer officier. Qu’en dites-vous ? Non… Eh bien ! soit : à votre aise ! Faites préparer les papiers ; je signerai tout ce qu’il vous plaira.

Mme de Gardelux ne vit dans ce projet qu’une fantaisie d’enfant.

— C’est l’uniforme qui vous séduit, n’est-ce pas ? Je souhaite qu’il vous aille bien et qu’il vous fasse une autre tournure ; mais vous savez que l’épaulette n’est pas admise dans nos salons.

Quant à la petite Hélène, elle parla tout autrement. — Je serai encore plus fière de toi, disait-elle, quand tu seras un bel officier. Et puis c’est un moyen de rester unis toute la vie !

— Comment ?

— Oh ! j’ai pensé à tout. Tu chercheras dans les régimens de la guerre le plus brave officier, le plus loyal et le meilleur. Tu en feras ton ami d’abord, puis tu l’amèneras pour que j’en fasse ton frère, et alors nous courrons ensemble jusqu’au bout du monde ; j’aurai un cheval blanc, nous remporterons des victoires, et les ennemis, voyant que vous êtes avec une dame, ne tireront jamais sur vous.

N’était-ce pas gentil ? Elle avait à peine treize ans quand elle parlait si bien. Les femmes naissent bonnes, voyez-vous, c’est l’éducation qui les gâte.

La première fois que Léopold entra chez lui dans l’uniforme de l’école, — c’était à la sortie du jour de l’an, — Mme de Gardelux poussa un drôle de cri pour une femme qui n’a pas vu son fils depuis deux mois : « Dieu, qu’il est laid ! Hélène, venez voir ce pantin qui vous arrive de Versailles. » J’avoue que la tenue de Saint-Cyr n’est pas avantageuse et qu’elle a déparé des garçons mieux bâtis ; mais est-ce qu’une Française devrait parler ainsi d’un uniforme que suffit ! Ce jour-là, Mlle Hélène fut encore plus douce et plus caressante qu’à l’ordinaire. — Mon bon Léo, disait-elle à son frère, je sais que tu n’auras pas toujours ces épaulettes-là. Va, pauvre chrysalide, je t’aime autant que si tu étais déjà le plus brillant des papillons !

Quand le sort en veut à quelqu’un, il fait tenir bien des malheurs dans un espace de deux ans. Léopold perdit coup sur coup M. Pelgas et M. de Gardelux, son autre père. Le pauvre professeur avait pris la fièvre en arrivant ; il lutta quelques mois, puis il sentit qu’il n’était pas le plus fort et croisa les bras en philosophe pour se regarder mourir. Sa dernière lettre (je l’ai) est un long et touchant adieu à celui qu’il laissait terriblement seul ici-bas. Il lui fait en quatre pages un cours de consolation que Cicéron et Sénèque auraient signé ; mais je ne suis pas sûr qu’ils l’auraient écrit si posément à la veille de leur mort. Il y a de fiers braves gens parmi ceux qui se dévouent à débrouiller les jeunes têtes, et je ne sais pas trop si le bourgeois est quitte envers eux lorsqu’il leur a donné ses dix louis par mois.

Le duel de M. de Gardelux avec le marquis de Kerploët a fait moins de bruit que tant d’autres. Les journaux n’en ont pas soufflé mot, sauf un ou deux qui ont mis les initiales. Pouvait-on raconter que deux hommes de race, pères de grands enfans, et mariés, chose bizarre, à deux des plus jolies femmes de Paris, s’étaient battus pour les beaux yeux d’une guenon quadragénaire ? Les témoins attestèrent que le combat avait été loyal ; M. de Kerploët se retira pour dix-huit mois en Bretagne, les Gardelux enterrèrent leur mort, et tout fut dit.

Cette perte fut d’autant plus sensible à Léopold qu’il commençait tout justement à se lier avec son père. Une pointe de vanité avait entamé la cuirasse du viveur égoïste. À force d’entendre répéter que son fils était un officier du plus bel avenir, il prit quelque intérêt à ce jeune homme, l’invita plusieurs fois à dîner, et même vint le voir à Saint-Cyr un jour de courses : vous me direz que l’école n’est pas bien loin de Satory. Un mois avant la malheureuse affaire qui devait les séparer à jamais, le père présentait Léopold à quelques amis du club ; on déjeunait, on buvait à ses succès futurs ; on le voyait déjà lieutenant de hussards, menant un train, jouant gros jeu, courant les femmes, cravachant les malappris et faisant la figure qui sied à un cavalier français. M. de Gardelux avait toujours été friand de la lame, — un dilettante du point d’honneur.

Il eut un mauvais jour et perdit tout au jeu de l’épée. La déveine avait commencé au jeu du turf par la chute lamentable de Caldron. Ce fut ensuite la dame de pique qui tourna casaque, puis une grosse affaire de bourse qui lui éclata, pour ainsi dire, dans la main. Bref, la fortune qu’il laissait n’était plus une fortune : à peine si ses enfans eurent un million à partager. Quant à la veuve, elle était riche de son chef. Elle n’eut pas plus tôt commandé son deuil de laine qu’elle s’occupa d’émanciper Léopold : c’était le meilleur moyen de s’émanciper elle-même. Il ne paraît pas qu’elle ait regretté sérieusement son mari. Vous me direz qu’il ne s’était pas fait tuer pour elle : c’est égal, une vraie femme aurait mieux fait les choses, ne fût-ce que pour l’édification des deux enfans.

Les grands coups de la mort nous laissent dans le cœur une brèche ouverte : entre qui veut dans ces occasions. Eh bien ! non ; Léopold ne put pas surmonter l’indifférence de sa mère. Lorsqu’il revint du cimetière, il courut à l’appartement de la comtesse pour pleurer avec elle : madame avait défendu sa porte, et en donnant cette consigne elle n’avait pas songé à faire une exception pour son fils. Mlle Hélène reconnut la voix du bon Léo ; elle sortit au-devant de lui et l’entraîna dans sa chambrette :

— Viens, dit-elle ; maman ne veut plus pleurer parce qu’elle a mal à la tête ; mais à nous deux, chez moi, nous sangloterons tant que tu voudras. Pauvre père ! ah ! pauvre père !

Si quelque chose avait pu consoler mon ami, c’était la tendresse de cette petite. Un beau jour il apprit que Mlle Hélène était partie avec sa mère pour le lac de Neufchâtel. N’allez pas croire au moins que la comtesse le fît par haine ! C’était beaucoup plus simple : elle avait reconnu que, pour une femme de son âge et de ses habitudes, le rôle de veuve désolée est horriblement difficile à Paris. Elle invita son fils à la rejoindre dès qu’il aurait passé le dernier examen. Je crois même qu’il resta deux mois entiers auprès d’elle, et qu’il ramena la famille à Paris. Le mois de décembre était déjà fort entamé, et Léopold partait le 1er janvier pour l’Afrique. Pendant ces jours rapides, les derniers qu’il avait à vivre en France, il tenta plusieurs fois un effort désespéré. Ce pauvre diable, trop aimant pour être heureux ici-bas, ne voulait pas partir sans arracher à sa mère une larme, une caresse, une bénédiction, je ne sais pas… enfin quelque chose de maternel ! Il avait besoin de ce rien comme d’un viatique pour la route, peut-être même devinait-il par un pressentiment secret que son premier voyage allait être le grand. Il perdit son temps et ses peines. Mme de Gardelux, fans retourner dans le monde, laissait le monde rentrer chez elle à petit bruit. Elle n’avait pas pris un jour, mais on sut bientôt qu’on la trouvait toute la semaine ; l’aimable bourdonnement des niaiseries à la mode la rendit sourde aux propos mélancoliques du déchiré Léopold. Elle avait été presque aimable à Neufchâtel, elle fut presque froide à Paris : le monde la regagnait. Le matin des adieux, mon malheureux ami crut saisir un moment favorable. Il avait pénétré sur la pointe du pied dans le petit boudoir de sa mère. Mme de Gardelux tournait le dos à la porte et semblait regarder attentivement un portrait que le sous-lieutenant avait fait faire et apporté la veille. — Enfin ! dit-il, elle pense à moi ! Elle me regrette donc un peu ! — Dans cette idée, il courut jusqu’à elle, se précipita à ses genoux et lui cria au milieu des larmes : — Ah ! chère petite mère ! embrassez-moi ! bénissez-moi ! Que j’emporte ce souvenir de vous !

— Vous êtes fou ! s’écria-t-elle ; est-il permis de faire peur aux gens ? Relevez-vous, mon cher, et prenez un autre visage. Vous vous rendrez malade, et vous me donnerez une attaque de nerfs. Que voulez-vous de moi ?

— Que vous m’aimiez, ma mère !

— Je vous aime tout autant qu’on s’aime en famille dans le monde où nous vivons ; nous ne sommes pas des bourgeois. Dieu merci ! Je ne sais si c’est ce M. Poulgas ou Pelgas qui vous a donné ces façons, mais elles ne sont de mise en aucun lieu, et vous ferez sagement de les perdre. J’ai vu le moment où ma fille devenait par contagion aussi ridicule que vous. Vous n’êtes pas un sot, vous savez vous tenir, vous avez certaines manières, on trouve généralement que vos façons d’agir sont celles d’un gentilhomme ; mais toutes ces qualités, auxquelles je rends justice, sont corrompues par une sensiblerie maladive. Soignez-vous !

Voilà le bel adieu qu’il obtint ; mais c’est la petite sœur qui fut ingénieuse à le consoler ! Elle le conduisit jusqu’au chemin de fer avec sa gouvernante ; elle le dorlota, le berça, le baigna de ses larmes et finit par engourdir un peu cette douleur aiguë dont il avait le cœur pénétré. Assurément Mme de Gardelux avait calomnié sa fille en la croyant guérie de cette précieuse sensibilité. Les deux enfans jurèrent de s’écrire une fois par semaine ; Mlle Hélène glissa dans la main de son frère un médaillon d’or où elle s’était fait peindre par Mme Herbelin. Une merveille, ce petit portrait ; je l’ai admiré six mois avec lui et dix-huit mois sans lui : vous saurez comme.

Lorsqu’il fallut enfin se séparer au coup de cloche, elle lui prit la tête entre ses bras et lui dit à l’oreille : Tu sais, ma commission ? N’oublie pas !

Il se sentit rajeunir de deux ans en souvenir de cet aimable enfantillage et répondit en souriant : Le projet tient toujours ?

— Toujours.

— Alors une question importante : blond ou brun ?

— À ton choix ; mais j’aimerais mieux qu’il fut blond. Va-t’en, tu me fais dire des sottises !

— Adieu !

— Au revoir !

Je vous raconte tout cela d’un seul trait ; mais vous supposez bien qu’il ne m’a pas tout dit à la première séance. Il ne fallut qu’un moment pour rompre la glace, mais le flot des histoires, des souvenirs et des confidences mit plusieurs mois à s’épancher. Nous étions bien heureux, lui d’ouvrir son cœur à quelqu’un, moi de trouver un ami qui m’admettait ainsi dans sa famille.

Il y a, même dans l’amitié, des barrières qui ne tombent pas aisément. Par exemple on prétend que nous sommes tous égaux au collège. Eh bien ! quand je faisais mes études au collège de Schlestadt, j’étais lié comme un frère avec le fils aîné du sous-préfet. Nous partagions nos confitures et nos billes ; ce que je possédais était à lui, et réciproquement ; mais quand nous sortions.le dimanche, quand il allait, lui à la sous-préfecture, et moi chez mon oncle le boulanger Felrath, c’est à peine s’il me reconnaissait dans la rue. Il me disait bonjour de loin, comme s’il avait eu honte de s’avouer mon copain. Si son père lui avait demandé : Quel est ce garçon-là ? il eût peut-être répondu en rougissant : Rien, un élève du collège ! Ainsi nous mettions tout en commun, excepté nos parens. Pourquoi ? Parce qu’il croyait être plus que moi hors de la classe. Un sous-préfet, chez nous, c’est presque un noble, et le papa Brunner n’était qu’un simple vigneron. Il est vrai que nous avions trente et quelque mille francs de rente, et que l’autre, chargé de famille, ne possédait que sa place. N’importe, on aurait craint de déroger en m’offrant une assiettée de soupe dans la maison banale du sous-préfet.

C’est un peu la même chanson dans l’armée, quoique l’égalité soit la base de toutes nos lois. On a couché sous la même tente, on a bu dans le même verre, on a risqué sa peau l’un pour l’autre, on s’estime, on s’aime, on se tutoie, on est frères, frères d’armes ; mais je ne connaîtrai jamais ni la mère, ni la sœur, ni la femme de mon frère, si une malheureuse particule de hasard vient se jeter entre nous. Les révolutions ont dérangé bien des choses ; elles n’ont pas touché à cette bêtise-là. J’ai connu très intimement plus de vingt fils de famille ; j’en ai même sauvé un qui s’était exposé à des risques sérieux. Je suis sûr que ce garçon-là se ferait massacrer plutôt que de laisser dire un seul mot contre moi. Quand nous nous rencontrons dans Paris, il se jette à mon cou, il me traîne au café, il veut que je dîne avec lui dans les restaurans les plus dorés ; mais il ne m’a jamais présenté à sa femme, et je ne sais pas même l’adresse de son ménage. Est-ce vrai ce que je dis ? Alors vous comprendrez pourquoi le pauvre Gardelux me devint plus cher en trois mois qu’un ami de dixième année. Ce qu’il faisait n’était que juste, car enfin j’oubliais avec lui l’inégalité de nos grades, et le grade est une affaire autrement méritée que le nom ; mais je lui savais gré d’avoir le sens commun, attendu la rareté de la chose.

Nous voilà donc intimes, ou, pour mieux dire, ne faisant qu’un. Il aurait fallu se lever matin pour nous rencontrer l’un sans l’autre. Je savais toutes ses idées, il connaissait toute mon histoire, qui n’a jamais été bien compliquée. Dieu merci ! Nous regardions ensemble le petit portrait de sa sœur, et nous disions Hélène tout court en parlant d’elle. Il s’était mis à me faire un croquis de mémoire, d’après Mme de Gardelux, pour que toute la famille me fût présentée dans les formes. Nous passions des journées à raisonner sur la froideur de la comtesse, sur la gentillesse de la petite sœur. Ces souvenirs mêlés de bien et de mal épanouissaient cette pauvre âme ; ils me faisaient plaisir aussi : quand vous vous trouverez au milieu du désert, devant ces dunes de sable qui ondulent à perte de vue, vous ne serez pas exigeans en matière de conversation. Tout ce qui parlera de la France sera roman pour vous. Rien qu’au nom du pays, on se lèche les lèvres ; c’est si bon !

Je ne me lassais pas d’entendre mon ami rabâcher ses misères, ni lui de me les raconter. Il avait dans une cassette quelques gants, quelques fleurs séchées, quelques menus chiffons, vrai bagage d’amoureux, et les quatre ou cinq lettres que sa sœur lui avait écrites depuis leur séparation. C’est bien creux la correspondance d’une petite fille de quinze ans, mais ça ne manque pas d’un certain goût de fruit vert qui vous pénètre. Ces petites pattes de mouche me trottinaient longtemps devant les yeux ; je ruminais en m’endormant ces phrases à moitié faites et jamais ponctuées ; le parfum vague du papier me revenait après un jour ou deux.

Quand Léopold se lamentait de cette correspondance si gentiment commencée et si tôt interrompue, je le trouvais injuste, je défendais Hélène, j’énumérais les mille occupations qui dévorent la vie de Paris. « Écris, toi, lui disais-je, puisque tu as vingt-quatre heures de loisir dans ta journée. Raconte-lui ta vie, tes promenades, tes plaisirs, tes amitiés, tes ennuis. Alors, qui sait ? elle s’intéressera peut-être aux cent cinquante mille palmiers de Biskra, et nous aurons une réponse. »

Il en vint à me faire lire les lettres qu’il expédiait là-bas. Tous les huit jours, sans faute, il en écrivait deux. Quel cœur ! et quel style ! Surtout avec sa sœur ; il était plus à l’aise, il entrait dans plus de détails. Quand je me trouvais là par hasard, je lui suggérais des raisonnemens, je lui poussais des idées, je collaborais. Il mit un jour sous enveloppe une aquarelle où j’avais peint l’intérieur de sa chambre, et nous deux fumant nos chibouques nez à nez. Ce fut moi qui cachetai la lettre, et même, en allumant la cire, je remarquai que ma main tremblait. Voyez-vous la vanité des artistes ! Les peintres doivent éprouver cette émotion-là quand un de leurs tableaux part pour le Salon.

Depuis tantôt cinq mois, nous vivions de cette vie, et je le connaissais si bien qu’il me semblait impossible de découvrir en lui rien de nouveau. Il me gardait pourtant une surprise. Je tombai de mon haut quand il me dit en sortant du cercle :

— Tu ne sais pas que je rimaille énormément toutes les nuits ? J’ai toujours peur de te disloquer la mâchoire, sans quoi je te régalerais de mes œuvres complètes. Il y en a de quoi faire au moins deux volumes chez moi.

On devinait fort bien, sous ce mépris apparent de ses œuvres, un attachement profond et même une sorte d’anxiété. Je le suivis jusqu’à sa maison, et j’insistai pour qu’il me prêtât le premier volume.

— Quel volume ? reprit-il avec un sourire forcé. Je t’ai dit deux cartons bourrés de paperasses. En voici un, prends-le si tu veux, et allumes-en ta pipe aussitôt que l’ennui te gagnera. Ou plutôt… étends-toi là, sur la peau de lion, que je te lise une page ou deux… Non ! tu t’endormirais. Tiens, mon vieux, et sauve-toi vite, je serais homme à courir après toi…

Je m’enfuis comme un voleur, et je lus sans m’arrêter trois cents pages embrouillées, raturées et quelquefois illisibles. Jamais je n’avais fait une telle consommation de poésie, même dans les belles éditions d’Hugo, de Lamartine ou de Musset ; mais l’amitié est capable de tous les miracles. Du reste ils étaient bien, ses vers. La famille a eu tort de ne pas les imprimer, il y en avait de sublimes ; peut-être un peu d’obscurité dans les pièces philosophiques comme le Doute, Où vais-je ? Au premier qui porta la croix. Les descriptions du désert étaient étincelantes ; les scènes de la vie arabe vivaient et remuaient. Dans la Fantasia, on entendait positivement parler la poudre ; la Diffa du grand chef était traitée aussi grassement qu’une page de Rabelais. Et quelle abondance de cœur dans les pièces : À ma mère. Quand j’étais tout petit, Tu m’aimeras ! Mais la fleur du panier, c’était encore une demi-douzaine de petites idylles, rêveries, caresses rimées à l’intention de la jeune personne qui va se marier demain. Hélène, Beaux jours, Notre petit jardin, Fratri futuro, sont autant de petits chefs-d’œuvre que j’ai lus et relus à travers mes larmes. Quand j’eus vidé le carton, je retournai chez Léopold, quitte à le réveiller ; je voulais le second volume. Je ne l’éveillai point, car il ne dormait pas. Un poète inédit est sur le gril quand il sait qu’on le lit et qu’on le juge. Ma foi ! j’avais jugé, et je lui dis carrément : Tu es un homme de génie. Je crois que ça lui fit plaisir ; il se mita me déclamer le tome deux lui-même. Celui-là me parut encore plus beau, car Léopold lisait à ravir. Et jugez si je fus content de voir que la dernière pièce, un vrai chef-d’œuvre, était adressée en toutes lettres à son ami Karl Brunner ! Si jamais je remets la main dessus, je la ferai graver en or, sur le marbre ; mais la famille a tout gardé, et probablement tout brûlé. C’était son droit : elle héritait.

Toute la nuit fut prise par la lecture, et quand l’aube parut, nous avions plus envie de respirer le grand air que de nous mettre au lit. Toute cette poésie fermentait dans ma tête ; j’aurais rimé moi-même pour un rien ; il n’aurait pas fallu m’en défier. — Écoute, dis-je à Léopold, tu t’es emparé de moi depuis hier soir, tu m’appartiens pour la journée : chacun son tour. On va nous seller deux chevaux, et nous pousserons une reconnaissance en plaine. Je veux voir si les premiers rayons du soleil sont aussi doux que les premiers rayons de la gloire. Nous reviendrons ensemble prendre un bain et déjeuner à ma pension, puis tu t’en iras faire la sieste aux trois palmiers tandis que j’organiserai ma petite fête pour ce soir. Je veux que le vin de Champagne baptise solennellement le grand poète de Biskra ! — Le pauvre enfant riait de mon enthousiasme, mais au fond il avait la tête aussi montée que moi.

Mon programme fut suivi de point en point. Dans la journée, je recrutai dix camarades pour faire une tablée complète. Une vieille Espagnole, célèbre par sa cuisine et par sa complaisance, nous prêtait sa maison et poivrait le fricot. Je fis dévaliser par mon soldat tous les marchands de vin et de goutte qui empoisonnent l’oasis, et j’invitai les danseuses les moins tannées de la célèbre tribu. Un mois de ma solde y resta, mais tant pis ! Il fallait que la fête de l’amitié fît époque dans l’histoire.

Nous étions dans les premiers jours du rhamadan, ce carême mi-parti de jeûnes et de ripailles ; mais je réponds que ce soir-là les cheiks les plus magnifiques ne s’en donnèrent pas autant que nous. De cinq heures à neuf, on but et l’on mangea comme si dans chaque estomac l’absinthe avait creusé un gouffre. Enfin le punch fit son entrée, on alluma le bol, on éteignit les lampes et les bougies, la mère Méného remplit les douze verres et me dit en son patois :

Señor, las niñas estan aqui.

— Attends ! lui dis-je, j’ai d’abord un toast à porter. « Messieurs, le turco vient d’achever une grande œuvre. Laquelle ? Vous le saurez plus tard ; mais vous pouvez me croire sur parole, quand je vous jure que la gloire est au bout. À la santé du turco, notre excellent camarade ! À sa gloire ! à l’immortalité qui l’attend ! »

Mes convives étaient tellement échauffés que ce discours ne parut emphatique à personne. Un généreux hourrah me répondit, on rapprocha les verres, et si vigoureusement que l’un des douze se rompit : c’était le verre du turco. Je vois encore le pied de coupe entre ses longs doigts maigres, et sa pauvre figure éclairée par la flamme livide du punch.

Au même instant, la porte s’ouvrit, et Roland, des zéphyrs, montra sa tête. — Allons, messieurs, dit-il, le rassemblement va sonner ; on monte à cheval.

Un tumulte de questions lui répondit. — Quoi ? comment ? où va-t-on ? à quel propos ? C’est une farce.

Il nous apprit que les Beni-Yala s’étaient révoltés dans l’Aurès, qu’on avait refusé l’impôt, que trois spahis avaient été tués par trahison, et un convoi pillé. Peut-être était-ce un accident sans suite, une simple ébullition de fanatisme au début du rhamadan ; mais on voulait couper le mal à sa source et punir les révoltés sans leur laisser le temps de s’organiser. L’ordre du général était formel ; on partait dans une heure.

C’était donc vrai ! ÎNous allions faire un bout de campagne ! La surprise et la joie nous dégrisèrent tous à moitié. On se félicitait, on se serrait les mains ; les bougies se rallumèrent, chacun se rajusta, Roland vida un verre au hasard, et chacun tira de son côté. — Viens donc, criai-je au turco, qui restait cloué sur sa chaise et toujours pâle.

Dès ce moment, je courus à mes affaires et je n’eus-pas une minute pour m’ occuper de lui.

Toute la ville était en mouvement et sans bruit, ce qui doublait l’originalité du tableau. Les soldats couraient, les Arabes traînaient leurs chameaux ou leurs ânes, les ordonnances passaient avec les mulets de réquisition. Je ne fis qu’un bond jusqu’à mon gîte, où mon soldat, le fidèle Baudin, tirait déjà les malles au milieu de la chambre. Les paquets faits, les cantines bourrées, les bagages liés sur le dos du mulet, le tranchant de mon sabre vérifié, mon revolver amorcé, ma ceinture serrée et mes guêtres bouclées, j’avais vieilli d’une heure sans remarquer la fuite du temps. Avez-vous remarqué que l’horloge double le pas quand nous sortons d’un bon dîner ? Ce n’est pourtant pas elle qui a bu.

Nous étions huit cents hommes sur pied dans la cour du fort. Dix coups de langue indiquèrent discrètement dix heures ; le silence n’était troublé de temps à autre que par le piétinement d’un mulet ou le hennissement d’un cheval. L’appel se fit à voix basse, à la lumière d’un falot. Que de précautions pour surprendre les Arabes, qu’on ne surprend jamais, car ils ont toujours des espions chez nous !

Je me rends à mon poste, auprès du général. Il était à cheval au milieu de la cour, sa cravache en main, le cigare à la bouche, aussi calme d’ailleurs que s’il allait au bois de Boulogne faire le tour du lac. Il reçoit le billet constatant l’effectif de sa troupe ; il dicte un ordre que les adjudans écrivent sous sa dictée et que les capitaines vont lire à leurs compagnies, groupées en cercle. Vous connaissez ce refrain patriotique : « Soldats, des rebelles sur pied, vos camarades égorgés et trahis, la domination française menacée, l’honneur du drapeau à défendre ! Votre général est fier de vous commander, et la patrie compte sur vous ! » C’est toujours le même air et les mêmes paroles ; mais comme l’air est juste et le discours fondé, l’effet n’a pas raté une fois depuis que la France est France.

Les soldats ont empoché l’allocution en plein cœur : s’ils ne répondent point par des cris, c’est que la discipline s’y oppose ; mais le murmure qui circule dans les rangs prouve assez qu’on n’a pas parlé à des sourds. On ajuste définitivement les courroies, on serre les sangles, le fantassin jette son fusil sur l’épaule, et l’on fait un à-droite.

Je vous ai dit que notre colonne se composait d’environ huit cents hommes ; on en laissait au plus quatre cents à Biskra. Nous avions deux compagnies du centre, une de tirailleurs et une de zéphyrs ; cent hommes de cavalerie, tant chasseurs que spahis, quarante d’artillerie et du train, et cent cinquante des goums. Le général marchait avec l’avant-garde ; il avait jeté son cigare pour le bon exemple, car dans les marches de nuit on défend également le bruit et le feu. Je me tenais à la disposition du chef, et le turco n’était pas loin ; c’était justement sa compagnie qui avait fourni l’avant-garde.

Chemin faisant, je m’approchai de lui. — Eh bien ! lui dis-je, nous y voilà. Tu es content, j’espère ?

— Oui, c’est un dénoûment comme un autre. J’aime mieux en finir d’un coup.

— En finir ! es-tu fou ? C’est ta carrière de soldat qui commence en attendant les autres succès.

— Je veux bien, tu me connais : je ne suis pas un homme à pressentimens ; mais cet ordre de départ est arrivé dans des circonstances stupides. Tu parlais d’immortalité, et moi je pensais à la mort,

— C’est bien spirituel ! Et moi, je te prédis que tu seras superbe au feu et que tu reviendras couvert de gloire. Qui sait d’ailleurs si nous aurons affaire à l’ennemi ? Ces révoltes du rhamadan sont des feux de paille ; on se dérange pour les éteindre, et l’on n’en trouve plus que la cendre.

— Comme tu voudras.

— Mais secoue-toi donc, sacrebleu ! Qui est-ce qui m’a bâti un soldat de ton espèce ?

— Cela va mieux, merci. J’étais encore un peu sous l’influence des lettres que j’ai écrites.

— Moi, je n’en écris qu’une dans ces occasions-là. Je dis : u Maman Brunner, nous partons en campagne. On ne sait pas combien ça va durer, tu seras peut-être trois mois sans nouvelles ; mais ne t’inquiète pas, je te donne ma parole d’honneur qu’il ne m’arrivera rien. »

— Moi, dit-il, j’ai laissé un testament en quatre lignes et deux lettres que tu porteras toi-même, entends-tu bien, l’une à ma mère, l’autre à notre petite Hélène.

Edmond About.

(La seconde partie au prochain n°.)