Le Tueur de daims/Chapitre XV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 228-244).




CHAPITRE XV.


Tant que Edward régnera sur ces contrées, vous ne jouirez d’aucun repos ; vos fils et vos époux seront massacrés, et il coulera des ruisseaux de sang.
Vous abandonnez votre bon et légitime souverain dans l’adversité ; soyez, comme moi, fidèles à la vraie cause, et mourez en la défendant.
Chatterton.

Le calme du soir formait encore un étrange contraste avec les passions des hommes, tandis que l’obscurité croissante s’harmoniait avec elles d’une manière non moins singulière. Le soleil était couché, et ses derniers rayons avaient cessé de dorer les contours des quelques nuages qui fournissaient un passage suffisant à sa lumière expirante. Le ciel était lourd et chargé ; il présageait une autre nuit ténébreuse ; mais la surface du lac était à peine ridée. Il y avait un peu d’air, mais il méritait à peine le nom de vent. Cependant son humidité et sa pesanteur lui donnaient une certaine force. Les habitants du château étaient aussi tristes et aussi silencieux que la nature. Les deux prisonniers rachetés se sentaient humiliés et déshonorés, mais leur humilité tenait de la colère vindicative. Ils étaient bien plus disposés à se souvenir de l’indigne traitement qu’ils avaient essuyé pendant les dernières heures de leur captivité, qu’à éprouver de la reconnaissance pour l’indulgence qu’on leur avait d’abord témoignée. Et puis, la conscience, ce censeur clairvoyant, en leur rappelant que toutes leurs souffrances n’avaient été qu’une juste suite de leur propre conduite, les portait à jeter les torts sur leurs ennemis, au lieu de s’accuser eux-mêmes. Quant aux autres, le regret et la joie les rendaient également pensifs. Deerslayer et Judith éprouvaient surtout le premier sentiment, quoique pour des motifs bien différents, tandis que Hetty était momentanément au comble du bonheur. La perspective de voir si prochainement sa fiancée présentait aussi au Delaware de séduisantes images de félicité. Ce fut dans de telles circonstances et dans cette disposition d’esprit qu’ils commencèrent le repas du soir.

— Vieux Tom ! s’écria Hurry en poussant de bruyants éclats de rire, vous ressembliez d’une manière surprenante à un ours enchaîné, quand vous étiez étendu sur ces branches de chêne, et je suis seulement étonné que vous n’ayez pas grogné davantage. Allons, c’est passé, et ni les soupirs ni les lamentations ne peuvent y rien changer ! Ce gredin de Rivenoak, celui qui nous a ramenés, a une chevelure peu commune, et j’en donnerais moi-même autant que la colonie. Oui, dans l’affaire actuelle, je me sens aussi riche que le gouverneur, et je paierais avec lui doublon pour doublon. Judith, ma mignonne, m’avez-vous beaucoup pleuré, pendant que j’étais entre les mains des Philipsteins ?

C’était une famille d’origine allemande, habitant sur les bords du Mohawk, pour laquelle il avait une vive antipathie, et dont il avait confondu le nom avec celui des ennemis de la Judée.

— Nos larmes ont grossi le lac, Harry March, comme vous l’auriez pu voir du rivage ! répondit Judith avec une affectation de légèreté bien éloignée de ses pensées. — Il était naturel que la position de notre père nous donnât du chagrin à Hetty et à moi ; mais nous avons réellement versé des torrents de larmes en songeant à vous.

— Nous avons plaint le pauvre Hurry, aussi bien que notre père, Judith ! repartit sans réflexion son innocente sœur.

— Vrai, Hetty, vrai ; mais vous savez que nous plaignons tous ceux qui sont dans le malheur, reprit Judith à voix basse, mais d’un ton animé. — Toutefois, nous sommes contentes de vous voir, maître March, et surtout hors des mains des Philipsteins.

— Oui, c’est une vilaine race, ainsi que la couvée qu’elle a placée plus bas sur la rivière. — Je me demande avec surprise comment vous avez pu nous délivrer, Deerslayer, et à cause de ce petit service je vous pardonne de m’avoir empêché de traiter ce vagabond comme il le méritait. Confiez-nous ce secret, pour que dans l’occasion nous puissions vous rendre la pareille. Avez-vous employé ruses ou caresses ?

— Ni les unes ni les autres ; nous avons payé une rançon pour vous deux, et le prix en a été si élevé que vous ferez bien de prendre garde de redevenir captifs, de peur que notre fonds de marchandises ne soit plus suffisant.

— Une rançon ! — Le vieux Tom a payé les violons, en ce cas, car rien de ce que je possède n’aurait pu racheter ma chevelure, encore moins ma peau. Je ne pensais pas que des hommes aussi malins que ces vagabonds donneraient si facilement la liberté à un prisonnier qu’ils tenaient en leur pouvoir sans défense ; mais l’argent est l’argent, et, je ne sais comment, il semble contre nature de lui résister. Indien ou homme blanc, c’est à peu près la même chose. Il faut avouer, Judith, qu’en général il y a beaucoup de nature humaine parmi les hommes, après tout !

En cet instant, Hutter se leva, et faisant un signe à Deerslayer, il le conduisit dans la chambre du fond, où, en réponse à ses questions, il apprit le premier le prix donné pour sa délivrance. Le vieillard n’exprima ni surprise ni ressentiment de l’ouverture de sa caisse, quoiqu’il se montrât un peu curieux de savoir à quel point avait été poussé l’examen de son contenu. Il demanda aussi où l’on avait trouvé la clef. La franchise accoutumée de Deerslayer évita tout subterfuge, et après une courte conférence, ils retournèrent tous deux dans la première chambre, c’est-à-dire dans celle qui servait à la fois de cuisine et de salon.

— Je voudrais bien savoir si nous sommes en guerre ou en paix avec les sauvages, s’écria Hurry au moment même où Deerslayer, qui avait gardé le silence pendant quelques secondes, prêtait une oreille attentive, et passait par la porte extérieure, sans s’arrêter. — Cette reddition des prisonniers paraît assez amicale, et quand des hommes ont fait un marché à d’honnêtes et honorables conditions, ils devraient se quitter amis, au moins en cette occasion. — Revenez, Deerslayer, et donnez-nous votre opinion, car depuis les événements qui viennent de se passer, je commence à avoir meilleure idée de vous.

— Voilà une réponse à votre question, Hurry, puisque vous êtes si pressé d’en venir aux mains de nouveau.

En parlant ainsi, Deerslayer jeta sur la table, où l’autre avait un coude appuyé, une espèce de petit fagot, composé d’une douzaine de baguettes fortement attachées par une courroie en peau de daim. March le saisit précipitamment, et l’approchant d’un tison de pin enflammé qui brûlait dans le foyer et qui fournissait la seule lueur dont la chambre fût éclairée, il se convainquit que les bouts de chaque baguette avaient été trempés dans le sang.

— Ce langage est clair, dit le nonchalant habitant de la frontière. — Voici ce qu’on appelle une déclaration de guerre à New-York, Judith. — Comment avez-vous trouvé ce défi, Deerslayer ?

— Assez facilement. Il était, il y a moins d’une minute, dans ce que vous appelez la cour de Tom Flottant.

— Comment est-il venu là ? Assurément il n’est pas tombé des nuages, comme de petits crapauds en tombent quelquefois ; et puis il ne pleut pas. Il faut que vous nous prouviez d’où il vient, Deerslayer ; autrement nous vous soupçonnerons de vouloir épouvanter des gens qui depuis longtemps auraient perdu l’esprit, si la crainte pouvait produire cet effet.

Deerslayer s’était approché d’une fenêtre, d’où il jeta un regard sur le sombre aspect du lac. Comme s’il eût été satisfait de ce qu’il avait vu, il s’avança près de Hurry, et il se mit à examiner attentivement le faisceau de baguettes, après l’avoir pris à la main.

— Oui, c’est une déclaration de guerre à la mode indienne, assez sûre, dit-il, et elle prouve combien peu vous êtes fait pour le sentier qu’elle a parcouru, Harry March, puisqu’elle est parvenue jusqu’ici sans que vous en compreniez le moyen. Les sauvages ont pu laisser la chevelure sur votre tête, mais ils ont dû en enlever les oreilles ; sans cela, vous auriez entendu le bruit de l’eau, agitée par le radeau sur lequel est revenu le jeune homme. Sa mission était de jeter ces baguettes à notre porte, ce qui veut dire : Depuis la conclusion de notre marché nous avons frappé le signal de guerre, et notre premier soin maintenant sera de vous frapper vous-mêmes.

— Les brigands de loups ! — Mais donnez-moi ma carabine, Judith, et je vais faire passer par leur messager une réponse à ces vagabonds.

— Non pas, tant que je serai près de vous, maître March, dit Deerslayer avec sang-froid, en faisant signe à Hurry de renoncer à son dessein. La foi jurée est la foi jurée, que ce soit à une Peau-Rouge ou à un chrétien. Le jeune homme avait allumé une torche, et il est venu ouvertement, à sa lueur, pour nous donner cet avertissement ; personne ici ne touchera à sa personne, tandis qu’il remplit une semblable mission. Du reste, il est inutile d’en dire davantage, car il est trop fin pour garder sa torche allumée, maintenant que sa tâche est remplie, et la nuit est déjà trop obscure pour qu’on puisse tirer un mousquet à coup sûr.

— Quant au mousquet, cela peut être assez vrai, mais il y a encore de la ressource dans un canot, répondit Hurry en s’avançant à énormes enjambées vers la porte, son mousquet à la main. Aucun être vivant ne m’empêchera de suivre ce reptile et de rapporter sa chevelure. Plus vous en écraserez dans l’œuf, moins il y en aura pour s’élancer sur vous dans les bois !

Judith trembla de tous ses membres sans trop savoir pourquoi, bien qu’on dût s’attendre à une scène de violence ; car si Hurry puisait dans le sentiment de sa force prodigieuse une volonté impétueuse et puissante, Deerslayer se distinguait par le calme et la détermination qui promettent plus de persévérance, et qu’on doit s’attendre à voir réussir. Ce fut plutôt le grave regard de résolution du dernier que la bruyante véhémence du premier qui causa la frayeur de la jeune fille. Hurry arriva bientôt à l’endroit où la pirogue était amarrée, mais auparavant Deerslayer avait parlé en delaware au Serpent, d’un ton vif et animé. Celui-ci avait, il est vrai, entendu le premier le bruit des rames, et il s’était avancé sur la plate-forme pour découvrir ce qui se passait. En apercevant la lumière, il fut certain qu’il arrivait un message, et il n’éprouva ni colère ni surprise quand le jeune homme, jeta à ses pieds son faisceau de baguettes. Il se contenta de se tenir sur ses gardes, la carabine à la main, dans la crainte que ce défi ne couvrît quelque trahison. En cet instant, Deerslayer l’ayant appelé, il sauta dans la pirogue, et en enleva les rames avec la rapidité de la pensée. Hurry devint furieux en voyant la nacelle rendue inutile par ce moyen. Il s’approcha d’abord de l’Indien en faisant de bruyantes menaces, et Deerslayer lui-même frémit en songeant à ce qui semblait devoir arriver. March secoua ses poings, semblables à des marteaux d’enclume, les fit voltiger en l’air, tout en avançant sur l’Indien, et tous s’attendaient à le voir essayer d’étendre le Delaware à ses pieds ; un d’eux, au moins, savait positivement qu’une pareille tentative ferait aussitôt couler le sang. Mais le maintien calme et résolu du chef imposa à Hurry lui-même, car il savait qu’un tel homme ne se laisserait pas outrager impunément ; il tourna donc sa rage contre Deerslayer, dont il ne redoutait pas autant la résistance. On ne peut savoir quel eût été le résultat de cette seconde démonstration, si elle eût été suivie de voies de fait ; mais l’affaire n’alla pas plus loin.

— Hurry, dit à ses côtés une voix douce et conciliante, c’est mal de se mettre dans une telle colère, et Dieu ne vous pardonnera jamais. Les Iroquois ont bien agi avec vous, puisqu’ils n’ont pas pris votre chevelure, malgré le désir que vous et mon père vous aviez de prendre les leurs.

On sait parfaitement quelle influence la douceur exerce sur l’emportement. En outre, la conduite pleine de dévouement et de détermination que Hetty avait tenue récemment lui avait valu une sorte de considération dont elle n’avait jamais joui auparavant. Peut-être son influence fut-elle aidée par sa faiblesse d’esprit bien reconnue, en empêchant qu’on ne pût la soupçonner en rien de vouloir dominer la volonté d’un autre. Quelle qu’en fût la cause, l’effet fut certain et satisfaisant. Au lieu de saisir à la gorge son ancien compagnon de voyage, Hurry se tourna du côté de la jeune fille, aux oreilles attentives de laquelle il exhala une partie de son mécontentement, sinon de son courroux.

— C’est trop pitoyable, Hetty, s’écria-t-il, aussi pitoyable qu’une prison de comté ou une disette de castors, que de tenir une créature dans votre trappe et de la voir s’en échapper. La valeur de six peaux, première qualité, est partie sur ce méchant radeau, quand vingt coups de rames bien appliqués auraient suffi pour se l’assurer. Je dis la valeur ; car quant à cette Peau-Rouge ce n’est qu’un enfant, et il ne vaut ni plus ni moins qu’un enfant. — Deerslayer, vous avez nui aux intérêts de vos amis, en laissant une telle occasion s’échapper de mes mains et des vôtres.

La réponse fut donnée tranquillement, mais d’un ton aussi assuré qu’un cœur à l’abri de la crainte et un sentiment intime de droiture pouvaient le rendre.

— J’aurais manqué à la justice en agissant différemment, repartit Deerslayer avec fermeté ; et c’est ce que ni vous ni aucun autre n’a le droit de me demander. Ce jeune homme est venu pour une mission légitime, et le plus vil Indien errant dans les bois serait honteux de ne pas la respecter. Du reste, il est maintenant hors de votre portée, maître March, et il est à peu près inutile de parler, comme deux femmes, de ce qu’on ne peut plus empêcher.

À ces mots, Deerslayer s’éloigna de l’air d’un homme décidé à ne pas prolonger une conversation oiseuse, et Hutter tira Harry par la manche, puis le conduisit dans l’arche, où ils eurent un long et secret entretien. De leur côté, l’Indien et son ami se consultèrent entre eux ; car, quoique l’étoile ne dût paraître que deux ou trois heures plus tard, Chingachgook ne put s’empêcher de discuter son projet, et de communiquer ses pensées à son ami. Judith aussi, obéissant à sa sensibilité, écouta dans tous ses détails le récit naïf que Hetty lui fit de ses aventures, depuis son débarquement. Les bois ne pouvaient effrayer beaucoup ni l’une ni l’autre de ces deux jeunes filles, élevées comme elles l’avaient été à en contempler chaque jour la vaste étendue, ainsi qu’à errer sous leur sombre feuillage ; cependant la sœur aînée sentit qu’elle aurait hésité à s’aventurer ainsi toute seule dans le camp iroquois. Hetty fut peu communicative au sujet de Hist. Elle parla de sa bonté, de sa douceur et de la manière dont elle l’avait rencontrée dans la forêt ; mais elle garda le secret de Chingachgook avec un tact et une fidélité dont bien des jeunes filles plus spirituelles n’auraient peut-être pas été capables.

Enfin le retour de Hutter sur la plate-forme fit cesser les diverses conférences. Il rassembla en cet endroit tous les habitants du château, et leur fit part de ses intentions autant qu’il le jugea convenable. Il approuva entièrement la proposition faite par Deerslayer, d’abandonner le château pendant la nuit et de se réfugier dans l’arche. Cet expédient lui parut, ainsi qu’aux autres, le seul moyen d’échapper aux sauvages ; car, puisque ceux-ci avaient pensé à construire des radeaux, on ne pouvait douter qu’ils n’essayassent, tout au moins, de s’emparer de l’habitation, et l’envoi des baguettes ensanglantées prouvait assez la confiance qu’ils avaient dans le succès. Bref, le vieillard regarda la nuit comme critique, et il invita tous ses amis à se tenir prêts, le plus tôt possible, à abandonner le château temporairement du moins, sinon pour toujours.

Cette détermination prise, tout fut exécuté avec promptitude et intelligence : le château fut bien fermé de la manière indiquée plus haut ; les pirogues furent retirées du bassin, et amarrées à l’arche à côté de celle qui s’y trouvait déjà ; le peu d’objets nécessaires qui avaient été laissés dans la maison furent transportés dans la cabine, le feu fut éteint, et tous s’embarquèrent.

Le voisinage des collines avec leurs draperies de pins faisait que, sur le lac, les nuits obscures l’étaient encore plus qu’elles ne le sont naturellement. Cependant, comme à l’ordinaire, une ceinture de lumière, accrue par le contraste, s’étendait au centre de cette nappe d’eau, tandis que les ombres des montagnes tombaient pesantes et épaisses sur tous les bords du lac. Dans cette contrée, le vent d’ouest est celui qui domine sur les lacs ; mais, en raison des avenues formées par les montagnes, il est souvent impossible de déterminer la direction réelle des courants d’air, car ils varient fréquemment à des intervalles rapprochés de temps et de lieu. Cela est pourtant plus applicable aux légères bouffées d’air qu’aux brises constantes, quoique, comme chacun le sait, ces dernières mêmes, lorsqu’elles se changent en rafales, soient incertaines et irrégulières, dans tous les pays montagneux et sur des eaux resserrées. En cette occasion, Hutter lui-même, qui était occupé à éloigner l’arche de la station qu’elle avait occupée près de la plate-forme, fut embarrassé pour dire positivement de quel côté soufflait le vent. Ordinairement, cette difficulté était résolue par la marche des nuages, qui, flottant à une grande hauteur au-dessus du sommet des collines, obéissaient naturellement aux courants d’air ; mais en ce moment la voûte entière du ciel ressemblait à une masse de sombres murailles. On ne voyait aucune ouverture entre les nuages, et Chingachgook tremblait déjà que le défaut d’apparition de l’étoile n’empêchât sa fiancée d’être ponctuelle à son rendez-vous. Dans ces circonstances, Hutter établit sa voile, apparemment dans l’unique but de s’éloigner du château, dans le voisinage duquel il pouvait devenir dangereux de rester beaucoup plus longtemps. L’air gonfla bientôt la toile, et quand le scow eut commencé à obéir au gouvernail et que la voile eut été orientée, on reconnut que la brise venait du sud, et portait vers la rive orientale. Ceux qui se trouvaient à bord du scow, ne trouvant aucun moyen pour faire route plus convenablement à leurs vues, le laissèrent glisser sur la surface de l’eau dans cette direction pendant plus d’une heure ; mais alors un nouveau courant d’air les poussa du côté du camp des Indiens.

Deerslayer surveillait tous les mouvements de Hutter et de Harry avec une attention infatigable. Il ne savait trop d’abord s’il devait attribuer à un accident ou à un projet formé la route qu’ils suivaient ; mais en ce moment il commença à faire cette dernière supposition. Il était aisé, pour un homme qui connaissait le lac comme Hutter, de tromper un novice en navigation ; et quelles que fussent ses intentions, il fut évident, moins de deux heures après, que l’arche avait avancé assez loin pour se trouver à très-peu de distance du rivage, précisément par le travers de la position bien connue du camp. Longtemps avant d’y arriver, Hurry, qui connaissait quelque peu la langue des Algonquins, s’en était servi pour avoir un entretien secret avec le Delaware ; et celui-ci en apprit le résultat à Deerslayer, qui avait observé tout ce qui s’était passé d’un air froid, pour ne pas dire méfiant.

— Mon vieux père et mon jeune frère, le Grand-Pin, car le Delaware avait ainsi nommé March, veulent voir des chevelures de Hurons à leurs ceinturons, dit Chingachgook à son ami. Il y a place pour quelques-unes à celle du Serpent, et les guerriers de sa nation s’attendent à les y voir quand il retournera dans son village. Il ne faut pas que leurs yeux restent longtemps couverts d’un brouillard, il faut qu’ils trouvent ce qu’ils cherchent quand ils regarderont. Je sais que mon frère a la main blanche, il ne scalpera pas même les morts. Il nous attendra ; et à notre retour, il ne détournera pas les yeux en rougissant de son ami. Le Grand-Serpent des Mohicans doit être digne de marcher dans le sentier de guerre avec Hawkeye.

— Ah ! ah ! Serpent, je vois ce que c’est ; ce nom est destiné à me rester, et avec le temps je finirai par l’entendre substituer à celui de Deerslayer ; eh bien ! quand de semblables honneurs arrivent, le plus humble de nous tous doit s’y soumettre volontiers. Quant à votre désir de prendre des chevelures, c’est dans vos dons, et je n’y vois aucun mal. Néanmoins, soyez miséricordieux, Serpent ; soyez miséricordieux, je vous en conjure. Un peu de pitié ne peut nuire en rien à l’honneur d’une Peau-Rouge. Quant au vieillard, père de ces deux jeunes filles qui pourraient faire naître de meilleurs sentiments dans son cœur, et à Harry March, qui, tout pin qu’il est, pourrait porter les fruits d’un arbre plus christianisé, je les laisse tous deux entre les mains du Dieu de l’homme blanc. Sans l’envoi de ces baguettes ensanglantées, personne ne devrait marcher contre les Mingos cette nuit, considérant que ce serait un déshonneur pour notre bonne foi et notre réputation ; mais ceux qui ont soif de sang ne peuvent se plaindre si l’on en verse après leur invitation. Pourtant, Serpent, vous pouvez être miséricordieux. Ne commencez pas votre carrière par les gémissements des femmes et les cris des enfants. Conduisez-vous de manière à faire sourire et non pleurer Hist, quand elle vous retrouvera. Allez donc, et que le Manitou vous protège !

— Mon frère restera ici avec le scow. Wah sera bientôt sur le rivage à m’attendre, et Chingachgook doit se hâter.

L’Indien rejoignit alors ses deux compagnons d’aventures ; puis, après avoir amené la voile, ils entrèrent tous trois dans la pirogue et s’éloignèrent de l’arche. Ni Hutter ni March ne parlèrent de leurs intentions à Deerslayer, non plus que de la durée probable de leur absence. Ils en avaient chargé l’Indien, qui s’en était acquitté avec le laconisme qui le caractérisait. Dès que la pirogue fut hors de vue, ce qui arriva avant que les rames eussent frappé l’eau douze fois, Deerslayer prit les mesures qu’il jugea les plus convenables pour maintenir l’arche aussi stationnaire que possible ; puis il s’assit à l’extrémité du scow pour se livrer à ses amères réflexions. Il ne tarda pourtant pas à être rejoint par Judith, qui guettait toutes les occasions d’être près de lui, en dirigeant les attaques qu’elle faisait sur son cœur avec l’adresse suggérée par une coquetterie d’instinct aidée par quelque pratique, mais dont le plus dangereux pouvoir venait de la teinte de sensibilité que jetait dans ses manières, dans sa voix, dans ses accents, dans ses pensées et dans ses actions, l’inexprimable charme de la tendresse naturelle. Nous laisserons maintenant le jeune chasseur exposé à ce dangereux assaut, pour suivre au rivage les individus à bord de la pirogue, car cette affaire réclame plus immédiatement notre attention.

La pensée dominante qui porta Hutter et Hurry à réitérer leur tentative contre le camp des Indiens, fut précisément celle qui les avait guidés la première fois, un peu fortifiée peut-être par le désir de la vengeance. Mais ni l’un ni l’autre de ces deux êtres grossiers, si impitoyables en tout ce qui touchait les droits et les intérêts de l’homme rouge, quoique, du reste, ils possédassent quelques sentiments d’humanité, n’y fut si fortement poussé par aucun autre motif que la soif du gain qu’ils voulaient étancher à tout prix. À la vérité, les souffrances que Hurry avait éprouvées avaient allumé son courroux au moment de sa délivrance ; mais cette émotion avait été bien vite effacée par son amour naturel pour l’or, qu’il convoitait avec l’insouciante avidité d’un prodigue aux abois, plutôt qu’avec la passion incessante de l’avare. En un mot, le motif qui les portait à marcher si tôt contre les Hurons, était un mépris habituel pour leurs ennemis, aidé de l’avidité insatiable de la prodigalité. Cependant les nouvelles chances de succès eurent quelque part au projet de cette seconde entreprise. Ils savaient qu’une grande partie des guerriers, peut-être tous, étaient campés pour la nuit en face du château, et ils espéraient en conséquence pouvoir s’emparer des chevelures de victimes sans défense. À dire vrai, Hutter surtout, Hutter qui venait de laisser deux filles derrière lui, s’attendait à trouver fort peu d’hommes dans le camp, mais seulement des femmes et des enfants. Il n’avait fait qu’une légère allusion à ce fait dans ses entretiens avec Hurry, et il n’en avait pas dit un mot à Chingachgook, qui, si l’idée lui en était venue, l’avait gardée pour lui seul.

Hutter gouvernait la pirogue, Hurry avait bravement pris son poste sur l’avant, et Chingachgook se tenait debout au centre. Nous disons — debout — car ils savaient tous trois conduire cette sorte de frêle barque avec assez d’habileté pour pouvoir garder cette posture au milieu des ténèbres. Ils s’approchèrent du rivage avec circonspection, et le débarquement fut effectué en sûreté. Ils préparèrent leurs armes, et commencèrent à s’approcher du camp à pas de tigre. L’Indien marcha en tête, suivi de près par ses compagnons, et ils se glissèrent en avant avec tant de précautions, que leurs pas faisaient à peine le plus léger bruit. Çà et là, une branche sèche craquait sous l’énorme poids du gigantesque Hurry, ou sous les pieds lourds et maladroits du vieillard ; mais l’Indien aurait marché dans l’air que ses pas n’eussent pas paru plus légers. L’objet essentiel était de découvrir d’abord la position du feu, qu’ils savaient être au centre du camp. À la fin, l’œil perçant de Chingachgook entrevit un indice de ce guide important : c’était une faible lueur qu’on apercevait à travers les arbres, à quelque distance. On ne voyait pas de flamme, mais seulement un tison fumant, car il se faisait tard, et les sauvages se couchent et se lèvent avec le soleil.

Aussitôt qu’ils eurent découvert ce phare, les aventuriers s’avancèrent à pas plus sûrs et plus rapides. En quelques minutes ils arrivèrent à la ligne du cercle tracé par les petites huttes, ils s’y arrêtèrent pour reconnaître le terrain et pour concerter leurs mouvements. L’obscurité était si profonde, qu’il leur fut difficile de distinguer autre chose que le tison allumé, les troncs des arbres les plus voisins, et l’immense dôme de feuillage qui cachait le ciel couvert de nuage. Néanmoins, ils s’assurèrent qu’ils étaient tout près d’une hutte, et Chingachgook se chargea d’en examiner l’intérieur. L’Indien s’approcha du lieu où il supposait que se trouvait l’ennemi, avec la ruse du chat qui veut saisir un oiseau. Arrivé tout près, il rampa sur les genoux et les mains, car l’entrée était si basse que cette attitude était nécessaire. Avant de passer la tête dans l’intérieur, il écouta longtemps, dans l’espoir d’entendre la respiration des individus endormis. Aucun son ne parvint à son oreille, et cet homme-serpent allongea sa tête par la porte ou ouverture, comme l’aurait fait un autre serpent arrivant à un nid d’oiseau. Cette tentative hasardeuse n’eut aucun résultat ; car, après avoir cherché à tâtons avec une main prudente, il reconnut que la hutte était déserte.

Le Delaware examina une ou deux autres huttes avec les mêmes précautions, et il trouva tout dans le même état. Il rejoignit alors ses compagnons, à qui il apprit que les Hurons avaient abandonné leur camp. Un nouvel et rapide examen confirma ce fait, et il ne leur resta plus qu’à retourner à la pirogue. La manière différente dont chacun des aventuriers supporta ce désappointement demande une courte observation. Le chef, qui n’avait débarqué que dans le seul espoir d’acquérir de la gloire, resta immobile et appuyé contre un arbre, en attendant le bon plaisir de ses compagnons. À la vérité, il fut mortifié et un peu surpris ; il montra une noble résignation, en appelant à son aide les espérances plus douces que cette soirée lui tenait encore en réserve. Assurément il lui fallait renoncer à aller trouver sa maîtresse, décoré des trophées de son audace et de son adresse, mais il pouvait encore espérer de la rencontrer ; et le guerrier qui montrait du zèle à chercher l’ennemi pouvait toujours se flatter d’être honoré. D’un autre côté, Hurry et Tom, qui n’avaient guère été guidés que par le plus vil de tous les motifs humains, purent à peine se contenir. Ils allèrent rôder dans toutes les huttes, comme s’ils se fussent attendus à y trouver quelque enfant oublié ou quelque dormeur imprudent ; à plusieurs reprises, ils firent tomber leur dépit sur les huttes insensibles, dont plusieurs furent mises en pièces, et dont les débris furent dispersés de tous côtés. Ils en vinrent même à se quereller et à se faire des reproches avec fureur. Il en serait peut-être résulté des suites sérieuses, si le Delaware n’était intervenu pour leur représenter le danger d’une conduite aussi imprudente, et la nécessité de retourner à l’arche. Cette observation mit fin à la dispute, et quelques minutes après ils se mirent à ramer vers l’endroit où ils croyaient trouver le scow.

Nous avons dit que Judith vint se placer auprès de Deerslayer, bientôt après le départ des aventuriers. Pendant quelques instants la jeune fille garda le silence, et le jeune chasseur ignora laquelle des deux sœurs s’était approchée de lui ; mais il reconnut bientôt la voix riche et animée de l’aînée, qui donna l’essor à ses secrètes pensées.

— C’est une terrible existence pour deux femmes, Deerslayer ! s’écria-t-elle. Plût au ciel que j’en pusse voir la fin !

— Je n’y vois rien de si terrible, Judith, répondit-il ; c’est à peu près suivant qu’on en use ou qu’on en abuse. — Que voudriez-vous à sa place ?

— Je serais mille fois plus heureuse si je vivais avec des êtres civilisés, — là où se trouvent des fermes, des temples et des maisons bâties par des mains chrétiennes, et où, la nuit, mon sommeil serait doux et tranquille ! Une demeure dans le voisinage des forts serait mille fois préférable aux lieux désolés que nous habitons.

— Non, Judith, je ne puis convenir trop légèrement de la vérité de tout cela. Si les forts sont utiles pour tenir les ennemis à une certaine distance, ils renferment parfois eux-mêmes des ennemis qu’on ne trouverait pas ailleurs. Je ne pense pas qu’il vous serait avantageux, non plus qu’à Hetty, d’habiter dans un pareil voisinage, et s’il faut vous dire ma pensée, je crains que vous n’en soyez déjà trop près ici. — Deerslayer continua à parler du ton ferme et sérieux qui le caractérisait, car l’obscurité l’empêchait de voir l’extrême rougeur des joues de la jeune fille, qui faisait tous ses efforts pour empêcher le bruit de sa respiration presque étouffée. — Quant aux fermes, elles ont leur utilité, et il est des gens qui aiment à y passer leur vie ; mais quels plaisirs un homme peut-il chercher dans les défrichements, qu’il ne puisse trouver doublement dans la forêt ? S’il veut de l’air, de l’espace, de la clarté, les percées et les rivières lui en fourniront, et en outre, il se trouve ici des lacs pour ceux dont les désirs sont plus grands. Mais où trouver dans un défrichement de l’ombrage, des sources riantes, des ruisseaux, des cascades, de vénérables arbres âgés de mille ans ? Vous ne les y trouvez plus, mais vous voyez leurs souches marquant la terre comme des pierres sépulcrales dans un cimetière. Il me semble que ceux qui habitent de semblables lieux doivent penser sans cesse à leur propre fin et au dépérissement universel ; non pas au dépérissement qu’entraînent la nature et le temps, mais à celui qui résulte des ravages et de la violence. Quant aux temples, ils sont utiles, je suppose, autrement les honnêtes gens ne voudraient pas payer leur entretien, mais ils ne sont pas absolument nécessaires. On les appelle les temples du Seigneur ; mais, Judith, la terre entière est un temple du Seigneur pour ceux dont l’esprit est droit. Ni forts ni temples ne rendent les hommes plus contents d’eux-mêmes. En outre, tout est contradiction dans les colonies, tandis que tout est d’accord dans les bois. Les forts et les temples vont presque toujours ensemble, et cependant ils se contredisent ouvertement ; les temples étant pour la paix, et les forts pour la guerre. Non, non — parlez-moi des forts du désert, c’est-à-dire des arbres, et des temples en feuillage élevés par la main de la nature au sein de la solitude.

— La femme n’est pas faite pour des scènes semblables à celles que vous voyez ici, Deerslayer ; et ces scènes n’auront pas de fin, tant que durera cette guerre.

— Si vous parlez de femmes blanches, je suis porté à croire que vous n’êtes pas fort éloignée de la vérité ; mais quant aux rouges, ces sortes d’afflictions sont précisément ce qui leur convient. Rien maintenant ne rendrait plus heureuse Hist, la jeune fille que Chingachgook doit prendre pour femme, que de savoir qu’il est en ce moment à rôder autour de ses ennemis naturels pour chercher à enlever quelque chevelure.

— Assurément, Deerslayer, elle ne peut être femme sans éprouver de l’inquiétude en songeant que l’homme qu’elle aime est en danger.

— Elle ne songe pas au danger, Judith, mais à l’honneur, et quand on est animé par un pareil sentiment, croyez-moi, il y a peu de place pour la crainte. Hist est une créature gaie, bonne, douce et aimable, mais elle aime autant la gloire qu’aucune fille delaware que j’aie jamais connue. Elle doit rejoindre le Serpent dans une heure d’ici, sur la pointe où Hetty a débarqué, et sans nul doute cette démarche l’inquiète comme elle inquiéterait toute autre femme ; cependant elle ne serait que plus heureuse, si elle savait que son amant est maintenant à guetter un Mingo pour en avoir la chevelure.

— Si vous le croyez réellement, Deerslayer, je ne suis point étonnée que vous attachiez tant d’importance à ce que vous appelez les dons de la Providence ou de la nature. Quant à moi, je suis sûre que toute fille blanche ne pourrait éprouver que des angoisses, en pensant que la vie de son fiancé est en péril ; et je ne suppose pas que vous-même, calme et impassible comme vous semblez l’être, pourriez avoir l’esprit tranquille si vous saviez votre Hist en danger.

— C’est un cas différent, c’est un cas tout à fait différent, Judith. La femme est trop faible et trop délicate pour être destinée à courir des risques, et l’homme doit prendre intérêt à elle. Oui, je suis porté à croire que cela est aussi bien dans la nature rouge que dans la blanche ; mais je n’ai pas de Hist, et il n’est pas probable que j’en aie jamais, car je trouve que c’est un tort de mêler en rien les couleurs ; excepté en fait d’amitié et de services.

— En cela vous avez les sentiments qui conviennent à un homme blanc. Quant à Hurry Harry, je pense qu’il lui serait entièrement indifférent que sa femme fût une squaw ou la fille d’un gouverneur, pourvu qu’elle eût quelque beauté, et qu’elle pût lui préparer de quoi remplir son estomac affamé.

— Vous êtes injuste envers March, Judith ; oui, vous êtes injuste. Le pauvre diable raffole de vous, et quand un homme a réellement placé ses affections sur une créature qui vous ressemble, ce n’est ni une Mingo ni même une Delaware qui pourrait le faire changer d’idées. Permis à vous de rire aux dépens d’hommes tels que Hurry et moi, car nous sommes grossiers et ignorants en fait de livres et d’autres connaissances, mais nous avons notre bon comme notre mauvais côté. On ne doit pas mépriser un cœur honnête, parce qu’il n’est pas versé dans tous les raffinements qui plaisent à l’imagination d’une femme.

Vous, Deerslayer ! — pouvez-vous sérieusement supposer un instant que je vous mette sur le même niveau que Harry March ? Non, non. Je ne suis point assez sotte pour cela. Personne, — homme ou femme, — ne pourrait songer à mettre votre cœur honnête, votre caractère mâle, votre sincérité naïve, en parallèle avec le froid égoïsme, la cupidité insatiable, l’orgueil et la férocité de Harry March. Le plus grand éloge qu’on puisse en faire se trouve dans son sobriquet de Hurry Skurry, qui, s’il n’en dit pas grand mal, n’en dit pas beaucoup de bien. Mon père lui-même, tout en obéissant comme lui à ses penchants, comme il le fait en ce moment, sait bien faire la différence entre vous deux. Je le sais, car il me l’a dit très-clairement.

Judith était douée d’une vive sensibilité et de sentiments impétueux, et se trouvant rarement dans la nécessité de dissimuler ses émotions, comme sont forcées de le faire les jeunes filles élevées dans les habitudes de la vie civilisée, elle se trahissait souvent avec une sorte de franchise naturelle, bien supérieure aux ruses et aux froids calculs de la coquetterie. Elle avait même pris en ce moment une des mains calleuses du chasseur, et elle la pressait entre les siennes avec une chaleur et un abandon qui prouvaient combien ses paroles étaient sincères. Heureusement peut-être l’intensité même de ses sentiments modéra ses transports, car la même influence aurait pu lui faire avouer tout ce qu’avait dit son père. En effet, le vieillard ne s’était pas contenté de faire entre Deerslayer et Hurry une comparaison favorable au premier ; il avait encore conseillé à sa fille, avec sa brusquerie et sa grossièreté ordinaires, de se débarrasser entièrement de Hurry et de songer à se faire un mari de l’autre. Judith aurait difficilement fait cet aveu à tout autre homme, mais la simplicité vraie de Deerslayer éveillait une telle confiance, qu’avec des dispositions comme les siennes, elles était sans cesse tentée de franchir les limites de ses habitudes. Cependant elle n’alla pas si loin ; elle laissa retomber la main du jeune chasseur, et se retrancha dans une réserve plus convenable à son sexe et à sa modestie naturelle.

— Merci, Judith, merci du fond du cœur, repartit le chasseur, que son humilité empêcha d’interpréter à son avantage la conduite ou le langage de la jeune fille. — Merci, comme si c’était la pure vérité. — Harry est beau, oui, aussi beau que le plus beau pin de ces montagnes, et le Serpent lui a donné un nom en conséquence. Quoi qu’il en soit, les uns aiment la bonne mine, les autres préfèrent la bonne conduite, Hurry possède le premier avantage, et il dépend de lui d’obtenir l’autre, ou… Écoutez ! C’est la voix de votre père, et il parle du ton d’un homme en colère.

— Que Dieu nous épargne toute répétition de ces horribles scènes ! s’écria Judith, qui pencha sa tête sur ses genoux et s’efforça d’empêcher ces sons discordants d’arriver à ses oreilles en les couvrant avec ses mains. — J’ai quelquefois souhaité de n’avoir pas de père !

Ces paroles furent prononcées avec amertume, et les pénibles souvenirs qui les arrachaient furent amers. Impossible de dire ce qui aurait pu lui échapper ensuite, si une voix douce et discrète ne s’était fait entendre à ses côtés.

— Judith, j’aurais dû lire un chapitre de la Bible à mon père et à Hurry, dit l’innocente Hetty en tremblant, cela les aurait empêchés de faire une seconde expédition semblable. — Appelez-les, Deerslayer, dites-leur que j’ai besoin d’eux, et qu’il leur sera utile à tous deux de revenir pour écouter mes paroles.

— Que voulez-vous, pauvre Hetty ? Vous ne savez pas ce que c’est que la soif de l’or et de la vengeance, si vous croyez qu’on puisse l’éteindre aussi aisément ! Mais cette affaire est étrange sous plus d’un rapport, Judith. J’entends votre père et Hurry gronder comme des ours, et cependant la voix du jeune chef reste silencieuse. Il paraît que le secret ne leur est plus nécessaire, et cependant le cri de guerre de Chingachgook, qui devrait retentir dans les montagnes, suivant l’usage en de telles circonstances, ne se fait pas entendre.

— La justice du ciel l’a peut-être frappé, et sa mort a sauvé la vie à des innocents.

— Non pas, non pas, le Serpent n’est pas celui qui en aurait été atteint, si cela était. Il faut qu’il n’y ait point eu d’attaque, et très-probablement le camp a été abandonné, et nos hommes reviennent désappointés. Voilà ce qui explique la mauvaise humeur de Hurry et le silence du Serpent.

Au même instant, on entendit le bruit d’une rame qui tombait dans la pirogue, car l’irritation avait rendu March insouciant, et Deerslayer fut convaincu de la justesse de sa conjecture. La voile ayant été amenée, l’arche n’avait pas dérivé bien loin, et au bout de quelques minutes il entendit Chingachgook qui indiquait à Hutter la direction à suivre pour arriver au scow. En moins de temps que nous n’en mettons à le dire, la pirogue aborda, et les aventuriers entrèrent dans l’arche. Ni Hutter ni Hurry ne parlèrent de ce qui était arrivé ; mais le Delaware, en passant auprès de son ami, murmura ces seuls mots : Feu éteint ; explication qui, si elle n’était pas littéralement exacte, suffit pour instruire Deerslayer de la vérité. Il fallut alors déterminer la route à suivre. Après une courte conférence, dont le ton ne fut pas très-amical, Hutter décida que le plus sage parti était de tenir le scow sans cesse en mouvement pour mieux déjouer toute tentative de surprise, et il annonça que March et lui avaient l’intention de se coucher pour s’indemniser de ce qu’ils avaient perdu de sommeil durant leur captivité. Comme la brise était toujours légère et variable, il fut enfin arrêté qu’on voguerait toujours vent arrière de quelque point qu’elle soufflât, tant qu’elle ne pousserait pas l’arche vers le rivage. Cette question résolue, les captifs libérés aidèrent à établir la voile, puis ils se jetèrent sur deux des couchettes, laissant à Deerslayer et à son ami le soin de gouverner le scow. Comme ni l’un ni l’autre de ces derniers n’était disposé à dormir à cause du rendez-vous donné par Hist, cet arrangement fut du goût de tous, et la présence de Judith et de Hetty, qui ne voulurent pas se coucher, ne rendit pas cet arrangement moins agréable.

Pendant quelque temps, le scow dériva plutôt qu’il ne fit voile le long du rivage occidental, poussé par un léger courant d’air venant du sud. Il avançait lentement, car il ne faisait pas deux milles par heure ; mais les deux amis s’aperçurent que non-seulement il était chassé vers la pointe où ils désiraient arriver, mais que sa marche était tout aussi rapide que l’exigeaient l’heure et les circonstances. On parla peu pendant ce trajet ; les deux sœurs mêmes gardèrent le silence, et le peu qui fut dit avait pour objet la délivrance de Hist. L’Indien était calme en apparence ; mais, à mesure que les minutes s’écoulaient, son émotion devint de plus en plus vive, et elle s’accrut enfin à un tel point, qu’elle eût satisfait les désirs de la maîtresse la plus exigeante. Deerslayer fit entrer le scow dans les baies, autant que le permettait la prudence, dans le double but de naviguer à l’ombre des bois, et de découvrir tous les indices de campement qui pourraient être aperçus sur le rivage. Ils avaient ainsi doublé une pointe basse, et déjà ils étaient dans la baie à l’extrémité septentrionale de laquelle ils devaient s’arrêter. Ils n’avaient plus qu’un quart de mille à faire, quand Chingachgook s’approcha silencieusement de son ami dont il dirigea l’attention vers un point situé directement devant eux. Un petit feu brillait sur l’extrême lisière des buissons qui couvraient la rive au sud de la pointe ; circonstance qui ne leur permit pas de douter que les Indiens n’eussent soudainement transféré leur camp précisément à la langue de terre où Hist leur avait donné rendez-vous.