Le Tueur de daims/Chapitre XIX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 289-306).

CHAPITRE XIX.


Prenez vos armes et gardez la porte. — Tout est perdu, à moins qu’on ne fasse taire bientôt cette cloche effrayante. L’officier s’est égaré, ou a oublié sa mission, ou a rencontré quelque obstacle affreux ou imprévu. — Anselme, va droit à la tour avec ta compagnie ; et que les autres restent avec moi.
Marino Faliero.

Au total, la conjecture de Judith sur la manière dont la jeune Indienne avait été tuée était exacte. Après avoir dormi quelques heures, son père et March s’éveillèrent. Cela arriva peu de minutes après qu’elle était repartie de l’arche pour aller chercher sa sœur, et après l’arrivée de Chingachgook et de sa fiancée. Hutter, en s’éveillant, apprit du Delaware la position du camp des Indiens, tout ce qui venait de s’y passer, et l’absence de ses deux filles. Cette dernière circonstance l’inquiéta peu, car il comptait beaucoup sur la sagacité de sa fille aînée, et il savait que la plus jeune pouvait se trouver sans danger au milieu des sauvages. D’ailleurs une longue familiarité avec le péril avait émoussé sa sensibilité. Il ne parut pas regretter beaucoup la captivité de Deerslayer ; car, quoiqu’il sût que son aide pouvait lui être importante pour sa propre défense, la différence de leurs idées morales faisait qu’il n’y avait guère de sympathie entre eux. Il aurait été charmé de connaître la position du camp des Indiens avant que l’enlèvement de Hist y eût jeté l’alarme ; mais il trouva qu’il serait trop hasardeux de descendre à terre en ce moment, et il renonça avec regret, pour cette nuit, aux nouveaux desseins que la captivité et la soif de la vengeance lui avaient fait concevoir. L’esprit rempli de pareilles pensées, il alla s’asseoir sur l’avant du scow, où Hurry ne tarda pas à venir le joindre, laissant Chingachgook et Hist en possession paisible de l’arrière.

— Deerslayer a prouvé qu’il n’était qu’un enfant en allant au milieu des sauvages à une pareille heure, et en se laissant tomber entre leurs mains comme un daim qui se jette sottement dans un piège, grommela le vieillard, apercevant, suivant l’usage, un grain de poussière dans l’œil de son voisin sans voir la poutre qui était dans le sien. S’il faut que sa chair paie pour sa stupidité, il ne peut en accuser personne que lui-même.

— C’est ainsi qu’on agit dans le monde, vieux Tom, répondit Hurry. Chacun doit payer ses dettes et répondre pour ses péchés. Je suis pourtant surpris qu’un garçon aussi adroit et aussi vigilant que Deerslayer se soit laissé prendre dans une pareille trappe. N’avait-il rien de mieux à faire que d’aller rôder dans un camp de Hurons à minuit sans autre place de retraite qu’un lac ? Se croyait-il un daim, et s’imaginait-il qu’en se jetant à l’eau il ferait perdre sa piste et se tirerait d’affaire ? J’avais une meilleure opinion de son jugement, j’en conviens ; mais il faut pardonner un peu d’ignorance à un novice. Mais savez-vous ce que sont devenues vos filles ? J’ai parcouru toute l’arche ; et je n’en ai vu aucune trace.

Hutter lui expliqua brièvement la manière dont elles étaient parties, comme le Delaware le lui avait raconté, le retour de Judith, et son second départ.

— Voilà ce que c’est qu’une langue bien pendue, s’écria Hurry grinçant les dents de ressentiment ; et voilà ce que sont les inclinations d’une sotte fille. Vous ferez bien d’y regarder de près, vieux Tom. Vous et moi nous avons été prisonniers des sauvages, — il lui convenait de s’en souvenir en ce moment, — et pourtant Judith n’a pas remué d’un pouce pour nous servir. Elle a été ensorcelée par ce squelette de Deerslayer, et elle, vous, moi, nous tous, nous ferons bien d’y veiller de près. Je ne suis pas homme à digérer tranquillement un tel affront, et l’on fera bien d’y prendre garde. — Mais levons le grappin, vieux Tom, et approchons davantage de cette pointe pour voir un peu ce qui s’y passe.

Hutter ne fit aucune objection à cette proposition. Le grappin fut levé, et la voile établie avec tout le soin nécessaire pour ne faire aucun bruit ; et comme le vent passait en ce moment au nord, le scow arriva bientôt assez près de la pointe pour qu’on pût entrevoir le sombre contour des arbres qui en bordaient la côte. Le vieux Tom gouvernait, et il maintenait le scow aussi près du rivage que le permettaient la profondeur de l’eau et les branches avancées des arbres. Il était impossible de distinguer la moindre chose de ce qui se trouvait dans l’ombre sur le rivage ; mais la jeune sentinelle aperçut la forme d’une voile et le haut de la cabine du scow, et dans le premier moment de surprise il poussa une exclamation en indien à haute voix. Avec cet esprit d’insouciance et de férocité qui était l’essence de son caractère, Hurry prit son mousquet, et fit feu dans la direction du son.

La balle fut dirigée par le hasard, ou par cette Providence qui décide du sort de chacun, et la jeune fille tomba. Suivit alors la scène des torches que nous avons déjà rapportée.

Au moment où Hurry commettait cet acte irréfléchi de cruauté, la pirogue de Judith n’était guère qu’à cent pieds de l’endroit où l’arche était à l’ancre si peu de temps auparavant. Nous avons décrit sa course, et nous devons maintenant suivre son père et Hurry. Le cri poussé par l’Indienne blessée fit connaître à celui-ci l’effet du coup qu’il avait tiré, et lui annonça en même temps que sa victime était une femme. Il tressaillit à ce résultat imprévu, et il fut un moment en proie à des émotions contradictoires. D’abord il se mit à rire avec l’insouciance d’un esprit brutal et grossier ; et ensuite sa conscience, arbre que Dieu même a planté dans le cœur de l’homme, mais qui n’acquiert son développement qu’en proportion des soins qu’on en prend dans son enfance, lui fit entendre ses reproches. Pendant une minute, l’esprit de cette créature, moitié de la civilisation, moitié de la barbarie, fut un chaos de sentiments opposés, et il ne savait que penser de ce qu’il avait fait ; mais enfin l’obstination, l’orgueil et ses habitudes, reprirent leur ascendant. Il frappa de la crosse de son fusil les planches du scow avec une espèce de bravade, et se mit à siffler un air avec une affectation d’indifférence. Pendant ce temps, l’arche continuait à voguer, et elle était déjà à la hauteur d’une baie au-delà de la pointe, et par conséquent s’éloignait de la terre.

Les compagnons de Hurry ne virent pas sa conduite avec la même indulgence qu’il était disposé à avoir pour lui-même. Hutter murmura tout bas son mécontentement, car ce meurtre ne conduisait à aucun avantage, et il menaçait de donner à la guerre un caractère encore plus vindicatif ; et personne ne blâme plus sévèrement ceux qui s’écartent sans motif des lois de la justice que les hommes dont l’esprit est mercenaire et sans principes. Cependant il sut se contraindre, car la captivité de Deerslayer rendait en ce moment le bras du coupable doublement important pour lui. Chingachgook se leva, et oublia un instant l’ancienne inimitié des deux tribus pour songer seulement qu’elles étaient de même couleur ; mais il recouvra son sang-froid assez à temps pour prévenir les suites qu’aurait certainement eues ce qu’il avait eu un moment le dessein de faire. Il n’en fut pas de même de Hist. Traversant à la hâte la cabine, elle se trouvait près de Hurry à l’instant même où la crosse de son mousquet touchait les planches du scow, et avec une hardiesse qui faisait honneur à son cœur, elle lui adressa ces reproches avec la chaleur généreuse d’une femme :

— Pourquoi vous a tiré ? s’écria-t-elle. — Quoi fait la Huronne pour vous la tuer ? — Quoi vous penser Manitou dire ? — Quoi vous penser Manitou sentir ? — Quoi Hurons faire ? — Vous pas gagné honneur — pas entré dans le camp — pas combattu — pas fait prisonniers — pas enlevé chevelures — pas rien gagné. — Du sang, encore du sang. — Quoi vous sentir, si mère ou sœur tuée ? — Qui pitié de vous quand pleurer votre femme ? — Vous grand comme un pin, Huronne petite comme un bouleau ; pourquoi grand arbre briser l’arbrisseau ? — Vous croire Huron l’oublier ? — Non, Peau-Rouge jamais rien oublier. Jamais oublier ami, jamais oublier ennemi. Peau-Rouge Manitou en cela. — Pourquoi vous si méchant, Face-Pâle ?

Hurry ne s’était jamais senti aussi déconcerté qu’il le fut par cette vive attaque de la jeune Delaware. Il est vrai qu’elle avait un puissant allié dans la conscience de l’habitant des frontières, et tandis qu’elle lui parlait avec tant de chaleur, son accent avait quelque chose de si féminin, qu’il ne lui laissait aucun prétexte pour s’emporter à une colère indigne d’un homme. La douceur de sa voix ajoutait au poids de ses reproches, en leur donnant un air de pureté et de vérité. Comme la plupart des hommes d’un esprit vulgaire, il n’avait jamais envisagé les Indiens que sous le rapport de leurs traits les plus grossiers et les plus féroces. Il n’avait jamais songé que les affections humaines appartiennent à tous les hommes ; que même les plus hauts principes, modifiés par les habitudes et les préjugés de chaque cercle, mais qui n’en existent pas moins dans ce cercle, peuvent se trouver dans l’état sauvage, et que le guerrier indien qui est le plus farouche dans les combats peut se soumettre à l’influence de la douceur et de la bonté dans ses moments de tranquillité domestique. En un mot, il s’était fait une habitude de considérer tous les Indiens comme n’étant que d’un faible degré au-dessus des animaux sauvages qui habitent les forêts, et il était disposé à les traiter en conséquence, suivant que son intérêt ou son caprice lui en fournissait un motif. Cependant, quoique confondu par ces reproches, on ne pouvait dire que le blanc barbare se repentît ; mais sa conscience lui parlait encore trop haut pour qu’il se laissât aller à l’emportement, et peut-être sentait-il que ce qu’il venait de faire ne pouvait passer pour un acte de bravoure. Au lieu donc de se mettre en courroux, ou de chercher à répondre au discours plein de naturel et de simplicité de Hist, il s’éloigna avec l’air d’un homme qui dédaigne d’entrer en discussion avec une femme.

Pendant ce temps l’arche avançait toujours, et pendant que les torches brillaient sous les arbres, elle était déjà en plein lac. Le vieux Tom voulut pourtant l’éloigner encore davantage, comme si un secret instinct lui eût fait craindre des représailles. Une heure se passa dans un sombre silence, personne ne semblant disposé à l’interrompre. Hist s’était jetée sur un lit dans la cabine ; Chingachgook dormait étendu sur l’avant du scow ; Hutter et Hurry veillaient seuls, le premier tenant l’aviron-gouvernail, tandis que le second réfléchissait à sa conduite avec l’opiniâtreté d’un homme peu disposé à avouer ses fautes, et sentait les morsures secrètes du ver rongeur qui ne meurt jamais. Ce fut en ce moment que Judith et Hetty arrivèrent au centre du lac, et que, laissant aller leur pirogue à la dérive, elles s’y étendirent pour tâcher de dormir.

La nuit était calme, quoique de gros nuages couvrissent le firmament. Ce n’était pas la saison des tempêtes, et celles qui ont lieu sur le lac pendant le mois de juin, quoique souvent assez violentes, sont toujours de courte durée. Cependant il y avait le courant ordinaire de l’air pesant et humide de la nuit, qui, passant sur le sommet des arbres, semblait à peine descendre aussi bas que la surface du lac, mais se faisait sentir un peu au-dessus, saturé des vapeurs qui s’élevaient constamment de la forêt, et ne paraissant jamais aller bien loin du même côté. Ce courant était naturellement déterminé par la conformation des montagnes, circonstance qui rendait même une brise fraîche incertaine, et qui réduisait les efforts plus faibles de l’air de la nuit à n’être en quelque sorte qu’un soupir capricieux des bois. Plusieurs fois le cap du scow inclina vers l’est, et une fois même il tourna tout à fait au sud ; mais au total il faisait route vers le nord, Hutter profitant toujours du vent, si l’on peut donner ce nom à ce qui n’était que l’air de la nuit. Son principal motif paraissait être de se maintenir toujours en mouvement, pour déjouer tout dessein perfide de ses ennemis. Il commençait alors à avoir un peu d’inquiétude pour ses filles, et peut-être aussi pour sa pirogue ; mais cette inquiétude ne le tourmentait guère, attendu la confiance qu’il avait dans l’intelligence de Judith, comme nous l’avons déjà dit.

C’était l’époque des nuits les plus courtes, et il ne se passa pas bien longtemps avant que l’obscurité commençât à se dissiper pour faire place au retour de la lumière. Si la terre peut présenter aux sens de l’homme une scène capable de calmer ses passions et d’adoucir sa férocité, c’est celle qui s’offrit aux yeux de Hutter et de Harry à l’instant où la nuit se changea en matin. Le firmament se chargeait alors de ces teintes douces qui ne laissent prendre l’ascendant, ni à la sombre obscurité de la nuit, ni à l’éclat brillant du soleil, et sous lesquelles tous les objets prennent un aspect plus céleste, et nous pourrions dire plus sacré, qu’à tout autre moment des vingt-quatre heures. Le beau calme du soir a été vanté par mille poëtes, et cependant il n’amène pas avec lui les pensées sublimes de la demi-heure qui précède le lever du soleil. Dans le premier cas, le panorama se dérobe peu à peu à la vue ; dans le second, les objets se développent à chaque instant, et sortent du tableau : d’abord obscurs, ils deviennent saillants, se montrent dans un arrière-plan solennel avec tous les avantages d’un crépuscule croissant, chose aussi différente que possible d’un crépuscule à son déclin ; et enfin on les voit distincts et lumineux à mesure que les rayons du grand centre de la lumière se répandent dans l’atmosphère. Le chant des oiseaux n’offre même rien de nouveau quand ils vont percher pour la nuit, ou qu’ils rentrent dans leur nid, car il accompagne invariablement aussi la naissance du jour, et dure jusqu’à ce que le soleil se levant lui-même,

Baigne dans une joie profonde la terre et la mer.

Hutter et Hurry virent pourtant ce spectacle sans rien éprouver de ce plaisir calme qu’il manque rarement de procurer quand la justice et la pureté président aux pensées et aux désirs. Non-seulement ils le virent, mais ils le virent dans des circonstances qui tendaient à en augmenter le pouvoir et à en rehausser les charmes. Ils n’aperçurent au retour de la lumière qu’un seul objet, un objet solitaire qui fût l’ouvrage des hommes, et spécialement destiné à leur usage ; ce qui sert aussi souvent à nuire à l’effet d’un paysage qu’à l’embellir : c’était le château ; tout le reste était dû à la nature, ou plutôt à la main de Dieu. Cette singulière demeure était en accord parfait avec les objets naturels qui se présentaient à la vue, et elle sortait des ténèbres, comme un ornement bizarre et pittoresque du lac. Toutes ces beautés furent perdues pour eux, car il n’entrait rien de poétique dans leur caractère, et leur sentiment de dévotion naturelle ayant disparu pour faire place à un égoïsme étroit et invétéré, ils ne prenaient intérêt à la nature qu’en ce qu’elle fournissait à leurs besoins les plus grossiers.

Dès qu’il fit assez jour pour voir distinctement le lac et plus particulièrement ses côtes, Hutter tourna le cap du scow vers le château, dans le dessein avoué d’y passer au moins la journée, cet endroit lui paraissant le plus favorable pour retrouver ses filles et pour diriger ses opérations contre les Indiens. Chingachgook était levé, et l’on entendait Hist remuer les ustensiles de cuisine. Ils n’en étaient qu’à un mille, et le vent était assez favorable pour y arriver sans autre aide que la voile. En ce moment, comme pour que toutes les circonstances fussent également de bon augure, on vit la pirogue de Judith flottant au nord, dans la partie la plus large du lac. Elle avait dépassé le scow pendant la nuit, tandis qu’elle allait à la dérive. Hutter prit sa longue-vue et s’en servit longtemps pour s’assurer si ses filles étaient ou non dans cette nacelle, et une légère exclamation, comme de joie, lui échappa quand il entrevit au fond de la pirogue quelque chose qui lui parut faire partie des vêtements de sa fille aînée. Un moment après, Judith se leva, et il la vit regarder autour d’elle, comme pour reconnaître sa situation. Une minute plus tard, il vit, à l’autre bout de la pirogue, Hetty à genoux, répétant des prières que lui avait apprises dans son enfance une mère coupable, mais repentante. Hutter ayant remis la longue-vue où il l’avait prise, en la laissant tirée au point visuel ; Chingachgook la prit, l’approcha de son œil, et la dirigea vers la pirogue. C’était la première fois qu’il se servait d’un tel instrument, et à son exclamation — Hugh ! à l’expression de sa physionomie, et à tous ses gestes, Hist comprit que quelque chose de merveilleux excitait son admiration. On sait que les Indiens américains, et surtout ceux d’un rang et d’un caractère supérieur, se font un honneur de conserver leur sang-froid et leur stoïcisme au milieu de la foule de merveilles qui se présentent à leurs yeux dans les visites qu’ils font de temps en temps dans un des séjours de la civilisation ; et le Grand-Serpent avait acquis assez d’impassibilité pour ne pas compromettre sa dignité en montrant trop de surprise. Mais Hist n’était pas soumise à une telle contrainte, et quand son amant eut placé la longue-vue en ligne avec la pirogue, et qu’elle eut appliqué l’œil au petit bout, elle recula avec une sorte d’alarme ; mais, à la seconde épreuve, elle battit des mains de plaisir et se mit à rire. Quelques minutes suffirent pour la mettre en état de se servir seule de cet instrument, et elle le dirigea successivement sur différents objets. En ayant appuyé le bout sur l’appui d’une croisée de la cabine, le Delaware et elle examinèrent le lac, les côtes, les montagnes, et enfin le château. Ce dernier objet fixa plus longtemps l’attention de Hist, après quoi elle parla à Chingachgook à voix basse, mais avec vivacité. Le Grand-Serpent approcha sur-le-champ son œil du verre et resta plusieurs minutes dans cette position. Tous deux causèrent ensuite ensemble, eurent l’air de comparer leurs opinions, et enfin, laissant de côté la longue-vue, le jeune guerrier quitta la cabine pour aller rejoindre Hutter et Hurry.

L’arche continuait sa route, quoique lentement, et elle n’était plus qu’à un demi-mille du château quand Chingachgook arriva près des deux hommes blancs sur l’arrière. Il avait l’air calme ; mais ceux-ci, qui connaissaient les habitudes des Indiens, s’aperçurent à l’instant même qu’il avait quelque chose à leur communiquer. Hurry était en général prompt à parler, et, suivant sa coutume, il fut le premier à le faire en cette occasion.

— Allons, Peau-Rouge, parlez ! s’écria-t-il du ton brusque qui lui était habituel ; avez-vous découvert un écureuil sur un arbre ou vu une truite saumonnée nageant sous le scow ? Vous voyez à présent ce que les Faces-Pâles peuvent faire de leurs yeux, et vous ne devez pas être surpris qu’ils voient de si loin les terres des Indiens.

— Pas bon aller au château, dit Chingachgook avec emphase, aussitôt que Hurry lui laissa la liberté de parler ; Huron là.

— Du diable ! — Si cela est vrai, Tom Flottant, nous aurions été sur le point de nous jeter la tête la première dans une jolie trappe. — Huron là ! Cela n’est pas impossible ; mais je n’en vois aucune apparence. J’ai beau regarder le château, je n’y vois que des pilotis, des troncs d’arbres, des écorces et de l’eau, à l’exception d’une porte et de deux ou trois fenêtres.

Hutter demanda la longue-vue, et examina le château avec grand soin avant d’émettre une opinion. Alors il déclara assez cavalièrement qu’il ne partageait pas celle de l’Indien.

— Vous avez pris l’instrument par le mauvais bout, Delaware, dit Hurry : ni le vieux Tom ni moi nous ne pouvons découvrir aucune piste.

— Pas de piste sur l’eau, s’écria Hist avec véhémence. Arrêtez bateau ! Pas bon aller si près. — Huron là.

— Oui, c’est cela ; contez tous deux la même histoire, et plus de gens vous croiront. — J’espère, Delaware, que vous et votre maîtresse vous serez aussi bien d’accord après votre mariage que vous l’êtes à présent. — Huron là ! Et où le voit-on ? Accroché au cadenas, pendu aux chaînes ou collé aux troncs d’arbres ? Il n’y a pas une prison dans toute la colonie qui ait l’air plus sûre et mieux fermée que le chenil du vieux Tom, et je me connais en prison par expérience.

— Pas voir moccasin ? s’écria Hist avec impatience. Pourquoi pas regarder ? Le voir aisément.

— Donnez-moi la longue-vue, Hurry, et amenez la voile, dit Hutter. Il est rare qu’une Indienne se mêle à la conversation ; et quand elle le fait, c’est qu’elle en a quelque raison. Oui, je vois un moccasin flottant sur l’eau près de la palissade, et ce peut être ou n’être pas un signe que le château a été visité en notre absence. Cependant les moccasins ne sont pas une rareté, car j’en porte moi-même ; vous et Deerslayer vous en portez ; Hetty en porte aussi souvent que des souliers ; il n’y a que Judith qui n’en porte jamais.

Hurry avait amené la voile, et l’arche était alors à environ cent toises du château. Elle en approchait davantage à chaque instant, quoique assez lentement pour ne donner aucune inquiétude. Il prit la longue-vue à son tour, et examina de nouveau avec plus de soin et d’exactitude que la première fois. Il aperçut le moccasin flottant sur la surface de l’eau si légèrement, qu’il était à peine mouillé. Il s’était accroché à l’écorce raboteuse d’un des arbres qui formaient la palissade entourant le château, ce qui l’avait empêché de dériver. Il y avait pourtant bien des manières d’expliquer comment ce moccasin pouvait se trouver là, sans supposer qu’il se fût détaché du pied d’un ennemi. Il pouvait être tombé de la plate-forme même pendant que Hutter était au château, avoir été poussé par le vent contre la palissade, et être resté accroché à l’écorce d’un des arbres qui la formaient, sans qu’on y eût fait attention jusqu’au moment où l’œil perçant de Hist l’avait découvert. Il pouvait être venu à la dérive d’une des extrémités du lac, et avoir été porté en cet endroit par le hasard ; être tombé par une des fenêtres du château ; ou enfin s’être échappé du pied d’un espion indien pendant la nuit, et être tombé dans le lac.

Hutter et Hurry se communiquèrent toutes ces conjectures. Le premier semblait disposé à regarder la présence du moccasin en ce lieu comme un présage sinistre ; le second traitait cette circonstance avec le dédain insouciant qui lui était habituel. Quant à l’Indien, il déclara qu’on devait regarder ce moccasin avec la même méfiance qu’une piste inconnue qu’on rencontrerait dans les bois. Hist avait une proposition à faire : elle offrit de prendre une pirogue, d’aller chercher le moccasin, et l’on verrait par ses ornements s’il venait du Canada ou non. Les deux blancs étaient portés à accepter cette offre ; mais le Delaware s’y opposa, en disant que, si une telle entreprise paraissait nécessaire, il convenait mieux que ce fût un guerrier qui s’en chargeât, et il refusa à Hist la permission d’en courir le risque, du ton bref et calme d’un mari indien qui donne un ordre à sa femme.

— Eh bien ! Delaware, allez-y vous-même, si vous craignez tellement pour votre squaw, dit Hurry sans cérémonie. Il faut que nous ayons ce moccasin, ou le vieux Tom nous tiendra ici sans vouloir approcher davantage, jusqu’à ce que le feu soit éteint à bord du scow. Ce n’est qu’un morceau de peau de daim, après tout ; et qu’il soit taillé d’une façon ou d’une autre, ce n’est pas un épouvantail qui doive effrayer de bons chasseurs. — Eh bien ! qu’en dites-vous, Serpent ? lequel de nous prendra une pirogue.

— Homme rouge aller. — Meilleurs yeux que Face-Pâle. — Mieux connaître les ruses des Hurons.

— C’est ce que je nierai jusqu’à l’heure de ma mort. Les oreilles d’un homme blanc, ses yeux et son nez valent mieux que ceux d’un Indien quand ils sont mis à l’épreuve. Les miens y ont été mis plus d’une fois, et ce qu’on a éprouvé est certain. Je crois pourtant que le plus pauvre vagabond, Delaware ou Huron, peut aller chercher ce moccasin et revenir sans danger. Ainsi donc, Serpent, jouez des rames, et partez.

Chingachgook était déjà dans la pirogue, et ses rames touchaient l’eau à l’instant où la langue agile de Hurry cessa de parler. Hist vit partir le guerrier avec la soumission silencieuse d’une Indienne, mais non sans les inquiétudes et les craintes naturelles à son sexe. Depuis leur réunion jusqu’au moment où ils s’étaient servis ensemble de la longue-vue, Chingachgook lui avait montré toute la tendresse qu’un homme civilisé et ayant les sentiments les plus délicats aurait pu témoigner à sa maîtresse ; mais dès qu’il fut dans la pirogue, tout signe de faiblesse disparut pour faire place à un air de ferme résolution ; et quoique Hist le suivit des yeux pendant que la pirogue s’éloignait, dans l’espoir de rencontrer les siens et d’en recevoir un regard d’affection, la fierté de l’Indien ne lui permit pas de payer sa sollicitude d’un seul coup d’œil.

La circonspection et la gravité du Delaware n’étaient certainement pas déplacées au milieu des idées qui l’occupaient en partant. Si les ennemis étaient réellement en possession du château, il fallait qu’il s’avançât en quelque sorte sous la bouche de leurs mousquets sans avoir la protection d’aucun couvert, ce qui paraît si essentiel aux Indiens dans toutes leurs guerres. On pouvait à peine se figurer une entreprise plus dangereuse, et si Chingachgook eût eu dix ans de plus d’expérience, ou qu’il eût eu avec lui son ami Deerslayer, il ne s’y serait jamais exposé, les avantages à en retirer n’étant pas proportionnés avec les risques à courir. Mais la rivalité de couleur ajoutait à l’orgueil d’un chef indien, et il n’est pas invraisemblable qu’il ait été affermi dans sa résolution par le désir de montrer son courage en présence de l’aimable créature sur qui ses idées de dignité mâle ne lui permettaient pas de jeter un coup d’œil.

Chingachgook continua à avancer vers le château, les yeux toujours fixés sur les petites lucarnes, en guise de meurtrières, qui y avaient été pratiquées, et s’attendant à chaque instant à en voir sortir le canon d’un mousquet, ou à entendre l’explosion d’un coup de feu. Il réussit pourtant à arriver sans accident aux pilotis. Là il se trouvait protégé jusqu’à un certain point, car le haut de la palissade le mettait à peu près à l’abri, et le nombre des chances qu’il avait contre lui était considérablement diminué. Le cap de sa pirogue inclinait vers le nord à son arrivée, et il n’était plus qu’à peu de distance du moccasin ; mais, au lieu de changer de route pour le ramasser, il fit lentement tout le tour du bâtiment pour voir s’il apercevrait quelque signe qui annonçât la présence de l’ennemi dans l’intérieur, ou quelque effraction commise pour y pénétrer. Il ne vit pourtant rien qui tendît à confirmer ses soupçons. Le silence régnait comme dans une maison abandonnée ; pas une fenêtre n’avait été brisée, et la porte de la maison, comme celle de la palissade, était aussi bien fermée que lorsque Hutter en était sorti. En un mot, l’œil le plus clairvoyant et l’esprit le plus méfiant ne pouvaient soupçonner la présence des ennemis d’après aucun autre signe que la vue du moccasin.

Chingachgook ne savait trop ce qu’il devait faire. Quand il arriva en face de l’entrée du château, il songea un instant à monter sur la plate-forme, et à appliquer un œil à une des meurtrières pour reconnaître l’état des choses dans l’intérieur ; mais il hésita. Quoiqu’il eût peu d’expérience en pareilles affaires, il avait entendu tant de traditions sur les artifices des Indiens, tant d’exemples de pièges auxquels les guerriers les plus vieux et les plus prudents avaient à peine pu échapper ; en un mot, il connaissait si bien la théorie de la guerre des sauvages, qu’il lui était aussi impossible de commettre une bévue dans une telle occasion qu’il le serait à un écolier déjà avancé en mathématiques de ne pouvoir en résoudre un des premiers problèmes. Renonçant donc à l’intention qu’il avait eue un moment, il continua à faire le tour de la palissade. En passant près du moccasin, d’un coup de rame donné avec adresse et sans bruit, il le jeta dans la pirogue, et alors il ne restait plus qu’à retourner au scow. Mais il était encore plus dangereux d’y retourner que d’en venir ; car, en y retournant, il ne pouvait plus avoir l’œil fixé sur les meurtrières. S’il y avait réellement quelques Hurons dans le château, ils devaient se douter du motif qu’avait eu le Delaware pour faire cette reconnaissance ; et quelque dangereux que cela pût être, le plus prudent était donc de se retirer avec un air de tranquillité parfaite, comme si l’examen qu’il venait de faire avait dissipé toute cause de méfiance. Ce fut le parti que prit l’Indien ; il se mit en route vers l’arche sans donner à ses rames un mouvement plus accéléré qu’il ne l’avait fait en venant, et sans même se permettre de jeter un regard en arrière.

Nulle tendre épouse élevée dans les cercles de la plus haute civilisation ne vit jamais son mari rentrer chez lui après une campagne avec plus de plaisir que les traits de Hist n’en montrèrent quand elle vit le Grand-Serpent des Delawares de retour à bord de l’arche sans avoir éprouvé aucun accident. Elle réprima pourtant son émotion, quoique la joie qui brillait dans ses yeux noirs et le sourire qui embellissait encore sa jolie bouche parlassent un langage que son amant pouvait aisément comprendre.

— Eh bien, Serpent, demanda Hurry, toujours le premier à parler, quelles nouvelles des rats musqués ? — Vous ont-ils montré les dents pendant que vous faisiez le tour de leur maison ?

— Pas aimer cela, répondit le Delaware d’un ton sentencieux. — Trop tranquille. — Assez tranquille pour avoir silence.

— C’est de l’indien tout pur. — Comme si quelque chose pouvait faire moins de bruit que rien ! — Si vous n’avez pas de meilleure raison à donner, le vieux Tom fera bien d’établir sa voile et d’aller déjeuner dans sa maison. — Et qu’est devenu le moccasin ?

— Voici, dit Chingachgook, montrant sa prise à tous les yeux.

Le moccasin fut examiné. Hist prononça avec un ton de confiance que c’était la chaussure d’un Huron, d’après la manière dont les piquants de la peau d’un porc-épic étaient arrangés sur le devant. Hutter et le Delaware furent décidément du même avis. Cependant ce n’était pas une preuve positive que des Hurons fussent dans le château. Ce moccasin pouvait y être venu de bien loin à la dérive, ou il pouvait s’être échappé du pied de quelque espion chargé d’examiner la place, et qui s’était retiré après avoir accompli sa mission. En un mot, ce moccasin n’expliquait rien, quoiqu’il excitât tant de défiance.

Dans de telles circonstances, Hutter et Hurry n’étaient pas hommes à se laisser détourner dans leurs projets par une circonstance si légère. Ils établirent de nouveau la voile, et l’arche fut bientôt en route vers le château. Le vent étant très-faible, le mouvement du scow était assez lent pour leur donner le temps de bien examiner le bâtiment tandis qu’ils en approchaient. Le même silence y régnait, — le silence de la mort, — et il était difficile de s’imaginer qu’il s’y trouvât quelque chose possédant la vie animale. Bien différents de Chingachgook, dont l’imagination était mise en jeu par ses traditions, au point qu’il croyait voir quelque chose d’artificiel dans un silence naturel, ses deux compagnons ne voyaient rien à craindre dans une tranquillité qui, au total, n’annonçait que le repos d’objets inanimés. Les accessoires de cette scène étaient même de nature à faire entrer le calme dans l’âme plutôt que l’inquiétude. Le jour n’était pas encore assez avancé pour que le soleil fût élevé au-dessus de l’horizon ; les bois, le lac et même l’atmosphère se montraient sous cette douce clarté qui précède immédiatement le lever de cet astre, instant qui est peut-être le plus attrayant des vingt-quatre heures. C’est le moment où tout est distinct ; l’atmosphère même paraît transparente ; toutes les teintes sont adoucies ; enfin les contours et la perspective des objets sont comme des vérités morales qui se présentent dans toute leur simplicité sans avoir besoin du vain secours des ornements et du clinquant. En un mot, c’est l’instant où les sens semblent recouvrer leur pouvoir, dans la forme la plus simple et la plus exacte, comme l’esprit sortant de l’obscurité du doute pour entrer dans la clarté tranquille de la démonstration. L’influence qu’une telle scène est faite pour exercer sur ceux qui sont bien constitués dans un sens moral, fut presque nulle pour Hutter et Hurry ; mais les deux Delawares, quoique trop habitués à voir la beauté du matin pour songer à analyser leurs sensations, y furent pourtant sensibles, quoique d’une manière probablement inconnue à eux-mêmes. Elle disposa le jeune guerrier à la paix, et peut-être n’avait-il jamais senti moins vivement le désir d’acquérir de la gloire dans les combats que lorsqu’il alla rejoindre Hist dans la cabine, à l’instant où le scow toucha la plate-forme. Il n’eut pourtant pas le temps de se livrer à de si douces émotions, car Hurry l’appela à haute voix pour qu’il vînt l’aider à serrer la voile et à amarrer le scow.

Chingachgook obéit, et à peine était-il arrivé sur l’avant de l’arche que Hurry sauta sur la plate-forme, frappa des pieds, en homme charmé de se retrouver sur ce qu’on pouvait comparativement appeler terra firma, et déclara, avec le ton bruyant et dogmatique qui lui était ordinaire, qu’il se moquait de toute la tribu des Hurons. Hutter avait halé une pirogue à l’avant du scow, et il s’occupait déjà à ouvrir la fermeture de la porte de la palissade, afin d’entrer dans le bassin sous la maison. March n’avait eu d’autre motif qu’une bravade puérile pour sauter sur la plate-forme, et, après avoir secoué la porte de la maison de manière à en mettre la solidité à l’épreuve, il alla joindre Hutter sur la pirogue pour l’aider dans ses opérations. Le lecteur se rappellera que cette manœuvre pour entrer dans le château était rendue nécessaire par la manière dont le maître le fermait habituellement quand il en sortait, et surtout quand il avait quelque danger à craindre. En entrant dans la pirogue, Hutter avait remis un câblot à l’Indien, en lui disant d’amarrer l’arche à la plate-forme et de serrer la voile. Mais au lieu de suivre ces instructions, le Delaware laissa la voile dans sa position, jeta le double du câblot par-dessus le haut d’un pilotis, et laissa dériver l’arche jusqu’à ce qu’elle se trouvât placée contre les défenses extérieures, et en dehors, de manière qu’on ne pût y arriver qu’à l’aide d’une pirogue, ou en marchant sur le haut de la palissade, exploit qui exigeait qu’on fût bien sûr de ses jambes, et qu’on ne pouvait guère tenter en présence d’un ennemi résolu.

Par suite de ce changement dans la position du scow, changement qui fut exécuté avant que Hutter eût réussi à ouvrir la porte pour entrer dans son bassin, l’arche et le château se trouvaient, comme le diraient les marins, vergue à vergue, à la distance de dix à douze pieds l’un de l’autre, et séparés par la palissade. Comme le scow était rangé le long de cette défense, la palissade formait une sorte de parapet qui s’élevait à la hauteur de la tête d’un homme, ce qui couvrait jusqu’à un certain point les parties de l’arche qui n’étaient pas protégées par la cabine. Le Delaware vit cet arrangement avec grand plaisir, et quand la pirogue de Hutter fut entrée dans le bassin, il pensa qu’il aurait pu défendre sa position contre toute garnison qui pourrait se trouver dans le château, s’il avait eu le secours du bras de son ami Deerslayer. Quoi qu’il en soit, il se trouva comparativement en sûreté, et il ne sentit plus les vives appréhensions qu’il avait eues, non pour lui, mais pour Hist.

Un seul coup de rame suffit pour faire arriver la pirogue à l’endroit où se trouvait la trappe sous le château. Hutter la trouva bien fermée : on n’avait touché ni au cadenas, ni à la chaîne, ni à la barre. Il ouvrit le cadenas, lâcha la chaîne, tira la barre, et ouvrit la trappe en la poussant. Hurry passa la tête par l’ouverture, puis les bras, et enfin ses jambes colossales, sans paraître avoir besoin d’aucun effort. Le moment d’après on l’entendit marcher pesamment dans le passage qui séparait la chambre du père de celle des deux filles, et il poussa un cri de triomphe.

— Montez donc, vieux Tom, montez ! s’écria-t-il, vous êtes encore chez vous. — Oui, votre habitation est aussi vide qu’une noix qui a été une demi-heure en la possession d’un écureuil. Le Delaware se vante d’avoir vu le silence ; qu’il vienne ici, et il pourra le sentir par-dessus le marché.

— Tout silence, partout où vous êtes, Hurry, répondit Hutter pendant que sa tête passait par la trappe, ce qui empêcha sa voix de se faire entendre au dehors, doit pouvoir être vu et senti, car il ne ressemble à aucun autre.

— Venez, venez, mon vieux, tâchez de vous hisser, et nous ouvrirons la porte et les fenêtres pour avoir du jour et de l’air, et égayer la scène. Peu de paroles dans des temps d’embarras font les meilleurs amis. Je vous dirai pourtant que Judith est une jeune fille qui se conduit mal, et mon attachement à toute la famille est tellement affaibli par ce qu’elle vient de faire récemment, qu’il ne faudrait pas un discours aussi long que les dix commandements pour me faire retourner à la rivière, et vous laisser vous et vos trappes, votre arche et votre château, vos filles et tout le reste, combattre, les Iroquois comme vous l’entendrez. — Ouvrez cette fenêtre, Tom Flottant, et je vais aller à tâtons jusqu’à la porte pour l’ouvrir aussi.

Un moment de silence suivit, et l’on entendit ensuite un bruit semblable à celui que produirait la chute d’un corps pesant. Un jurement énergique, proféré par Hurry, y succéda ; et un instant après ce ne fut plus que tumulte dans l’intérieur de l’édifice. On ne pouvait se méprendre au bruit qui éclata d’une manière si soudaine et si inattendue, même pour Chingachgook ; il ressemblait aux rugissements de tigres enfermés dans la même loge et s’entre-déchirant. Une fois ou deux, le cri de guerre des Indiens fut poussé, mais il était faible et semblait étouffé ; et une autre fois une exécration révoltante partit de la bouche de Hurry. Il semblait que des corps étaient constamment jetés sur le plancher avec violence, et se relevaient au même instant pour recommencer la lutte. Chingachgook ne savait que faire. Il avait dans l’arche toutes les armes, Hutter et Hurry n’en ayant emporté aucune, mais il ne pouvait ni s’en servir, ni les passer à ceux à qui elles appartenaient. Les combattants étaient littéralement encagés, et il leur était impossible, ou de sortir du bâtiment, ou de passer ailleurs dans l’intérieur. D’une autre part, Hist gênait les mouvements du Delaware, et mettait obstacle à ce qu’il aurait voulu faire. Pour sortir d’embarras, il lui dit de prendre la pirogue qui restait, et d’aller joindre les filles de Hutter, qui s’approchaient imprudemment, afin de les avertir du danger qu’elles couraient, et de se sauver elle-même. Mais elle refusa positivement et avec fermeté de lui obéir, car en ce moment nul pouvoir humain, si ce n’est l’emploi d’une force physique supérieure, n’aurait pu la déterminer à quitter l’arche. L’urgence du moment n’admettait aucun délai, et Chingachgook, ne voyant aucune possibilité de servir ses amis, coupa son amarre, et repoussant le scow de toutes ses forces, le fit aller à environ vingt pieds de la palissade. Prenant alors les avirons, il s’éloigna encore à une courte distance au vent, si l’on peut donner le nom de vent au peu d’air qu’il faisait ; mais tous ses efforts ne purent le faire aller plus loin, et le temps ne le permettait pas. Quand il cessa de ramer, l’arche pouvait être à une cinquantaine de toises de la plate-forme. Judith et Hetty avaient découvert que quelque chose allait mal, et elles étaient stationnaires à environ deux cents toises de l’arche.

Pendant ce temps, une lutte furieuse continuait dans la maison. Dans de semblables scènes, les événements se passent avec plus de rapidité qu’on ne peut les raconter. Depuis le moment où le bruit de la première chute avait été entendu jusqu’à celui où le Delaware cessa ses efforts infructueux pour s’éloigner davantage à l’aide des avirons, il pouvait s’être passé trois à quatre minutes ; mais ce court espace de temps avait évidemment affaibli les combattants. On n’entendait plus les jurements et les exécrations de Hurry ; la lutte semblait même avoir perdu quelque chose de sa force et de sa fureur, mais elle n’en continuait pas moins sans interruption. En cet instant la porte s’ouvrit, et le combat se renouvela sur la plate-forme, au grand jour et en plein air.

Un Huron avait réussi à ouvrir la porte, et deux ou trois de ses compagnons s’étaient précipités après lui sur la plate-forme, comme s’ils eussent voulu échapper à quelque scène terrible qui se passait dans intérieur. Au même instant, le corps d’un autre sauvage fut lancé à travers la porte sur la plate-forme, avec une force effrayante. March parut ensuite, furieux comme un lion aux abois, et délivré pour un moment de ses nombreux ennemis. Hutter était déjà prisonnier et garrotté. Il y eut alors une pause, semblable à un moment de calme dans une tempête. Tous les combattants avaient également besoin de respirer ; et ils se regardaient les uns les autres comme des mâtins qu’on a empêchés de se battre, et qui attendent l’occasion de recommencer. Nous profiterons de cette pause pour faire connaître au lecteur la manière dont les Indiens s’étaient emparés du château, d’autant plus qu’il peut être nécessaire de lui expliquer pourquoi un combat qui avait été si acharné n’avait pas encore fait couler de sang.

Rivenoak et son compagnon, particulièrement le dernier, qui avait paru être un subordonné entièrement occupé de son radeau, avaient tout observé avec le plus grand soin pendant leurs visites au château. Le jeune homme même avait rapporté avec lui des renseignements exacts et minutieux. C’était par ce moyen que les Hurons avaient obtenu une idée générale de la manière dont le château avait été construit et fortifié, et des détails qui les mettaient en état d’agir avec intelligence pendant obscurité. Malgré la précaution qu’avait prise Hutter de placer l’arche à l’est du bâtiment quand il y avait transporté le mobilier de la maison, il avait été surveillé de manière à la rendre inutile. Des espions avaient été placés sur les deux rives du lac, et ils avaient vu tout ce qui s’était passé à cet égard. Dès que la nuit fut venue, deux radeaux, semblables à celui dont la description a déjà été faite, partirent des deux rives pour faire une reconnaissance, et l’arche avait passé à cinquante pieds de l’un d’eux sans l’apercevoir, les Indiens qui s’y trouvaient s’étant étendus sur les troncs d’arbres, de manière que leurs corps et leur radeau se confondaient avec l’eau. Lorsqu’ils se rencontrèrent devant le château, ils se communiquèrent les observations respectives qu’ils avaient faites, et s’approchèrent ensuite du bâtiment sans hésiter. Ils virent, comme ils s’y attendaient, qu’il ne s’y trouvait personne. Les Indiens envoyèrent les radeaux à terre pour leur amener du renfort, et deux d’entre eux restèrent sur la plate-forme pour profiter de leur situation. Ces deux hommes réussirent à monter sur le toit, et ayant enlevé quelques morceaux d’écorces qui le couvraient, ils entrèrent dans ce qu’on pourrait appeler le grenier. Leurs compagnons ne tardèrent pas à arriver, et alors ils pratiquèrent un trou dans les bois qui formaient le plafond de la chambre en dessous, dans laquelle huit des plus vigoureux d’entre eux descendirent. Ils y furent laissés bien munis d’armes et de provisions pour y soutenir un siège ou faire une sortie suivant que l’occasion l’exigerait. Ils passèrent la nuit à dormir, comme c’est l’usage des Indiens quand ils sont en activité de service. Le retour du jour leur fit voir à travers les meurtrières l’arche qui s’approchait, car ce n’était que par ces jours que l’air et la lumière pouvaient entrer, les fenêtres étant fermées par d’épais contrevents en troncs d’arbres. Dès qu’ils se furent assurés que les deux hommes blancs allaient entrer par la trappe, le chef de la petite troupe prit ses mesures en conséquence. Il se fit remettre toutes les armes de ses compagnons, et même leurs couteaux, se méfiant de leur férocité sauvage, si elle était éveillée par la résistance ; il les cacha dans un endroit où ils ne pouvaient aisément les trouver ; il prépara les cordes destinées à garrotter les prisonniers qu’il voulait faire ; et, plaçant ses guerriers en station dans les différentes chambres, il leur ordonna d’attendre son signal pour tomber sur les Faces-Pâles. Dès que les huit guerriers étaient entrés dans le bâtiment, les Indiens restés en dehors avaient replacé les écorces qui avaient été enlevées du toit, fait disparaître jusqu’à la moindre marque qui aurait pu faire connaître leur visite, et étaient ensuite retournés à terre sur leurs radeaux. C’était l’un d’eux qui avait laissé tomber son moccasin, et il l’avait inutilement cherché dans l’obscurité. Si la mort de la malheureuse Indienne tuée sur la pointe eût été connue des Indiens restés au château, il est probable que rien n’aurait pu sauver la vie de Hutter et de Hurry ; mais cet événement n’avait eu lieu que depuis qu’ils étaient en embuscade, et à plusieurs milles du camp formé dans le voisinage du château. Tels étaient les moyens qui avaient amené l’état de choses que nous continuerons à décrire dans le chapitre suivant.