Le Tueur de daims/Chapitre X

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 143-160).

CHAPITRE X.


Mais qui, dans cette forêt sauvage, peut en croire ses yeux ou ses oreilles, du haut du rocher sourcilleux ou du fond de la caverne profonde, au milieu du bruit confus produit par le bruissement des feuilles, le craquement des branches et les cris des oiseaux de nuit qui semblent vous répondre !
Joana Baillie.

Par frayeur autant que par calcul, Hetty avait cessé de ramer, lorsqu’elle s’aperçut que ceux qui la poursuivaient ne savaient dans quelle direction avancer. Elle resta à la même place jusqu’au moment où l’arche vint à s’approcher du camp des Indiens ; alors elle reprit la rame, et elle s’en servit avec circonspection, pour gagner du mieux qu’il lui serait possible la rive de l’ouest. Afin d’éviter ceux qui étaient à sa poursuite, et qui eux-mêmes, ainsi qu’elle avait raison de le supposer, se mettraient bientôt à ramer le long de ce rivage, elle dirigea la pirogue tellement au nord qu’elle la fit aborder à une pointe qui s’avançait dans le lac, à près d’une lieue de distance du Susquehannah. Ce n’était pas seulement le résultat d’un désir d’échapper ; car, faible d’esprit comme elle l’était, Hetty Hutter était douée de cette prudence d’instinct qui si souvent met à l’abri du danger ceux que Dieu a affligés de cette manière. Elle savait parfaitement de quelle importance il était d’empêcher que les pirogues ne tombassent entre les mains des Iroquois, et la connaissance qu’elle avait depuis longtemps du lac lui suggéra un des plus simples expédients à l’aide duquel ce grand objet pourrait être accompli sans déranger ses projets.

La pointe en question était la seule saillie qui s’offrît de ce côté du lac où une pirogue que la brise du sud viendrait à faire dériver flotterait au large, et d’où il ne serait même pas invraisemblable qu’elle pût arriver au château, celui-ci se trouvant situé au-dessus de la pointe, et dans une ligne presque directe avec le vent. Telle était l’intention de Hetty ; et elle débarqua à l’extrémité de cette pointe sablonneuse, sous le feuillage d’un chêne dont les branches avançaient sur le lac, avec la résolution expresse de pousser la pirogue loin du rivage, afin qu’elle pût dériver vers la demeure isolée de son père. Elle savait aussi par les troncs d’arbres qu’elle avait vus flotter parfois sur le lac, que si la pirogue n’atteignait ni le château ni ses dépendances, le vent ne changerait probablement pas avant qu’elle eût le temps de gagner l’extrémité septentrionale du lac, et qu’alors Deerslayer pourrait avoir une occasion de la reprendre dans la matinée, quand sans doute il se mettrait à parcourir la surface de l’eau et tous ses bords boisés à l’aide de la longue-vue. En tout cela, aussi, Hetty fut moins gouvernée par aucune suite de raisonnements que par ses habitudes, qui, dans le fait, suppléent souvent aux défectuosités de l’esprit dans les êtres humains, de même qu’elles remplissent des fonctions analogues dans les animaux d’espèces inférieures.

La jeune fille mit une heure entière à parvenir jusqu’à la pointe, car elle fut à la fois retardée par la distance et par l’obscurité ; mais elle ne se trouva pas plutôt sur la plage sablonneuse, qu’elle se prépara à faire dériver la pirogue de la manière indiquée plus haut. Pendant qu’elle était en train de la pousser loin d’elle, elle entendit de légers murmures de voix qui semblaient venir des arbres placés derrière elle. Alarmée par ce danger inattendu, Hetty fut sur le point de s’élancer de nouveau dans la pirogue, quand elle crut reconnaître le son de la voix mélodieuse de Judith. S’étant penchée en avant pour saisir les sons plus directement, elle découvrit qu’ils venaient évidemment du lac ; elle comprit alors que l’arche s’approchait du sud, et si près du rivage de l’ouest, qu’elle devait nécessairement longer la pointe, à vingt mètres de l’endroit où elle se trouvait. C’était tout ce qu’elle pouvait désirer ; la pirogue fut donc repoussée dans le lac, laissant celle qui venait de l’occuper, seule sur un étroit rivage.

Après avoir accompli cet acte de dévouement personnel, Hetty ne s’éloigna pas. Le feuillage des arbres et des buissons qui s’avançaient sur l’eau aurait presque suffi pour la cacher s’il eût fait jour ; mais dans l’obscurité qui régnait, il était absolument impossible de découvrir aucun objet ainsi abrité, à la distance de quelques pieds. La fuite d’ailleurs lui était facile, puisqu’en faisant vingt pas elle se serait enfoncée dans la forêt.

Elle resta donc occupée à épier avec une extrême anxiété le résultat de son expédient, et dans l’intention d’appeler ses amis pour attirer leur attention sur la pirogue, s’ils venaient à la dépasser sans la remarquer. L’arche s’approchait de nouveau sous sa voile ; Deerslayer se tenait sur l’avant avec Judith, et le Delaware tenait sur l’arrière l’aviron-gouvernail. Suivant toute apparence, l’arche, une fois arrivée dans la baie située plus bas, avait longé de trop près le rivage, dans un reste d’espoir d’intercepter la fuite de Hetty ; car elle entendit distinctement, au moment où l’arche s’approchait davantage, l’ordre que le jeune chasseur, placé sur l’avant, donnait à son ami de doubler la pointe.

— Le cap plus au large, Delaware ! s’écria pour la troisième fois Deerslayer en parlant anglais, afin que sa belle compagne pût comprendre ses paroles ; éloignez-vous du rivage. Nous sommes ici trop près de la terre, et il faut prendre garde que le mât ne s’engage dans les arbres. Judith, voici une pirogue ! — Ces derniers mots furent prononcés avec vivacité, et la main de Deerslayer se trouva sur sa carabine avant qu’ils fussent achevés. Mais la vérité se fit jour dans l’esprit vif et intelligent de la jeune fille, et à l’instant même elle dit à son compagnon que cette pirogue devait être celle dans laquelle sa sœur avait fui.

— Gouvernez en ligne droite, Delaware, s’écria celui-ci, aussi droite que celle parcourue par votre balle quand vous l’envoyez contre un daim ; la voilà, je la tiens.

La pirogue fut saisie, et amarrée aussitôt à l’arche. L’instant d’après, la voile fut amenée, et le mouvement de l’esquif arrêté au moyen des rames.

— Hetty ! cria Judith, dont la voix trahissait l’inquiétude et l’affection. Êtes-vous à portée de m’entendre, ma sœur ? Pour l’amour de Dieu, répondez, et que j’entende encore le son de votre voix ! Hetty ! chère Hetty !

— Je suis ici, Judith, ici, sur le rivage, où il sera inutile de me suivre, car je me cacherai dans les bois.

— Ô Hetty, à quoi songez-vous ? Souvenez-vous qu’il est près de minuit, et que les bois sont pleins de sauvages et de bêtes féroces !

— Ni les uns ni les autres ne feront de mal à une pauvre fille faible d’esprit, Judith. Dieu est aussi bien avec moi ici que dans l’arche ou dans la hutte. Je vais au secours de mon père et du pauvre Hurry, qui seront torturés et massacrés si personne ne pense à eux.

— Nous y pensons tous, et nous nous proposons d’envoyer demain un drapeau de trêve, pour offrir leur rançon. Revenez donc, ma sœur ; fiez-vous à nous qui avons plus de bon sens que vous, et qui ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour notre père.

— Je sais que vous avez plus d’esprit que moi, Judith, car le mien est bien faible, assurément ; mais il faut que faille trouver mon père et le pauvre Hurry. Gardez le château, ma sœur, vous et Deerslayer, et laissez-moi entre les mains de Dieu.

— Dieu est avec nous tous, Hetty, dans le château ou sur le rivage, avec notre père aussi bien qu’avec nous-mêmes ; et c’est un péché de ne pas avoir confiance en sa bonté. Vous ne pouvez rien faire dans les ténèbres ; vous vous égarerez dans la forêt et vous périrez de faim.

— Dieu ne voudra pas que cela arrive à une pauvre enfant qui va servir son père, ma sœur. Il faut que j’essaie de trouver les sauvages.

— Revenez seulement pour cette nuit ; demain matin, nous vous débarquerons, et vous serez libre d’agir comme bon vous semblera.

— Vous le dites, Judith, et vous le pensez ; mais vous ne le feriez pas. Votre cœur s’attendrirait, et vous verriez dans l’air des tomahawks et des couteaux à scalper. En outre, j’ai à dire au chef indien quelque chose qui comblera tous nos vœux ; et j’ai peur de l’oublier si je ne lui dis pas cela tout de suite. Vous verrez qu’il rendra la liberté à notre père dès qu’il l’aura entendu.

— Pauvre Hetty ! que pouvez-vous dire à un sauvage féroce qui puisse changer ses intentions sanguinaires ?

— Quelque chose qui l’effraiera et le déterminera à laisser partir notre père, répondit Hetty d’un ton décidé. — Vous verrez, ma sœur ! vous verrez ! Ce que je lui dirai le rendra aussi soumis qu’un enfant.

— Voulez-vous me confier à moi, Hetty, ce que vous projetez de lui dire ? demanda Deerslayer. — Je connais les sauvages, je les connais bien, et je puis imaginer à peu près jusqu’à quel point de belles paroles pourraient ou non influer sur leurs dispositions malveillantes. Si ces paroles ne s’accordent pas avec les idées d’une Peau-Rouge, elles ne seront d’aucune utilité ; car la raison est guidée par les dons du ciel aussi bien que la conduite.

— Eh bien donc, répondit Hetty en donnant à sa voix un ton bas et confidentiel, car le calme de la nuit et la proximité de l’arche lui permettaient de le faire, sans cesser d’être entendue ; — eh bien donc, Deerslayer, comme vous semblez être un honnête jeune homme, je vous le dirai. J’ai l’intention de ne pas dire un mot à aucun des sauvages, avant de me trouver face à face avec leur chef suprême, quelle que soit la quantité de questions dont ils pourront m’assaillir ; non, je ne répondrai à aucun d’eux, si ce n’est pour leur dire de me conduire en présence de leur grand chef. Alors, Deerslayer, je lui dirai que Dieu ne pardonnera ni le meurtre ni le vol, et que si notre père et Hurry sont allés à la chasse des chevelures des Iroquois, il doit rendre le bien pour le mal, car la Bible l’ordonne ainsi, sous peine de châtiments éternels. En entendant cela, et en en comprenant la vérité, car il faudra bien qu’il la comprenne, pourra-t-il refuser de nous renvoyer, mon père, Hurry et moi, au rivage en face du château, en nous disant à tous trois de faire notre route en paix ?

Cette dernière question fut faite d’un ton de triomphe ; puis la pauvre fille se mit à rire en songeant à l’impression qu’elle était très-persuadée d’avoir produite sur ses auditeurs en leur dévoilant ses projets. Deerslayer resta muet d’étonnement à cette preuve d’innocente simplicité d’esprit ; mais Judith avait tout à coup avisé un moyen de déjouer ce projet insensé, en opérant sur les sentiments mêmes qui l’avaient inspiré. Sans donc faire attention à la dernière question, ni au rire de satisfaction de sa sœur, elle l’appela à la hâte par son nom, comme si elle eût senti tout à coup l’importance de ce qu’elle avait à dire ; mais elle ne reçut aucune réponse.

Le bruit des broussailles et le bruissement des feuilles annoncèrent évidemment que Hetty avait quitté le rivage, et qu’elle s’était enfoncée dans la forêt. Il n’eût servi à rien de la suivre, puisqu’il eût été presque impossible de la trouver à cause de l’obscurité et des fourrés épais que les bois offraient de toutes parts, sans parler du danger qu’ils auraient eux-mêmes couru de tomber entre les mains de leurs ennemis. Après une courte et triste discussion, la voile fut donc établie de nouveau, et l’arche poursuivit sa route vers l’endroit où on l’amarrait d’habitude, tandis que Deerslayer se félicitait d’avoir retrouvé la pirogue, et combinait ses plans pour le lendemain. Le vent s’éleva au moment où ils quittèrent la pointe, et en moins d’une heure ils arrivèrent au château. Là, ils trouvèrent toutes choses telles qu’ils les avaient laissées, et pour y rentrer ils eurent à faire tout le contraire de ce qu’ils avaient fait pour en sortir. Judith coucha seule cette nuit, et elle arrosa son oreiller de ses larmes, en pensant à la créature innocente et jusqu’alors négligée qui avait été sa compagne depuis leur enfance. Des regrets amers s’élevèrent dans son esprit, pour plus d’un motif, et ce ne fut qu’après de longues heures et sur la fin de la nuit que ses souvenirs se perdirent dans le sommeil. Deerslayer et le Delaware couchèrent sur l’arche, où nous les laisserons jouir du sommeil profond des hommes honnêtes, bien portants et intrépides, pour retourner à la jeune fille que nous avons laissée au milieu de la forêt.

En quittant le rivage, Hetty s’avança dans les bois sans hésiter, agitée par la crainte d’être suivie. Heureusement cette route était la meilleure qu’elle pût prendre pour effectuer son projet, puisque c’était la seule qui l’éloignât de la pointe. La nuit était si profondément obscure sous les branches des arbres, que sa marche fut lente, et tout à fait abandonnée au hasard après ses premiers pas. La conformation du sol l’empêcha cependant de dévier de la ligne qu’elle désirait suivre. D’un côté, elle fut bientôt bornée par la pente de la colline, tandis que de l’autre elle avait le lac pour lui servir de guide. Pendant deux heures, cette jeune fille candide et faible d’esprit se fatigua dans le labyrinthe de la forêt ; tantôt se trouvant tout près du rivage qui arrêtait l’eau, et tantôt s’efforçant de gravir une hauteur qui l’avertissait de ne pas aller plus loin dans cette direction, puisqu’elle formait nécessairement un angle droit avec celle qu’elle voulait suivre. Souvent son pied glissa, et elle tomba plusieurs fois, mais sans se faire mal ; elle éprouva enfin une telle lassitude qu’elle n’eut pas la force de faire un pas plus avant. Le repos devint indispensable, et elle se mit à préparer son coucher avec un empressement et un sang-froid sur lesquels les vaines terreurs d’une solitude sauvage n’influèrent en rien. Elle savait qu’il se trouvait des animaux sauvages dans tous les bois adjacents, mais que ceux qui attaquaient l’homme étaient rares, et que, quant aux serpents dangereux, il n’en existait pas. Elle avait appris tout cela de son père, et tout ce qui pénétrait dans son esprit y était reçu avec une telle confiance, qu’elle en bannissait le doute et l’inquiétude. La sublimité de la solitude dans laquelle elle se trouvait était pour elle consolante plutôt qu’effrayante ; elle amassa un lit de feuilles avec autant d’indifférence pour les circonstances qui auraient banni le sommeil de l’esprit de presque toutes les femmes, que si elle eût été occupée à préparer sa couche sous le toit paternel.

Aussitôt que Hetty eut amassé une quantité suffisante de feuilles sèches pour se garantir de l’humidité de la terre, elle s’agenouilla près de cette humble couche, joignit et leva les mains dans une attitude de profonde dévotion, et répéta la prière du Seigneur d’une voix douce, lente, mais distincte. La prière fut suivie de quelques-unes de ces strophes simples et pieuses, si familières aux enfants, dans lesquelles elle recommanda son âme à Dieu, si elle venait à être appelée à un nouvel état d’existence avant le retour du lendemain. Ce devoir accompli, elle se coucha et se disposa à dormir. Les vêtements de la jeune fille, bien qu’appropriés à la saison, étaient suffisamment chauds pour la journée ; mais les nuits sont toujours fraîches dans les forêts ; et dans cette région élevée du pays, elles sont souvent assez froides pour nécessiter l’emploi de vêtements plus épais que ceux dont on se sert communément dans l’été sous une latitude basse. Cela avait été prévu par Hetty. Elle avait apporté avec elle une pesante mantille, qui, jetée sur le corps, remplissait le même but qu’une couverture. Ainsi protégée, elle s’endormit au bout de quelques minutes, aussi tranquillement que si elle eût été sous la garde attentive et vigilante de cette mère qui, si récemment, lui avait été ravie pour toujours.

Ainsi, son humble couche formait un contraste frappant avec l’oreiller sur lequel sa sœur eut tant de peine à trouver le sommeil. Les heures s’écoulèrent dans un calme aussi profond, dans un repos aussi doux que si des anges envoyés tout exprès eussent veillé autour du lit de Hetty Hutter. Ses yeux si doux ne s’ouvrirent pas une seule fois avant que la clarté grisâtre de l’aube cherchât à se frayer un passage à travers les cimes des arbres, tombât sur ses paupières, et, s’unissant à la fraîcheur d’une matinée d’été, donnât le signal du réveil. Ordinairement Hetty était debout avant que les rayons du soleil frappassent les sommets des montagnes ; mais en cette occasion, sa fatigue avait été si grande, et son repos était si profond, que les avertissements accoutumés furent impuissants. La jeune fille murmura dans son sommeil ; elle étendit un bras en avant, sourit aussi gracieusement qu’un enfant dans son berceau, mais elle continua de sommeiller. En faisant ce geste involontaire, sa main tomba sur quelque chose de chaud, et dans l’état d’assoupissement où elle se trouvait, elle attribua cette circonstance à ses vêtements. Le moment d’en suite, une rude attaque fut faite sur son côté, comme si un de ces animaux qui fouillent dans la terre eût passé son museau par-dessous, dans l’intention de forcer sa position ; et alors elle s’éveilla en prononçant le nom de Judith.

En se mettant sur son séant, elle aperçut avec frayeur un objet noir qui s’éloignait d’elle en éparpillant les feuilles et en faisant craquer les branches mortes dans sa précipitation. Elle ouvrit de grands yeux, et après le premier moment de confusion et d’étonnement causé par sa situation, Hetty aperçut un ourson, de l’espèce commune des ours bruns d’Amérique, qui se balançait sur ses pattes de derrière, et continuait à la regarder en paraissant se demander s’il y aurait ou non du danger pour lui à s’approcher d’elle de nouveau. Le premier mouvement de Hetty, qui avait eu plusieurs de ces oursons en sa possession, fut de courir et de saisir la petite créature comme une bonne prise, mais un rugissement bruyant l’avertit du danger d’une telle entreprise. Reculant de quelques pas, la jeune fille jeta à la hâte un coup d’œil autour d’elle, et elle aperçut à peu de distance la mère, qui épiait ses mouvements d’un œil farouche. Un arbre creux qui avait servi de demeure à des abeilles était récemment tombé, et la mère se régalait avec deux autres petits du mets délicat que cet accident avait mis à sa portée, tout en observant avec inquiétude la position de ses petits qui bondissaient avec insouciance.

L’esprit de l’homme ne peut pas prétendre à analyser les influences qui gouvernent les animaux.

En cette occasion, la mère, bien que d’une férocité proverbiale quand elle croit ses petits en danger, ne manifesta aucune intention d’attaquer la jeune fille. Elle quitta le miel et s’avança à vingt pas d’elle ; elle se leva alors sur ses pattes de derrière et balança son corps avec une sorte de grognement mécontent, mais elle n’approcha pas davantage. Heureusement, Hetty ne prit pas la fuite. Au contraire, malgré sa terreur, elle s’agenouilla, le visage tourné vers l’animal, et répéta à mains jointes et les yeux tournés vers le ciel la prière de la nuit précédente. Cet acte de dévotion n’était pas causé par la crainte ; c’était un devoir qu’elle ne négligeait jamais de remplir avant de s’endormir, ainsi qu’à l’heure où le retour de ses facultés la rappelait aux occupations de la journée. Au moment où elle se releva l’ourse se mit de nouveau sur ses pattes, et après avoir rassemblé ses oursons autour d’elle, elle les laissa prendre leur nourriture naturelle. Hetty fut enchantée de cette preuve de tendresse chez un animal qui n’est pas fort renommé pour sa sensibilité et comme un des oursons quittait sa mère pour s’ébattre et sauter en liberté, elle eut un vif désir de le reprendre dans ses bras et de jouer avec lui. Mais, se souvenant du grognement de la mère, elle eut assez d’empire sur elle-même pour ne pas mettre à exécution ce dangereux dessein ; puis elle songea à ce qui l’avait amenée sur ces montagnes, et s’éloigna du groupe qui l’intéressait pour continuer sa route le long du lac qu’elle pouvait apercevoir encore à travers les arbres. À sa grande surprise, mais cependant sans en être alarmée, l’ourse et sa famille se levèrent et suivirent ses pas, en se tenant à une petite distance derrière elle, et en ayant l’air de surveiller tous ses mouvements, comme pour voir tout ce que faisait la jeune fille.

Escortée de la sorte par la mère et les oursons, elle fit près d’un mille, ce qui était trois fois la distance qu’elle avait été capable de parcourir dans l’obscurité, durant le même laps de temps. Elle arriva alors près d’un ruisseau qui s’était creusé lui-même un passage dans la terre, et qui allait tomber avec bruit dans le lac entre des rives hautes et escarpées, sous l’ombrage des arbres. Là, Hetty fit ses ablutions ; et après avoir bu de l’eau pure qui descendait de la montagne, elle poursuivit son chemin, plus légère de corps et d’esprit, et toujours escortée par ses étranges compagnons. Sa route était alors le long d’une terrasse large et presque unie qui descendait du haut de la rive dans une vallée qui s’élevait plus loin pour former un second plateau plus irrégulier. Dans cette partie de la vallée, les montagnes suivaient une ligne oblique, et là commençait une plaine qui s’étendait entre les collines, au sud du lac. Cette situation indiqua à Hetty qu’elle approchait du campement, et, ne l’eût-elle pas su, les ours lui auraient fait soupçonner le voisinage d’êtres humains. Flairant l’air, l’ourse refusa d’aller plus loin, quoique la jeune fille se retournât et l’invitât à la suivre par des signes enfantins, et même en rappelant de sa douce voix. Ce fut pendant qu’elle marchait lentement ainsi au milieu de quelques broussailles, les yeux fixés sur ces animaux immobiles, que la jeune fille se trouva tout à coup arrêtée par une main qui toucha légèrement son épaule.

— Où aller ? dit une douce voix de femme, parlant à la hâte et avec un ton d’intérêt. Indiens, hommes rouges, sauvages, guerriers méchants, de ce côté.

Ce salut inattendu n’alarma pas plus la jeune fille que ne l’avait fait la présence des farouches habitants des bois. Il la prit un peu par surprise, à la vérité ; mais elle était en quelque sorte préparée à une pareille rencontre, et la créature qui l’arrêta devait l’effrayer moins qu’aucune autre faisant partie du peuple indien. C’était une fille à peine plus âgée qu’elle, dont le sourire était aussi rayonnant qu’un des plus joyeux sourires de Judith, dont la voix était la mélodie même, et dont l’accent et les manières avaient toute la douceur craintive qui caractérise son sexe, parmi des hommes qui traitent ordinairement leurs femmes comme les servantes des guerriers. La beauté n’est pas rare, il s’en faut, chez les femmes des aborigènes américains, avant qu’elles soient exposées aux fatigues du mariage et de la maternité. De ce côté, les premiers maîtres du pays ne différaient pas de leurs successeurs plus civilisés, la nature semblant avoir prodigué aux femmes de cette contrée cette délicatesse de traits et de contours qui donne un si grand charme aux jeunes filles, mais dont elles sont privées de si bonne heure, tant par les habitudes de la vie domestique que par toute autre cause.

L’Indienne qui avait si soudainement arrêté les pas de Hetty était vêtue d’une mantille de calicot, qui couvrait suffisamment tout le haut de sa personne ; un jupon court en drap bleu bordé de galon d’or, qui ne descendait pas plus bas que ses genoux, des bas de même étoffe, et des moccasins de peau de daim, complétaient son costume. Ses cheveux tombaient en longues tresses brunes sur son dos et sur ses épaules, et ils étaient partagés au-dessus d’un front bas et uni, de manière à adoucir l’expression de ses yeux pleins d’espièglerie et de naturel. Son visage était ovale et ses traits délicats ; ses dents étaient égales et blanches, tandis que sa bouche exprimait une tendresse mélancolique, comme si cette expression particulière eût été produite par une sorte d’intuition de la destinée d’un être condamné en naissant à endurer les souffrances de la femme adoucies par les affections de la femme. Sa voix, ainsi que nous l’avons déjà dit, avait la douceur de la brise du soir, charme qui distingue celles de sa race, mais qui chez elle était si remarquable qu’il lui avait valu le nom de Wah-ta !-Wah ; en un mot, c’était la fiancée de Chingachgook : elle avait réussi à endormir les soupçons de ceux qui l’avaient enlevée, et il lui était permis d’errer autour du camp.

Cette faveur était compatible avec la politique générale des hommes rouges, qui savaient bien qu’il eût été facile de suivre sa piste en cas de fuite. On se rappellera que les Iroquois ou Hurons, comme il conviendrait mieux de les nommer, ignoraient entièrement la présence de son amant dans le voisinage ; circonstance dont elle-même n’était pas instruite.

Il est difficile de dire laquelle des deux montra le plus de sang-froid en cette rencontre imprévue, de la Face-Pâle ou de la Peau-Rouge ; mais, quoique un peu surprise, Wah-ta !-Wah était la plus disposée à parler, et la plus prompte de beaucoup à prévoir les conséquences, aussi bien qu’à imaginer les moyens de les détourner. Pendant qu’elle était enfant, son père avait été souvent employé comme soldat par les autorités de la colonie, et pendant un séjour de plusieurs années près des forts, elle avait appris un peu d’anglais, qu’elle parlait à la manière abrégée des Indiens, mais couramment, et sans la répugnance ordinaire chez ceux de sa nation.

— Où aller ? répéta Wah-ta !-Wah en rendant le sourire de Hetty avec l’air doux et engageant qui lui était propre ; — guerriers méchants de ce côté, — bons guerriers loin d’ici.

— Quel est votre nom ? demanda Hetty avec la simplicité d’un enfant.

— Wah-ta !-Wah. — Pas Mingo, — bonne Delaware, — amie des Yankees. — Mingos très-cruels, — aiment les chevelures pour le sang. — Delawares les aiment pour l’honneur. — Par ici, — là pas d’yeux.

Wah-ta !-Wah conduisit alors sa compagne vers le lac, en descendant la rive de manière à mettre les arbres suspendus au-dessus, et les buissons, entre elles et tout curieux ; elle ne s’arrêta pas qu’elles ne fussent toutes deux assises côte à côte sur un tronc d’arbre tombé, dont l’une des extrémités était plongée dans l’eau.

— Pourquoi venir ? demanda la jeune Indienne avec empressement ; — d’où venir ?

Hetty lui raconta son histoire avec sa candeur et sa naïveté habituelles. Elle lui expliqua la situation de son père, et lui fit part du désir qu’elle avait de le servir et de le délivrer, si cela était possible.

— Pourquoi votre père venu au camp mingo la nuit ? demanda la jeune Indienne avec une franchise qui, si elle n’était pas empruntée à sa compagne, avait la même sincérité. — Temps de guerre à présent, — le sais fort bien ; — pas un petit garçon — a de la barbe — pas besoin qu’on lui dise que les Iroquois ont tomahawk, et couteau et mousquets. — Pourquoi venu la nuit, saisir par les cheveux et essayer de scalper fille delaware ?

— Vous ! dit Hetty glacée d’horreur ; — vous a-t-il saisie, vous, — a-t-il essayé de vous scalper ?

— Pourquoi non ? Chevelure delaware se vendre pour autant que chevelure mingo. — Gouverneur voit pas différence. — Mal à Face-Pâle de scalper. Pas ses dons, comme le bon Deerslayer dit toujours.

— Et connaissez-vous Deerslayer ? dit Hetty en rougissant de ravissement et de surprise, et en oubliant en ce moment ses regrets sous l’influence de ce nouveau sentiment. — Je le connais aussi. Il est maintenant dans l’arche avec un Delaware qu’on nomme le Grand-Serpent ; et c’est aussi un hardi et beau guerrier que ce Grand-Serpent.

En dépit du riche vermillon que la nature avait répandu sur la beauté indienne, le sang accusateur s’amassa sur ses joues, et cette rougeur donna un nouvel air de vivacité et d’intelligence à ses yeux d’un noir de jais. Elle leva un doigt, comme pour avertir Hetty de la nécessité de la prudence, et sa voix, déjà si douce, devint presque un murmure quand elle reprit la parole.

— Chingachgook ! dit la jeune Delaware en soupirant un nom si dur d’un ton si suavement guttural, qu’il arriva à l’oreille comme une mélodie. — Son père, Uncas, — grand chef des Mohicans, le premier après vieux Tamenund ! — Plus comme guerrier, pas autant comme cheveux gris, — encore moins autour du feu du conseil. — Vous connaissez le Serpent ?

— Il nous a rejoints hier soir, et il était dans l’arche avec moi, deux ou trois heures avant que je ne la quittasse. Je crains, Hist, — Hetty ne put prononcer le nom indien de sa nouvelle amie, mais ayant entendu Deerslayer le traduire en anglais, elle se servit de cette traduction sans aucune des cérémonies de la vie civilisée ; — je crains, Hist, qu’il ne soit venu pour prendre des chevelures, aussi bien que mon pauvre père et Hurry Harry.

— Pourquoi non ? — Chingachgook guerrier rouge, — très-rouge, — chevelures lui font honneur, — soyez sûre, il en prendra, — soyez bien sûre.

— Alors, dit vivement Hetty, il sera aussi méchant que tout autre. Dieu ne pardonnera pas à un homme rouge ce qu’il ne pardonnera pas à un homme blanc.

— Non, vrai, répliqua la Delaware avec une chaleur qui était presque de l’emportement ; — non, vrai, je vous dis ! Le Manitou sourit et est content quand il voit jeune guerrier revenir du sentier de guerre avec deux, dix, cent chevelures sur un bâton ! — Le père de Chingachgook a pris chevelures, — grand-père a pris chevelures, tous vieux chefs prennent chevelures, et Chingachgook en prendra autant qu’il peut porter !

— En ce cas, Hist, son sommeil la nuit doit être terrible ! Personne ne peut être cruel et espérer le pardon.

— Non cruel, — beaucoup pardonné, reprit Wah-ta !-Wah en frappant de son petit pied les cailloux de la grève, et en secouant la tête de manière à montrer combien la sensibilité féminine, sous un de ses aspects, avait complètement vaincu, sous un autre, cette même sensibilité. — Je vous dis, Serpent brave : — retourner chez lui cette fois avec quatre, oui, et même avec deux chevelures.

— Est-ce là, l’objet de son arrivée ici ? A-t-il en effet parcouru toute cette distance à travers tant de montagnes, de vallées, de rivières et de lacs, pour tourmenter ses semblables et faire des actes si criminels ?

Cette question apaisa aussitôt la colère croissante de la beauté indienne à demi offensée, en triomphant des préjugés d’éducation, et en donnant à toutes ses pensées une tournure plus tendre et plus féminine. Elle regarda autour d’elle avec méfiance, comme si elle eût craint d’être épiée ; puis elle regarda fièrement sa compagne attentive ; après quoi elle termina cette manœuvre de coquetterie de jeune fille et de sensibilité de femme, en se couvrant le visage des deux mains, en poussant des éclats de rire qu’on pourrait justement appeler la mélodie des bois. La crainte d’être découverte mit bientôt fin à cette manifestation de sentiment, et, écartant les mains, cette enfant de la nature fixa de nouveau ses regards sur sa compagne, comme pour lui demander jusqu’à quel point elle pouvait confier son secret à une étrangère. Quoique Hetty ne pût prétendre à la beauté extraordinaire de sa sœur, bien des gens trouvaient que la sienne était la plus séduisante des deux ; elle exprimait toute la sincérité naturelle de son caractère, et on n’y voyait aucun des signes extérieurs et désagréables qui accompagnent si fréquemment la faiblesse d’esprit. À la vérité, un œil particulièrement perçant aurait pu découvrir les preuves de la faiblesse de son intelligence dans le langage d’un regard parfois distrait ; mais ce regard, par l’absence complète de toute dissimulation, attirait la compassion plutôt qu’aucun autre sentiment. L’effet qu’il produisit sur Hist, pour nous servir de la traduction anglaise et plus familière de son nom, fut favorable ; et cédant à un mouvement de tendresse, elle entoura Hetty de ses bras, et l’embrassa avec un transport d’émotion si naturel, qu’il ne pouvait être égalé que par son ardeur.

— Vous bonne, dit la jeune Indienne à voix basse ; vous bonne, je sais : il y a si longtemps que Wah-ta !-Wah n’a eu d’amie, — de sœur, — personne à qui dire son cœur ! Vous l’amie de Hist ; est-ce pas vrai ?

— Je n’ai jamais eu d’amie, répondit Hetty en lui rendant ses embrassements avec un entraînement véritable ; — j’ai une sœur, mais pas d’amie. Judith m’aime, et j’aime Judith ; cela est naturel, tel que la Bible nous l’enseigne ; mais je voudrais avoir une amie ! Je serai votre amie de tout mon cœur, car j’aime votre voix, votre sourire et votre façon de penser en toutes choses, excepté au sujet des chevelures.

— Pensez plus à cela, — parlez plus de chevelures, interrompit Hist d’un ton conciliant. — Vous, Face-Pâle ; moi, Peau-Rouge, avons des dons différents. Deerslayer et Chingachgook grands amis, et pas de la même couleur ; Hist et — votre nom, joli visage pâle ?

— On me nomme Hetty, quoique dans la Bible ce nom soit toujours écrit Esther.

— Quoi fait cela ? — Ni bien ni mal. — Pas besoin d’écrire un nom. — Frères Moraves veulent écrire Wah-ta !-Wah. — Moi ne veux pas. — Pas bon pour fille delaware de savoir trop ; — sais plus qu’un guerrier quelquefois. — Honteux pour moi ! — Mon nom Wah-ta !-Wah veut dire Hist dans votre langue : — Vous m’appelez Hist, — je vous appelle Hetty.

Ces préliminaires une fois arrangés à leur mutuelle satisfaction, elles se mirent à parler de leurs espérances et de leurs projets. Hetty mit sa nouvelle amie entièrement au fait de ses intentions à l’égard de son père, et Hist aurait trahi, devant la personne la moins curieuse de pénétrer les secrets d’autrui, les sentiments et l’espoir qui s’associaient chez elle avec le souvenir du jeune guerrier de sa tribu. Cependant, de part et d’autre, les révélations furent assez complètes pour que chacune d’elles fût en état de connaître suffisamment les pensées intimes de l’autre, quoiqu’elles eussent fait assez de restrictions mentales pour qu’il devînt nécessaire d’y suppléer par les questions et réponses suivantes, qui terminèrent définitivement l’entrevue. Possédant un esprit plus prompt, Hist fut la première à interroger. Un bras passé autour de la taille de Hetty, elle pencha la tête de manière à lever les yeux avec un enjouement malin sur le visage de sa compagne ; puis se mettant à rire, comme pour faire interpréter ses paroles par ses regards, elle parla plus intelligiblement.

— Hetty a un frère aussi bien qu’un père ? dit-elle ; pourquoi pas parler de frère aussi bien que de père ?

— Je n’ai pas de frère, Hist. J’en avais un autrefois, dit-on ; mais il est mort depuis bien des années, et il est enterré dans le lac auprès de ma mère.

— Pas de frère ? Avez un jeune guerrier ; vous l’aimez presque autant que père, eh ? Bien beau, — a l’air brave — ; digne d’être chef, si lui bon comme il semble être.

— Il est mal d’aimer aucun homme autant que j’aime mon père, et aussi j’essaie de ne pas le faire, Hist, répliqua la consciencieuse Hetty, qui ne sut comment dissimuler son émotion en prenant un détour aussi pardonnable qu’une réponse évasive, quoiqu’elle fût puissamment tentée par pudeur féminine de s’écarter de la vérité ; et pourtant je pense quelquefois que le mal triomphera en moi, si Hurry vient si souvent au lac. Je dois vous dire la vérité, chère Hist, parce que vous me la demandez ; mais je tomberais et je mourrais dans les bois s’il le savait !

— Pourquoi pas vous le demander lui-même — a l’air brave — ; pourquoi pas oser parler ? Jeune guerrier demander jeune fille ; pas faire parler jeune fille d’abord. Filles mingo en seraient honteuses.

Ceci fut dit avec indignation, et avec le généreux entraînement auquel une jeune femme passionnée se laisse aller en entendant parler de ce qu’elle regarde comme l’usurpation des privilèges les plus chers à son sexe. Cela eut peu d’influence sur l’esprit faible mais juste de Hetty, qui, malgré la susceptibilité naturelle aux femmes qui dominait toutes ses impulsions, suivait les mouvements de son propre cœur, plutôt que les usages établis pour protéger la délicatesse de son sexe.

— Me demander quoi ? s’écria Hetty avec une précipitation qui prouvait à quel point ses craintes avaient été éveillées ; me demander si je l’aime autant que j’aime mon propre père ! Oh ! j’espère qu’il ne me fera jamais une semblable question, car je serais obligée d’y répondre, et cela me tuerait !

— Non, non, pas tuer, pas tout à fait, répliqua Hist en riant malgré elle. Faire venir rougeur, faire venir honte ; mais pas rester longtemps, et puis plus heureuse que jamais. Jeune guerrier doit dire à jeune fille qu’il la veut pour femme, autrement ne peut jamais vivre dans son wigwam.

— Hurry ne désire pas de m’épouser ; personne ne désirera jamais de m’épouser, Hist.

— Comment pouvez savoir ? Peut-être tout le monde désirer de vous épouser, et peu à peu la langue dire ce que le cœur sent. Pourquoi personne désirer de vous épouser ?

— Je n’ai pas tout mon bon sens, à ce qu’ils disent. Mon père me le dit souvent, Judith quelquefois quand elle est piquée ; mais je n’y fais pas la même attention qu’aux paroles de ma mère. Elle me le dit une fois, et puis elle pleura comme si son cœur eût été près de se briser ; aussi je sais que je n’ai pas tout mon bon sens.

Hist contempla une minute sans parler cette bonne et simple fille, et la vérité tout à coup frappa son esprit ; la pitié, la vénération et la tendresse semblaient lutter dans son cœur ; elle se leva soudain, et proposa à sa compagne de l’accompagner jusqu’au camp, qui n’était pas fort éloigné. Cet oubli inattendu des précautions que Hist avait d’abord paru vouloir prendre pour que Hetty ne fût pas aperçue, provenait de sa conviction qu’aucun Indien ne voudrait nuire à un être que le grand Esprit avait désarmé en le privant de sa plus forte défense, la raison. À cet égard, presque toutes les nations vivant dans l’état de nature se ressemblent, et semblent offrir spontanément, par un sentiment qui fait honneur à l’espèce humaine, par leur indulgence, cette protection qui a été retirée par la sagesse impénétrable de la Providence. Wah-ta !-Wah savait bien que dans plusieurs tribus les faibles d’esprit et les fous étaient traités avec une sorte de vénération religieuse, et recevaient des marques de respect et d’honneur de ces sauvages habitants des forêts, au lieu de l’insouciance et du mépris qui leur sont réservés parmi les hommes qui prétendent à une civilisation plus avancée.

Hetty suivit sa nouvelle amie sans crainte et sans répugnance. Son désir était d’aller au camp ; et, encouragée par son motif, elle n’eut pas plus d’inquiétudes sur les suites de cette démarche que sa compagne elle-même, qui connaissait le genre de protection que la jeune Face-Pâle portait avec elle. Cependant, tout en cheminant lentement le long d’un rivage encombré de broussailles, Hetty continua la conversation, en commençant elle-même à faire des questions, ce dont Hist s’était abstenue dès qu’elle avait reconnu l’état mental de son amie blanche.

— Mais vous n’êtes pas faible d’esprit, vous, dit Hetty, et il n’y a pas de raison qui puisse empêcher le Serpent de vous épouser.

— Hist prisonnière, et Mingos avoir bonnes oreilles. Pas parler de Chingachgook en leur présence. Vous promettre cela à Hist, bonne Hetty.

— Je sais, je sais, répondit Hetty en parlant à voix basse, tant elle avait hâte de lui faire voir qu’elle comprenait la nécessité d’être circonspecte ; je sais, Deerslayer et le Serpent ont le projet de vous enlever aux Iroquois ; et vous désirez que je ne leur apprenne pas ce secret.

— Comment savez-vous ? demanda Hist précipitamment, fâchée que sa compagne ne fût pas plus dénuée de bon sens qu’elle ne l’était réellement. Comment savez-vous ? Mieux de ne parler de personne que de votre père et de Hurry ; Mingo comprend cela, il ne comprend pas l’autre. Promettez ne pas parler de ce que vous comprenez pas.

— Mais je comprends ceci, Hist ; et ainsi il faut que j’en parle. Deerslayer a tout raconté à mon père à ce sujet, et en ma présence ; et comme personne ne m’avait dit de ne pas écouter, j’ai tout entendu, ainsi que j’ai entendu l’entretien d’Hurry avec mon père relativement aux chevelures.

— Très-mal à Faces-Pâles de parler de chevelures, et très-mal à jeunes filles d’écouter ! Maintenant vous aimez Hist, je le sais, Hetty, et parmi Indiens, plus aimer, moins parler.

— Il n’en est pas ainsi parmi les blancs, qui s’entretiennent de préférence de ceux qu’ils aiment le mieux. C’est, je suppose, parce que je suis faible d’esprit que je ne vois pas pour quelle raison cela doit être si différent parmi les hommes rouges.

— C’est ce que Deerslayer appelle leurs dons : un don pour parler, un autre pour se taire. Vous taire votre don avec les Mingos. Si Serpent désire voir Hist, Hetty désire voir Hurry. Une bonne fille dit jamais secret d’une amie.

Hetty la comprit ; et elle promit à la jeune Delaware de ne faire aucune allusion à Chingachgook et de ne rien dire du motif de son arrivée sur les bords du lac.

— Peut-être il enlèvera votre père et Hurry, aussi bien que Hist, si laissez faire, dit à voix basse Wah-ta !-Wha à sa compagne, d’un ton confidentiel et flatteur, au moment où elles arrivaient assez près du camp pour entendre les voix de plusieurs personnes de leur sexe, qui semblaient occupées aux travaux ordinaires des femmes de leur classe. Pensez à cela, Hetty, et mettez deux, vingt doigts sur vos lèvres. Pas avoir amis en liberté, sans Serpent faire cela.

Elle ne pouvait trouver un meilleur expédient pour s’assurer du silence et de la discrétion de Hetty, que celui qui s’offrait en cet instant à son esprit. Comme la délivrance de son père et de Hurry était le grand objet de son entreprise, Hetty comprit que cette délivrance avait des rapports avec les projets du Delaware ; et faisant un signe de tête avec un rire innocent et avec le même air de discrétion, elle promit de se conformer scrupuleusement aux désirs de son amie. Après avoir reçu cette assurance, Hist, sans perdre de temps, prit directement le chemin qui conduisait au camp, où elle était aussi prisonnière.