Le Trombinoscope/Rochefort

Le Trombinoscope1 (p. 59-62).

ROCHEFORT, comte victor-henri de rochefort luçay, journaliste français, né à Paris le 30 janvier 1830. Élevé entre un père légitimiste et une mère républicaine, dès l’âge de huit mois, il répondit à sa nourrice, qui le pressait d’embrasser l’une ou l’autre de ces deux croyances : « Pour savoir si l’on aime mieux le chausson aux pommes que la tarte aux cerises, il faut avoir eu le temps de goûter aux deux. » Henri Rochefort grandit et fit de brillantes études. Tout jeune il composa plusieurs poésies, une entre autres en l’honneur de la sainte Vierge ; plus tard, les détracteurs de Rochefort ayant fouillé son passé, dans l’intention bien évidente d’y découvrir l’assassinat d’un invalide à nez d’argent, n’y trouvèrent que cette ode religieuse ; ils l’exhumèrent triomphalement en s’écriant : « Quel gredin !… Tutoyer l’empereur après avoir chanté la Vierge !… » n Justice fut promptement faite de cet argument idiot qui mènerait tout droit à couvrir de boue les hommes qui gouaillent le miracle de la Sallette, sous prétexte qu’à trois ans ils mettaient à Noël leur sabot dans la cheminée pour y trouver un polichinelle le lendemain matin.

Devenu homme, Rochefort essaya d’étudier la médecine ; il y renonça bientôt pour ne pas être exposé à devenir plus tard le médecin de l’empereur. « Rien que l’idée — disait-il avec horreur — que je pourrais un jour être obligé de fourrer me sonde là-dedans !… Jamais !… » — Il fut admis en 1851 comme expéditionnaire dans les bureaux de l’Hôtel-de-Ville, où il fit d’ailleurs un assez mauvais employé. Il ne tarda pas à prendre les expéditions en grippe, celle du Mexique développa plus tard cette antipathie. — Il collabora avec beaucoup de succès au Charivari, au Nain Jaune, au Soleil et au Figaro. Dans ce dernier journal — (nous demandons bien pardon à nos lecteurs d’appeler ça un journal ; mais le dictionnaire de l’Académie est si pauvre !…) — Dans ce dernier journal, disons-nous, le ton des chroniques de Rochefort devint si monté, que M. de Villemessant fut prié par le Gouvernement de remplacer l’acerbe écrivain par un panadier de la force, au plus, de Timothée Trimm, sous peine de voir le Figaro supprimé.

Comme nous tenons avant tout à étonner nos lecteurs, nous nous abstiendrons de leur dire que, placé entre ses intérêts et sa dignité, M. de Villemessant s’empressa de jeter sa dignité à la mer ; la mer n’en devint pas houleuse. Le directeur du Figaro congédia donc son chroniqueur et l’aida à fonder la Lanterne, dont il partagea, dit-on, les bénéfices ; mais il ne voulut pas abuser de la situation et laissa à Rochefort seul les mois de prison. La Fontaine a fait là-dessus une très-jolie fable où il est question de marrons. — La Lanterne obtint un succès fou ; Rochefort y gagna quarante-cinq mois d’emprisonnement et 275 000 francs d’amende, mais il eut le bonheur qu’il désirait depuis longtemps : celui de donner la jaunisse à l’impératrice. — Rochefort se réfugia à Bruxelles, où il continua à faire paraître sa Lanterne, qui fut traduite en toutes les langues de l’Europe, sans cesser de l’être ici en police correctionnelle. — Rochefort s’est battu en duel en plusieurs circonstances : une fois à propos d’un article irrévérencieux pour la reine d’Espagne, une autre fois au sujet d’un autre article sur Jeanne d’Arc.

Sans cette circonstance qui a voulu que le même homme croisât le fer à cause de ces deux femmes, nous croyons que l’idée ne serait jamais venue à personne de chercher entre elles le moindre point de ressemblance.

En 1869, Rochefort fut élu député à Paris. Il accepta le mandat impératif, pensant, avec raison, que depuis dix-huit années que cela durait, le peuple devait avoir plein le dos de ces candidats républicains qui, pour se faire nommer, promettaient tout, et, une fois élus, ne tenaient… que de la place. — Rochefort fonda la Marseillaise, journal dans lequel il osa imprimer que l’assassinat de Victor Noir par le prince Pierre Bonaparte ferait, avec le coup de pistolet de Vélocipède père à Boulogne, deux pendants assez réussis sur une cheminée. — Condamné pour ce fait à six mois de prison, il fut arrêté le 7 février 1870, sur l’ordre d’Ollivier-au-cœur-léger et enfermé à Sainte-Pélagie, d’où le 4 Septembre le tira.

Nommé membre du Gouvernement de la Défense nationale, il ne tarda pas à s’apercevoir que ses collègues étaient faits pour sauver une République comme le pain d’épice pour enfoncer des pavés ; il les quitta et eut encore la délicatesse — on pourrait même dire : la faiblesse — de ne pas les attaquer. — Quand Trochu eut donné sa langue à Sainte-Geneviève et nos forts à l’ennemi, Rochefort, réélu député, alla siéger à l’Assemblée de Bordeaux ; là encore il put vite se convaincre, lors de la discussion du traité de paix, que si le désir de sauver l’Alsace et la Lorraine était grand chez les ruraux, ils avaient une préoccupation bien plus grande encore : c’était d’étouffer la République entre plusieurs douzaines de matelas. Il donna de nouveau sa démission et vint à Paris fonder le journal le Mot d’ordre. — Lorsque éclata la révolution du 18 mars, Rochefort…

Ici nous demandons à nos lecteurs un petit congé pour affaires de famille. À partir de ce moment, les faits et gestes de Rochefort sont liés à d’autres sur lesquels le Trombinoscope réserve son appréciation. On sait que jusqu’ici le Figaro, le Gaulois et Paris-Journal ont seuls en le droit d’écrire l’histoire de la Commune. Ces feuilles au cœur-léger ont usé et abusé du monopole sous la protection d’un état de siége vif et animé qui les blinde contre toute concurrence. Ainsi soit-il !… Le jour viendra peut-être où l’on ne sera plus tenu de solliciter la permission d’écrire auprès de brillants guerriers dont le mérite littéraire est surtout d’avoir de beaux éperons ; nous attendrons ce moment avec tout le respect dont nous sommes capable.

Rochefort a été condamné, en septembre 1871, à la détention perpétuelle dans une enceinte fortifiée ; nous n’étonnerons personne en disant que beaucoup de gens ont trouvé la peine trop douce. — Le bruit a même couru que, sur la demande de l’ex-impératrice, le ministère public devait en appeler de ce jugement a minima. Quant à nous, nous sommes trop imbibés du respect dû à la justice, condamnât-elle à être coupé en quinze un homme qui aurait secoué son paillasson par la fenêtre, pour ne pas trouver irréprochable la décision du conseil de guerre.

Au physique, Rochefort n’est pas beau, l’œil de ce misérable est doux et expressif. — Au risque de voir diminuer la vente du Trombinoscope, nous devons déclarer que Rochefort ne mange pas de viande humaine aussi souvent qu’on le dit. — Il est excessivement nerveux, on peut même dire qu’il n’est que nerveux ; quand le temps est à l’orage, il se tord comme une corde à boyaux, et si l’on va lui faire visite dans un de ces moments là, on est tout étonné de le voir, en causant, se rouler sur le parquet comme un copeau de bois blanc. — Une particularité que l’on ignore : son corps est vendu 18 000 francs à l’ingénieur Chevalier qui, après sa mort, le débitera en petits morceaux pour monter des capucins-baromètres. — Depuis que Rochefort est dans le malheur, il a reçu à peu près tous les coups de pied de l’âne qu’un homme tombé peut ambitionner. Des anciens confrères surtout lui ont fait payer cher des succès dont ils avaient tous été jaloux. — Les plus doux lui ont jeté la pierre d’avoir quitté le vaudeville pour la satire, et l’épais Sarcey lui-même a jésuitiquement déploré que Rochefort eût « dévié vers la politique » et se « fût emballé ».

Nous n’admettons pas le qu’on puisse « dévier vers la politique » dans un moment surtout où nous payons si cher notre indifférence en cette matière. Quant à « s’emballer, » ne s’emballe pas qui veut !… Avec les gens qui « s’emballent, » quand on sait s’en servir, on sauve un pays ; avec ceux qui ne « s’emballent » jamais, on ne peut guère faire que… le Gaulois.

Octobre 1871.

NOTICE COMPLÉMENTAIRE

DATES À REMPLIR
PAR LES COLLECTIONNEURS DU TROMBINOSCOPE

Rochefort est rendu à la liberté le... 18... Il entre à la Trappe le... 18... pour faire pénitence d’avoir cru en Trochu pendant une semaine et demie ; et meurt de joie le... 19... en apprenant que l’Impératrice, après avoir mangé sa fortune à entretenir des feuilles bonapartistes, vient de débuter comme tireuse de cartes à la fête de Saint-Cloud.