Le Triomphe de l’amour (Marivaux)/Acte III
Acte III
modifierScène première
modifierPHOCION, HERMIDAS
Viens que je te parle, Corine. Tout me répond d’un succès infaillible. Je n’ai plus qu’un léger entretien à avoir avec Agis ; il le désire autant que moi. Croirais-tu pourtant que nous n’avons pu y parvenir ni l’un ni l’autre ? Hermocrate et sa sœur m’ont obsédée tour à tour ; ils doivent tous deux m’épouser en secret : je ne sais combien de mesures sont prises pour ces mariages imaginaires. Non, on ne saurait croire combien l’amour égare ces têtes qu’on appelle sages ; et il a fallu tout écouter, parce que je n’ai pas encore terminé avec Agis. Il m’aime tendrement comme Aspasie : pourrait-il me haïr comme Léonide ?
Non, Madame, achevez ; la princesse Léonide, après tout ce qu’elle a fait, doit lui paraître encore plus aimable qu’Aspasie.
Je pense comme toi ; mais sa famille a péri par la mienne.
Votre père hérita du trône, et ne l’a pas ravi.
Que veux-tu ? J’aime et je crains. Je vais pourtant agir comme certaine du succès. Mais, dis-moi, as-tu fait porter mes lettres au château ?
Oui, Madame ; Dimas, sans savoir pourquoi, m’a fourni un homme à qui je les ai remises ; et comme la distance d’ici au château est petite, vous aurez bientôt des nouvelles. Mais quel ordre donnez-vous au seigneur Ariston, à qui s’adressent vos lettres ?
Je lui dis de suivre celui qui les lui rendra ; d’arriver ici avec ses gardes et mon équipage : ce n’est qu’en prince que je veux qu’Agis sorte de ces lieux. Et toi, Corine, pendant que je t’attends ici, va te poser à l’entrée du jardin où doit arriver Ariston ; et viens m’avertir dès qu’il sera venu. Va, pars, et mets le comble à tous les services que tu m’as rendu.
Je me sauve. Mais vous n’êtes pas quitte de Léontine ; la voilà qui vous cherche.
Scène II
modifierLÉONTINE, PHOCION
J’ai un mot à vous dire, mon cher Phocion ; le sort en est jeté ; nos embarras vont finir.
Oui, grâces au ciel.
Je ne dépends que de moi, nous allons être pour jamais unis. Je vous ai dit que c’est un spectacle que je ne voulais pas donner ici, mais les mesures que nous avons prises ne me paraissent pas décentes ; vous avez envoyé chercher un équipage, qui doit nous attendre à quelques pas de la maison, n’est-il pas vrai ? Ne vaudrait-il pas mieux, au lieu de nous en aller ensemble, que je partisse la première, et que je me rendisse à la ville en vous attendant ?
Oui-da, vous avez raison ; partez, c’est fort bien dit.
Je vais dès cet instant me mettre en état de cela, et dans deux heures je ne serai pas ici ; mais, Phocion, hâtez-vous de me suivre.
Commencez par me quitter, pour vous hâter vous-même.
Que d’amour ne me devez-vous pas !
Je sais que le vôtre est impayable, mais ne vous amusez point.
Il n’y avait que vous dans le monde capable de m’engager à la démarche que je fais.
La démarche est innocente, et vous n’y courez aucun hasard ; allez vous y préparer.
J’aime à voir votre empressement ; puisse-t-il durer toujours !
Et puissiez-vous y répondre par le vôtre car votre lenteur m’impatiente.
Je vous avoue que je ne sais quoi de triste s’empare quelquefois de moi.
Ces réflexions-là sont-elles de saison ? Je ne me sens que de la joie, moi.
Ne vous impatientez plus, je pars : car voici mon frère, que je ne veux point voir dans ce moment-ci.
Encore ce frère ! Ce ne sera donc jamais fait !
Scène III
modifierHERMOCRATE, PHOCION
Eh bien ! Hermocrate, je vous croyais occupé à vous arranger pour votre départ.
Ah ! charmante Aspasie, si vous saviez combien je suis combattu !
Ah ! si vous saviez combien je suis lasse de vous combattre ! Qu’est-ce que cela signifie ? On n’est jamais sûr de rien avec vous.
Pardonnez ces agitations à un homme dont le cœur promettait plus de force.
Eh ! votre cœur fait bien des façons, Hermocrate ; soyez agité tant que vous voudrez ; mais partez, puisque vous ne voulez pas faire le mariage ici.
Ah !
Ce soupir-là n’expédie rien.
Il me reste encore une chose à vous dire, et qui m’embarrasse beaucoup.
Vous ne finissez rien, il y a toujours un reste.
Vous confierai-je tout ? Je vous ai abandonné mon cœur, et je vais être à vous, ainsi il n’y a plus rien à vous cacher.
Après ?
J’élève Agis depuis l’âge de huit ans ; je ne saurais le quitter si tôt, souffrez qu’il vive avec nous quelque temps, et qu’il vienne nous retrouver.
Eh ! Qui est-il donc ?
Nos intérêts vont devenir communs : apprenez un grand secret. Vous avez entendu parler de Cléomène ; Agis est son fils, échappé de la prison dès son enfance.
Votre confidence est en de bonnes mains.
Jugez avec combien de soin il faut que je le cache, et de ce qu’il deviendrait entre les mains d’une Princesse qui le fait chercher à son tour, et qui apparemment ne respire que sa mort.
Elle passe pourtant pour équitable et généreuse.
Je ne m’y fierais pas ; elle est née d’un sang qui n’est ni l’un ni l’autre.
On dit qu’elle épouserait Agis, si elle le connaissait, d’autant plus qu’ils sont du même âge.
Quand il serait possible qu’elle le voulût, la juste haine qu’il a pour elle l’en empêcherait.
J’aurais cru que la gloire de pardonner à ses ennemis valait bien l’honneur de les haïr toujours, surtout quand ces ennemis sont innocents du mal qu’on nous a fait.
S’il n’y avait pas un trône à gagner en pardonnant, vous auriez raison, mais le prix du pardon gâte tout ; quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas de cela.
Agis aura lieu d’être content.
Il ne sera pas longtemps avec nous ; nos amis fomentent une guerre chez l’ennemi, auquel il se joindra ; les choses s’avancent, et peut-être bientôt les verra-t-on changer de face.
Se défera-t-on de la Princesse ?
Elle n’est que l’héritière des coupables ; ce serait là se venger d’un crime par un autre, et Agis n’en est point capable : il suffira de la vaincre.
Voilà, je pense, tout ce que vous avez à me dire ; allez prendre vos mesures pour partir.
Adieu, chère Aspasie ; je n’ai plus qu’une heure ou deux à demeurer ici.
Scène IV
modifierPHOCION, ARLEQUIN, DIMAS
Enfin serai-je libre ? Je suis persuadée qu’Agis attend le moment de pouvoir me parler ; cette haine qu’il a pour moi me fait trembler pourtant. Mais que veulent encore ces domestiques ?
Je suis votre serviteur, Madame.
Je vous saluons, Madame.
Doucement donc !
N’appriandez rin, je sommes seuls.
Que me voulez-vous ?
Une petite bagatelle.
Oui, je venons ici tant seulement pour régler nos comptes.
Pour voir comment nous sommes ensemble.
Et de quoi est-il question ? Faites vite, car je suis pressée.
Ah çà ! comme dit stautre, vous avons-je fait de bonne besogne ?
Oui, vous m’avez bien servie tous deux.
Et voute ouvrage à vous, est-il avancé ?
Je n’ai plus qu’un mot à dire à Agis qui m’attend.
Fort bien ; puisqu’il vous attend, ne nous pressons pas.
Parlons d’affaire ; j’avons vendu du noir, que c’est une marveille ! j’avons affronté le tiers et le quart.
Il n’y a point de fripons comparables à nous.
J’avons fait un étouffement de conscience qui était bian difficile, et qui est bian méritoire.
Tantôt vous étiez garçon, ce qui n’était pas vrai ; tantôt vous étiez une fille, ce que je ne savons pas.
Des amours pour sti-ci, et pis pour stelle-là. J’avons jeté voute cœur à tout le monde, pendant qu’il n’était à parsonne de tout ça.
Des portraits pour attraper les visages que vous donneriez pour rien, et qui ont pris le barbouillage de leur mine pour argent comptant.
Mais achèverez-vous ? Où cela va-t-il ?
Voute manigance est bientôt finie. Combian voulez-vous bailler de la finale ?
Que veux-tu dire ?
Achetez le reste de l’aventure ; nous la vendrons à un prix raisonnable.
Faites marché avec nous, ou bian je rompons tout.
Ne vous ai-je pas promis de faire votre fortune ?
Eh bian ! baillez-nous voute parole en argent comptant.
Oui ; car quand on n’a plus besoin des fripons, on les paie mal.
Mes enfants, vous êtes des insolents.
Oh ! ça se peut bian.
Nous tombons d’accord de l’insolence.
Vous me fâchez ; et voici ma réponse. C’est que, si vous me nuisez, si vous n’êtes pas discrets, je vous ferai expier votre indiscrétion dans un cachot. Vous ne savez pas qui je suis ; et je vous avertis que j’en ai le pouvoir. Si au contraire vous gardez le silence, je tiendrai toutes les promesses que je vous ai faites. Choisissez. Quant à présent, retirez-vous, je vous l’ordonne ; et réparez votre faute par une prompte obéissance.
Que ferons-je, camarade ? Alle me baille de la peur ; continuerons-je l’insolence ?
Non, c’est peut-être le chemin du cachot ; et j’aime encore mieux rien que quatre murailles. Partons.
Scène V
modifierPHOCION, AGIS
J’ai bien fait de les intimider. Mais voici Agis.
Je vous retrouve donc, Aspasie, et je puis un moment vous parler en liberté. Que n’ai-je pas souffert de la contrainte où je me suis vu ! J’ai presque haï Hermocrate et Léontine de toute l’amitié qu’ils vous marquent ; mais qui est-ce qui ne vous aimerait pas ? Que vous êtes aimable, Aspasie, et qu’il m’est doux de vous aimer !
Que je me plais à vous l’entendre dire, Agis ! Vous saurez bientôt, à votre tour, de quel prix votre cœur est pour le mien. Mais, dites-moi ; cette tendresse, dont la naïveté me charme, est-elle à l’épreuve de tout ? Rien n’est-il capable de me la ravir ?
Non ; je ne la perdrai qu’en cessant de vivre.
Je ne vous ai pas tout dit, Agis ; vous ne me connaissez pas encore.
Je connais vos charmes ; je connais la douceur des sentiments de votre âme, rien ne peut m’arracher à tant d’attraits, et c’en est assez pour vous adorer toute ma vie.
Ô dieux ! que d’amour ! Mais plus il m’est cher, et plus je crains de le perdre ; je vous ai déguisé qui j’étais, et ma naissance vous rebutera peut-être.
Hélas ! vous ne savez pas qui je suis moi-même, ni tout l’effroi que m’inspire pour vous la pensée d’unir mon sort au vôtre. Ô cruelle princesse, que j’ai de raisons de te hair !
Eh ! de qui parlez-vous, Agis ? Quelle princesse haïssez-vous tant ?
Celle qui règne, Aspasie ; mon ennemie et la vôtre. Mais quelqu’un vient qui m’empêche de continuer.
C’est Hermocrate. Que je le hais de nous interrompre ! Je ne vous laisse que pour un moment, Agis, et je reviens dès qu’il vous aura quitté. Ma destinée avec vous ne dépend plus que d’un mot. Vous me haïssez, sans le savoir pourtant.
Moi, Aspasie ?
On ne me donne pas le temps de vous en dire davantage. Finissez avec Hermocrate.
Scène VI
modifierAGIS, seul.
Je n’entends rien à ce qu’elle veut dire. Quoi qu’il en soit, je ne saurais disposer de moi sans en avertir Hermocrate.
Scène VII
modifierHERMOCRATE, AGIS
Arrêtez, Prince, il faut que je vous parle… Je ne sais par où commencer ce que j’ai à vous dire.
Quel est donc le sujet de votre embarras, Seigneur ?
Ce que vous n’auriez peut-être jamais imaginé ; ce que j’ai honte de vous avouer ; mais ce que, toute réflexion faite, il faut pourtant vous apprendre.
À quoi ce discours-là nous prépare-t-il ? Que vous serait-il donc arrivé ?
D’être aussi faible qu’un autre.
Eh ! de quelle espèce de faiblesse s’agit-il, Seigneur ?
De la plus pardonnable pour tout le monde, de la plus commune ; mais de la plus inattendue chez moi. Vous savez ce que je pensais de la passion qu’on appelle amour.
Et il me semble que vous exagériez un peu là-dessus.
Oui, cela se peut bien ; mais que voulez-vous ? Un solitaire qui médite, qui étudie, qui n’a de commerce qu’avec son esprit, et jamais avec son cœur, un homme enveloppé de l’austérité de ses mœurs n’est guère en état de porter son jugement sur certaines choses ; il va toujours trop loin.
Il n’en faut pas douter, vous tombiez dans l’excès.
Vous avez raison ; je pense comme vous ; car que ne disais-je pas ? Que cette passion était folle, extravagante, indigne d’une âme raisonnable ; je l’appelais un délire ; et je ne savais ce que je disais. Ce n’était pas là consulter ni la raison ni la nature ; c’était critiquer le ciel même.
Oui ; car dans le fond, nous sommes faits pour aimer.
Comment donc ! c’est un sentiment sur qui tout roule.
Un sentiment qui pourrait bien se venger un jour du mépris que vous en avez fait.
Vous m’en menacez trop tard.
Pourquoi donc ?
Je suis puni.
Sérieusement ?
Faut-il vous dire tout ? Préparez-vous à me voir changer bientôt d’état, à me suivre, si vous m’aimez : je pars aujourd’hui, et je me marie.
Est-ce là le sujet de votre embarras ?
Il n’est pas agréable de se dédire ; et je reviens de loin.
Et moi je vous en félicite : il vous manquait de connaître ce que c’était que le cœur.
J’en ai reçu une leçon qui me suffit, et je ne m’y tromperai plus. Si vous saviez au reste avec quel excès d’amour, avec quelle industrie de passion on est venu me surprendre, vous augureriez mal d’un cœur qui ne se serait pas rendu. La sagesse n’instruit point à être ingrat ; et je l’aurais été. On me voit plusieurs fois dans la forêt, on prend du penchant pour moi, on essaie de le perdre, on ne saurait : on se résout à me parler, mais ma réputation intimide. Pour ne point risquer un mauvais accueil, on se déguise, on change d’habit, on devient le plus beau de tous les hommes ; on arrive ici, on est reconnu. Je veux qu’on se retire ; je crois même que c’est à vous à qui on en veut ; on me jure que non. Pour me convaincre, on me dit : je vous aime ; en doutez-vous ? Ma main, ma fortune, tout est à vous avec mon cœur : donnez-moi le vôtre ou guérissez le mien ; cédez à mes sentiments, ou apprenez-moi à les vaincre ; rendez-moi mon indifférence, ou partagez mon amour ; et l’on me dit tout cela avec des charmes, avec des yeux, avec des tons qui auraient triomphé du plus féroce de tous les hommes.
Mais, Seigneur, cette tendre amante qui se déguise, l’ai-je vue ici ? Y est-elle venue ?
Elle y est encore.
Je n’y vois que Phocion.
C’est elle-même ; mais n’en dites mot. Voici ma sœur qui vient.
Scène VIII
modifierLÉONTINE, HERMOCRATE, AGIS
La perfide ! qu’a-t-elle prétendu en me trompant ?
Je viens vous avertir d’une petite absence que je vais faire à la ville, mon frère.
Hé chez qui allez-vous donc, Léontine ?
Chez Phrosine, dont j’ai reçu des nouvelles, et qui me presse d’aller la voir.
Nous serons donc tous deux absents ; car je pars aussi dans une heure, je le disais même à Agis.
Vous partez, mon frère ! Hé chez qui allez-vous à votre tour ?
Rendre visite à Criton.
Quoi ! à la ville comme moi ? Il est assez particulier que nous y ayons tous deux affaire ; vous vous souvenez de ce que vous m’avez dit tantôt : votre voyage ne cache-t-il pas quelque mystère ?
Voilà une question qui me ferait douter des motifs du vôtre ; vous vous souvenez aussi des discours que vous m’avez tenus ?
Hermocrate, parlons à cœur ouvert : tenez, nous nous pénétrons ; je ne vais point chez Phrosine.
Dès que vous parlez sur ce ton-là, je n’aurai pas moins de franchise que vous ; je ne vais point chez Criton.
C’est mon cœur qui me conduit où je vais.
C’est le mien qui me met en voyage.
Oh ! sur ce pied-là, je me marie.
Hé bien, je vous en offre autant.
Tant mieux, Hermocrate, et grâce à notre mutuelle confidence, je crois que celui que j’aime et moi, nous nous épargnerons les frais du départ : il est ici, et puisque vous savez tout, ce n’est pas la peine de nous aller marier plus loin.
Vous avez raison, et je ne partirai point non plus ; nos mariages se feront ensemble, car celle à qui je me donne est ici aussi.
Je ne sais pas où elle est ; pour moi, c’est Phocion que j’épouse.
Phocion !
Oui, Phocion.
Qui donc ? Celui qui est venu nous trouver ici ? celui pour lequel vous me parliez tantôt ?
Je n’en connais point d’autre.
Mais attendez donc, je l’épouse aussi, moi, et nous ne pouvons pas l’épouser tous deux.
Vous l’épousez, dites-vous ? vous n’y rêvez pas ?
Rien n’est plus vrai.
Qu’est-ce que cela signifie ? Quoi ! P hocion qui m’aime d’une tendresse infinie, qui a fait faire mon portrait sans que je le susse !
Votre portrait ! ce n’est pas le vôtre, c’est le mien qu’il a fait faire à mon insu.
Mais ne vous trompez-vous pas ? Voici le sien, le reconnaissez-vous ?
Tenez, ma sœur, en voilà le double ; le vôtre est en homme, et le mien est en femme ; c’en est toute la différence.
Juste ciel ! où en suis-je ?
Oh ! c’en est fait, je n’y saurais plus tenir ; elle ne m’a point donné de portrait, mais je dois l’épouser aussi.
Quoi ! vous aussi, Agis ? quelle étrange aventure !
Je suis outrée, je l’avoue.
Il n’est pas question de se plaindre ; nos domestiques étaient gagnés, je crains quelques desseins cachés ; hâtons-nous, Léontine, ne perdons point de temps : il faut que cette fille s’explique, et nous rende compte de son imposture.
Scène IX
modifierAGIS, PHOCION
Je suis au désespoir !
Les voilà donc partis, ces importuns ! Mais qu’avez-vous, Agis ? Vous ne me regardez pas ?
Que venez-vous faire ici ? Qui de nous trois doit vous épouser, d’Hermocrate, de Léontine ou de moi ?
Je vous entends ; tout est découvert.
N’avez-vous pas votre portrait à me donner, comme aux autres ?
Les autres n’auraient pas eu ce portrait, si je n’avais pas eu dessein de vous donner la personne.
Et moi, je la cède à Hermocrate. Adieu, perfide ; adieu, cruelle ! Je ne sais de quels noms vous appeler. Adieu pour jamais. Je me meurs !…
Arrêtez, cher Agis ; écoutez-moi.
Laissez-moi, vous dis-je.
Non, je ne vous quitte plus ; craignez d’être le plus ingrat de tous les hommes, si vous ne m’écoutez pas.
Moi, que vous avez trompé !
C’est pour vous que j’ai trompé tout le monde, et je n’ai pu faire autrement ; tous mes artifices sont autant de témoignages de ma tendresse, et vous insultez, dans votre erreur, au cœur le plus tendre qui fut jamais. Je ne suis point en peine de vous calmer ; tout l’amour que vous me devez, tout celui que j’ai pour vous, vous ne le savez pas. Vous m’aimerez, vous m’estimerez, vous me demanderez pardon.
Je n’y comprends rien.
J’ai tout employé pour abuser des cœurs dont la tendresse était l’unique voie qui me restait pour obtenir la vôtre, et vous étiez l’unique objet de tout ce qu’on m’a vu faire.
Hélas ! puis-je vous en croire, Aspasie ?
Dimas et Arlequin, qui savent mon secret, qui m’ont servie, vous confirmeront ce que je vous dis là ; interrogez-les, mon amour ne dédaigne pas d’avoir recours à leur témoignage.
Ce que vous me dites là est-il possible, Aspasie ? On n’a donc jamais tant aimé que vous le faites.
Ce n’est pas là tout ; cette Princesse, que vous appelez votre ennemie et la mienne…
Hélas ! s’il est vrai que vous m’aimiez, peut-être un jour vous fera-t-elle pleurer ma mort ; elle n’épargnera pas le fils de Cléomène.
Je suis en état de vous rendre l’arbitre de son sort.
Je ne lui demande que de nous laisser disposer du nôtre.
Disposez vous-même de sa vie ; c’est son cœur ici qui vous la livre.
Son cœur ! vous Léonide, Madame ?
Je vous disais que vous ignoriez tout mon amour, et le voilà tout entier.
Je ne puis plus vous exprimer le mien.
Scène X
modifierLÉONTINE, HERMOCRATE, PHOCION, AGIS
Que vois-je ? Agis à ses genoux !(Il s’approche.) De qui est ce portrait-là ?
C’est de moi.
Et celui-ci, fourbe que vous êtes ?
De moi. Voulez-vous que je les reprenne, et que je vous rende les vôtres ?
Il ne s’agit point ici de plaisanterie. Qui êtes-vous ? quels sont vos desseins ?
Je vais vous les dire, mais laissez-moi parler à Corine qui vient à nous.
Scène dernière
modifierHERMIDAS, DIMAS, ARLEQUIN, et le reste des acteurs.
Noute maître, je vous avartis qu’il y a tout plain d’hallebardiers au bas de noute jardrin ; et pis des soudards et pis des carrioles dorées.
Madame, Ariston est arrivé.
Allons, Seigneur, venez recevoir les hommages de vos sujets. Il est temps de partir ; vos gardes vous attendent. (À Hermocrate et à Léontine.) Vous, Hermocrate, et vous, Léontine, qui d’abord refusiez tous deux de me garder, vous sentez le motif de mes feintes : je voulais rendre le trône à Agis, et je voulais être à lui. Sous mon nom j’aurais peut-être révolté son cœur, et je me suis déguisée pour le surprendre ; ce qui n’aurait encore abouti à rien, si je ne vous avais pas abusés vous-mêmes. Au reste, vous n’êtes point à plaindre, Hermocrate ; je laisse votre cœur entre les mains de votre raison. Pour vous, Léontine, mon sexe doit avoir déjà dissipé tous les sentiments que vous avait inspirés mon artifice.