Le Triomphe de l’amour (Marivaux)/Acte II

Texte établi par Pierre DuviquetHaut Cœur et Gayet jeune (4p. 337-388).
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ACTE II

Scène première

ARLEQUIN, DIMAS


DIMAS

Eh ! morgué ! venez çà, vous dis-je ; depis que ces nouviaux venus sont ici, il n’y a pas moyan de vous parler ; vous êtes toujours à chuchoter à l’écart avec ce marmouset de valet.

ARLEQUIN

C’est par civilité, mon ami ; mais je ne t’en aime pas moins, quoique je te laisse là.

DIMAS

Mais la civilité ne veut pas qu’en soit malhonnête envars moi qui sis voute ancien camarade, et palsangué ! le vin et l’amiquié, c’est tout un ; pus ils sont vieux tous deux, et mieux c’est.

ARLEQUIN

Cette comparaison-là est de bon goût, nous en boirons la moitié quand tu voudras, et tu boiras gratis à mes dépens.

DIMAS

Diantre ! qu’ou’êtes hasardeux ! Vous dites ça comme s’il en pleuvait ; avez-vous bian de quoi ?

ARLEQUIN

Ne t’embarrasse pas.

DIMAS

Vartuchoux ! vous êtes un fin marle ; mais, morgué ! je sis marle itou, moi.

ARLEQUIN

Eh depuis quand suis-je devenu merle ?

DIMAS

Bon, bon, ne savons-je pas qu’ou avez de la finance de rencontre, je vous ons vu tantôt compter voute somme.

ARLEQUIN

Il a raison, voilà ce que c’est que de vouloir savoir son compte.

DIMAS
, à part les premiers mots.

Il baille dans le paniau. Acoutez, noute ami, il y a bian des affaires, bian du tintamarre dans l’esprit de noute maître.

ARLEQUIN

Est-ce qu’il m’a vu aussi compter ma finance ?

DIMAS

Pou ! voirement, c’est bian pis ; faut qu’il se doute de toute la manigance ; car il m’a enchargé de faire ici le renard en tapinois, pour à celle fin de défricher la pensée de ces deux parsonnes dont il a doutance par rapport à l’intention qu’alles avont, dont il est en peine d’avoir connaissance au juste, vous entendez bian ?

ARLEQUIN

Pas trop ; mais, mon ami, je parle donc à un renard ?

DIMAS

Chut ! n’appriandez rin de ce renard-là ; il n’y a tant seulement qu’à voir ce que vous voulez que je li dise. Preumièrement d’abord, faut pas li déclarer ce que c’est que ce monde-là, n’est-ce pas ?

ARLEQUIN

Garde-t’en bien, mon garçon.

DIMAS

Laissez-moi faire. Il n’a tenu qu’à moi d’en dégoiser, car je n’ignore de rin.

ARLEQUIN

Tu sais donc qui ils sont ?

DIMAS

Pargué, si je le savons ! je les connaissons de plante et de raçaine.

ARLEQUIN

Oh ! oh ! je croyais qu’il n’y avait que moi qui les connaissais.

DIMAS

Vous ! par la morgué ! peut-être que vous n’en savez rin.

ARLEQUIN

Oh que si !

DIMAS

Gage que non, ça ne se peut pas ; ça est par trop difficile.

ARLEQUIN

Mais voyez cet opiniâtre ! Je te dis qu’elles me l’ont dit elles-mêmes.

DIMAS

Quoi ?

ARLEQUIN

Qu’elles étaient des femmes.

DIMAS
, étonné.

Alles sont des femmes !

ARLEQUIN

Comment donc, fripon ! est-ce que tu ne le savais pas ?

DIMAS

Non morgué, pas le mot ; mais je triomphe.

ARLEQUIN

Ah ! maudit renard ! vilain merle !

DIMAS

Alles sont des femmes ! tatigué, que je sis aise !

ARLEQUIN

Je suis un misérable.

DIMAS

Queu tapage je m’en vas faire ! Comme je vas m’ébaudir à conter ça ! queu plaisir !

ARLEQUIN

Dimas, tu me coupes la gorge.

DIMAS

Je m’embarrasse bian de voute gorge, ha ha ! des femmes qui baillont de l’argent en darrière un jardinier, maugré qu’il les treuve dans son jardrin, il n’y a morgué point de gorge qui tianne, faut punir ça.

ARLEQUIN

Mon ami, es-tu friand d’argent ?

DIMAS

Je serais bian dégoûté, si je ne l’étais pas ; mais où est-il cet argent ?

ARLEQUIN

Je ferai financer cette dame pour racheter mon étourderie, je te le promets.

DIMAS

Cette étourderie-là n’est pas à bon marché, je vous en avartis.

ARLEQUIN

Je sais bien qu’elle est considérable.

DIMAS

Mais, par priambule, j’entends et je prétends qu’ou me disiais toute cette friponnerie-là. Ah çà ! combien avez-vous reçu de cette dame, tant en monnaie qu’en grosses pièces ? Parlez en conscience.

ARLEQUIN

Elle m’a donné vingt pièces d’or.

DIMAS

Vingt pièces d’or ! queu chartée d’argent ça fait ! Velà une histoire qui vaut une métairie. Après : cette dame, que vient-elle patricoter ici ?

ARLEQUIN

C’est qu’Agis a pris son cœur dans une promenade.

DIMAS

Eh bian ! que ne se garait-il ?

ARLEQUIN

Et elle s’est mise comme ça pour escamoter aussi le cœur d’Agis sans qu’il le voie.

DIMAS

Fort bian ! tout ça est d’un bon revenu pour moi ; tout ça se peut, moyennant que j’escamote itou. Et ce petit valet Hermidas, est-ce itou une escamoteuse ?

ARLEQUIN

C’est encore un cœur que je pourrais bien prendre en passant.

DIMAS

Ca ne vous conviant pas, à vous qui êtes un apprentif docteux ; mais tenez, velà qu’alles viannent ; faites avancer l’espèce.

Scène II

ARLEQUIN, DIMAS, PHOCION, HERMIDAS


HERMIDAS
, à Phocion, en parlant d’Arlequin.

Il est avec le jardinier, il n’y a pas moyen de lui parler.

DIMAS
, à Arlequin.

Alles n’osont approcher, dites-leur que je sis savant sur leus parsonnes.

ARLEQUIN
, à Phocion.

Ne vous gênez point ; car je suis un babillard, Madame.

PHOCION

À qui parles-tu, Arlequin ?

ARLEQUIN

Hélas ! il n’y plus de mystère, il m’a fait causer avec une attrape.

PHOCION

Quoi ! malheureux ! tu lui as dit qui j’étais ?

ARLEQUIN

Il n’y a pas une syllabe de manque.

PHOCION

Ah, ciel !

DIMAS

Je savons là parte de voute cœur, et l’escamotage de stila d’Agis : je savons son argent, il n’y a que ceti-là qu’il m’a proumis que je ne savons pas encore.

PHOCION

Corine, c’en est fait, mon projet est renversé.

HERMIDAS

Non, Madame, ne vous découragez point ; dans votre projet vous avez besoin d’ouvriers, il n’y a qu’à gagner aussi le jardinier, n’est-il pas vrai, Dimas ?

DIMAS

Je sis tout à fait de voute avis, Mademoiselle.

HERMIDAS

Eh bien ! que faut-il pour cela ?

DIMAS

Il n’y a qu’à m’acheter ce que je vaux.

ARLEQUIN

Le fripon ne vaut pas une obole.

PHOCION

Ne tient-il aussi qu’à cela, Dimas ; prends toujours d’avance ce que je te donne là, et si tu te tais, sache que tu remercieras toute ta vie le ciel d’avoir été associé à cette aventure-ci ; elle est plus heureuse pour toi que tu ne saurais te l’imaginer.

DIMAS

Conclusion, Madame, me velà vendu.

ARLEQUIN

Et moi, me voilà ruiné ; car sans ma peste de langue, tout cet argent-là arrivait dans ma poche, et c’est de mes deniers qu’on achète ce vaurien-là.

PHOCION

Qu’il vous suffise que je vous ferai riches tous deux : mais parlons de ce qui m’amenait ici, et qui m’inquiète. Hermocrate m’a promis tantôt de me garder quelque temps ici ; cependant je crains qu’il n’ait changé de sentiment ; car il est actuellement en grande conversation sur mon compte, avec Agis et sa sœur, qui veulent que je reste. Dis-moi la vérité, Arlequin ; ne t’est-il rien échappé avec lui de mes desseins sur Agis ? Je te cherchais pour savoir cela, ne me cache rien.

ARLEQUIN

Non, par ma foi, ma belle Dame ; il n’y a que ce routier-là qui m’a pris comme avec un filet.

DIMAS

Morgué ! l’ami, faut que la prudence vous coupe à présent la langue sur tout ça.

PHOCION

Si tu n’as rien dit, je ne crains rien, vous saurez de Corine à quoi j’en suis avec le philosophe et sa sœur ; et vous, Corine, puisque Dimas est des nôtres, partagez entre Arlequin et lui ce qu’il y aura à faire ; il s’agit à présent d’entretenir les dispositions du frère et de la sœur.

HERMIDAS

Nous réussirons, ne vous inquiétez pas.

PHOCION

J’aperçois Agis ; vite, retirez-vous, vous autres ; et surtout prenez garde qu’Hermocrate ne nous surprenne ensemble.


Scène III

AGIS, PHOCION


AGIS

Je vous cherchais, mon cher Phocion, et vous me voyez inquiet ; Hermocrate n’est plus si disposé à consentir à ce que vous souhaitez ; je n’ai encore été mécontent de lui qu’aujourd’hui ; il n’allègue rien de raisonnable ; ce n’est point encore moi qui l’ai pressé sur votre chapitre, j’étais seulement présent quand sa sœur lui a parlé pour vous : elle n’a rien oublié pour le déterminer, et je ne sais ce qu’il en sera ; car une affaire qui demandait Hermocrate, et qui l’occupe actuellement, a interrompu leur entretien ; mais, cher Phocion, que ce que je vous dis là ne vous rebute pas ; pressez-le encore, c’est un ami qui vous en conjure ; je lui parlerai moi-même, et nous pourrons le vaincre.

PHOCION

Quoi ! vous m’en conjurez, Agis ? Vous trouvez donc quelque douceur à me voir ici ?

AGIS

Je n’y attends plus que l’ennui, quand vous n’y serez plus.

PHOCION

Il n’y a plus que vous qui m’y arrêtez aussi.

AGIS

Votre cœur partage donc les sentiments du mien ?

PHOCION

Mille fois plus que je ne saurais vous le dire.

AGIS

Laissez-moi vous en demander une preuve : voilà la première fois que je goûte le charme de l’amitié ; vous avez les prémices de mon cœur, ne m’apprenez point la douleur dont on est capable quand on perd son ami.

PHOCION

Moi, vous l’apprendre, Agis ! Eh ! le pourrais-je sans en être la victime ?

AGIS

Que je suis touché de votre réponse ! Écoutez le reste : souvenez-vous que vous m’avez dit qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous voir toujours ; et sur ce pied-là voici ce que j’imagine.

PHOCION

Voyons.

AGIS

Je ne saurais si tôt quitter ces lieux, d’importantes raisons, que vous saurez quelque jour, m’en empêchent ; mais vous, Phocion, qui êtes le maître de votre sort, attendez ici que je puisse décider du mien ; demeurez près de nous pour quelque temps

vous y serez dans la solitude, il est vrai ; mais nous y serons ensemble, et le monde peut-il rien offrir de plus doux que le commerce de deux cœurs vertueux qui s’aiment ?
PHOCION

Oui, je vous le promets, Agis. Après ce que vous venez de dire, je ne veux plus appeler le monde que les lieux où vous serez vous-même.

AGIS

Je suis content : les dieux m’ont fait naître dans l’infortune ; mais puisque vous restez, ils s’apaisent, et voilà le signal des faveurs qu’ils me réservent.

PHOCION

Écoutez aussi, Agis, au milieu du plaisir que j’ai de vous voir si sensible, il me vient une inquiétude ; l’amour peut altérer bientôt de si tendres sentiments ; un ami ne tient point contre une maîtresse.

AGIS

Moi, de l’amour, Phocion ! Fasse le ciel que votre âme lui soit aussi inaccessible que la mienne ! Vous ne me connaissez pas ; mon éducation, mes sentiments, ma raison, tout lui ferme mon cœur ; il a fait les malheurs de mon sang, et je hais, quand j’y songe, jusqu’au sexe qui nous l’inspire.

PHOCION
, d’un air sérieux.

Quoi ! ce sexe est l’objet de votre haine, Agis ?

AGIS

Je le fuirai toute ma vie.

PHOCION

Cet aveu change tout entre nous, Seigneur : je vous ai promis de demeurer en ces lieux ; mais la bonne foi me le défend, cela n’est plus possible, et je pars : vous auriez quelque jour des reproches à me faire ; je ne veux point vous tromper, et je vous rends jusqu’à l’amitié que vous m’aviez accordée.

AGIS

Quel étrange langage me tenez-vous là, Phocion ! D’où vient ce changement si subit ? Qu’ai-je dit qui puisse vous déplaire ?

PHOCION

Rassurez-vous, Agis ; vous ne me regretterez point ; vous avez craint de connaître ce que c’est que la douleur de perdre un ami ; je vais l’éprouver bientôt ; mais vous ne la connaîtrez point.

AGIS

Moi, cesser d’être votre ami !

PHOCION

Vous êtes toujours le mien, Seigneur, mais je ne suis plus le vôtre ; je ne suis qu’un des objets de cette haine dont vous parliez tout à l’heure.

AGIS

Quoi ! ce n’est point Phocion ?…

PHOCION

Non, Seigneur ; cet habit vous abuse, il vous cache une fille infortunée qui échappe sous ce déguisement à la persécution de la Princesse. Mon nom est Aspasie ; je suis née d’un sang illustre dont il ne reste plus que moi. Les biens qu’on m’a laissés me jettent aujourd’hui dans la nécessité de fuir. La Princesse veut que je les livre avec ma main à un de ses parents qui m’aime, et que je hais. J’appris que, sur mes refus, elle devait me faire enlever sous de faux prétextes ; et je n’ai trouvé d’autre ressource contre cette violence, que de me sauver sous cet habit qui me déguise. J’ai entendu parler d’Hermocrate, et de la solitude qu’il habite, et je venais chez lui, sans me faire connaître, tâcher, du moins pour quelque temps, d’y trouver une retraite. Je vous y ai rencontré, vous m’avez offert votre amitié, je vous ai vu digne de toute la mienne ; la confiance que je vous marque est une preuve que je vous l’ai donnée, et je la conserverai malgré la haine qui va succéder à la vôtre.

AGIS

Dans l’étonnement où vous me jetez, je ne saurais plus moi-même démêler ce que je pense.

PHOCION

Et moi, je le démêle pour vous : adieu, Seigneur. Hermocrate souhaite que je me retire d’ici ; vous m’y souffrez avec peine ; mon départ va vous satisfaire tous deux, et je vais chercher des cœurs dont la bonté ne me refuse pas un asile.

AGIS

Non, Madame, arrêtez… Votre sexe est dangereux, il est vrai, mais les infortunés sont trop respectables.

PHOCION

Vous me haïssez, Seigneur.

AGIS

Non, vous dis-je, arrêtez, Aspasie ; vous êtes dans un état que je plains : je me reprocherais de n’y avoir pas été sensible ; et je presserai moi-même Hermocrate, s’il le faut, de consentir à votre séjour ici, vos malheurs m’y obligent.

PHOCION

Ainsi vous n’agirez plus que par pitié pour moi : que cette aventure me décourage ! Le jeune seigneur qu’on veut que j’épouse me paraît estimable ; après tout, plutôt que de prolonger un état aussi rebutant que le mien, ne vaudrait-il pas mieux me rendre ?

AGIS

Je ne vous le conseille pas, Madame ; il faut que le cœur et la main se suivent. J’ai toujours entendu dire que le sort le plus triste est d’être uni avec ce qu’on n’aime pas, que la vie alors est un tissu de langueurs ; que la vertu même, en nous secourant, nous accable ; mais peut-être sentez-vous que vous aimerez volontiers celui qu’on vous propose.

PHOCION

Non, Seigneur ; ma fuite en est une preuve.

AGIS

Prenez-y donc garde ; surtout si quelque secret penchant vous prévenait pour un autre ; car peut-être aimez-vous ailleurs, et ce serait encore pis.

PHOCION

Non, vous dis-je ; je vous ressemble ; je n’ai jusqu’ici senti mon cœur que par l’amitié que j’ai eu pour vous, et si vous ne me retiriez pas la vôtre, je ne voudrais jamais d’autre sentiment que celui-là.

AGIS
, d’un ton embarrassé.

Sur ce pied-là, ne vous exposez pas à revoir la Princesse ; car je suis toujours le même.

PHOCION

Vous m’aimez donc encore ?

AGIS

Toujours, Madame, d’autant plus qu’il n’y a rien à craindre ; puisqu’il ne s’agit entre nous que d’amitié, qui est le seul penchant que je puisse inspirer, et le seul aussi, sans doute, dont vous soyez capable.

PHOCION
et
AGIS
, en même temps.

Ah !

PHOCION

Seigneur, personne n’est plus digne que vous de la qualité d’ami : celle d’amant ne vous convient que trop ; mais ce n’est pas à moi à vous le dire.

AGIS

Je voudrais bien ne le devenir jamais.

PHOCION

Laissons donc là l’amour, il est même dangereux d’en parler.

AGIS
, un peu confus.

Voici, je pense, un domestique qui vous cherche : Hermocrate n’est peut-être plus occupé ; souffrez que je vous quitte pour aller le joindre.


Scène IV

PHOCION, ARLEQUIN, HERMIDAS


ARLEQUIN

Allez, Madame Phocion, votre entretien tout à l’heure était bien gardé, car il avait trois sentinelles.

HERMIDAS

Hermocrate n’a point paru ; mais sa sœur vous cherche, et a demandé au jardinier où vous étiez : elle a l’air un peu triste, apparemment que le philosophe ne se rend pas.

PHOCION

Oh ! il a beau faire, il deviendra docile, ou tout l’art de mon sexe n’y pourra rien.

ARLEQUIN

Et le seigneur Agis, promet-il quelque chose ; son cœur se mitonne-t-il un peu ?

PHOCION

Encore une ou deux conversations, et je l’emporte.

HERMIDAS

Quoi, sérieusement, Madame ?

PHOCION

Oui, Corine, tu sais les motifs de mon amour, et les dieux m’en annoncent déjà la récompense.

ARLEQUIN

Ils ne manqueront pas aussi de récompenser le mien, car il est bien honnête.

HERMIDAS
, à Arlequin.

Paix ; j’aperçois Léontine, retirons-nous.

PHOCION

As-tu instruit Arlequin de ce qu’il s’agit de faire à présent ?

HERMIDAS

Oui, Madame.

ARLEQUIN

Vous serez charmée de mon savoir-faire.


Scène V

PHOCION, LÉONTINE


PHOCION

J’allais vous trouver, Madame : on m’a appris ce qui se passe ; Hermocrate veut se dédire de la grâce qu’il m’avait accordée, et je suis dans un trouble inexprimable.

LÉONTINE

Oui, Phocion ; Hermocrate, par une opiniâtreté qui me paraît sans fondement, refuse de tenir la parole qu’il m’a donnée : vous m’allez dire que je le presse encore ; mais je viens vous avouer que je n’en ferai rien.

PHOCION

Vous n’en ferez rien, Léontine ?

LÉONTINE

Non, ses refus me rappellent moi-même à la raison.

PHOCION

Et vous appelez cela retrouver la raison ? Quoi ? ma tendresse aura borné mes vues ; je n’aurai cherché qu’à vous la dire, je vous l’aurai dite, je me serai mis hors d’état de guérir jamais, j’aurai même espéré de vous toucher, et vous voulez que je vous quitte ! Non, Léontine, cela n’est pas possible ; c’est un sacrifice que mon cœur ne saurait plus vous faire : moi, vous quitter ! eh ! où voulez-vous que j’en trouve la force ? me l’avez-vous laissée ? voyez ma situation. C’est à votre vertu même à qui je parle, c’est elle que j’interroge ; qu’elle soit juge entre vous et moi. Je suis chez vous ; vous m’y avez souffert ; vous savez que je vous aime ; me voilà pénétré de la passion la plus tendre ; vous me l’avez inspirée, et je partirais ! Eh ! Léontine, demandez-moi ma vie, déchirez mon cœur, ils sont tous deux à vous ; mais ne me demandez point des choses impossibles.

LÉONTINE

Quelle vivacité de mouvements ! Non, Phocion, jamais je ne sentis tant la nécessité de votre départ, et je ne m’en mêle plus. Juste ciel ! que deviendrait mon cœur avec l’impétuosité du vôtre ? Suis-je obligée, moi, de soutenir cette foule d’expressions passionnées qui vous échappent ? Il faudrait donc toujours combattre, toujours résister, et ne jamais vaincre. Non, Phocion ; c’est de l’amour que vous voulez m’inspirer, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la douleur d’en avoir que vous voulez que je sente, et je ne sentirais que cela : ainsi, retirez-vous, je vous en conjure, et laissez-moi dans l’état où je suis.

PHOCION

De grâce, ménagez-moi, Léontine ; je m’égare à la seule idée de partir ; je ne saurais plus vivre sans vous : je vais remplir ces lieux de mon désespoir ; je ne sais plus où je suis !

LÉONTINE

Et parce que vous êtes désolé, il faut que je vous aime ? Qu’est-ce que cette tyrannie-là ?

PHOCION

Est-ce que vous me haïssez ?

LÉONTINE

Je le devrais.

PHOCION

Les dispositions de votre cœur me sont-elles favorables ?

LÉONTINE

Je ne veux point les écouter.

PHOCION

Oui, mais moi, je ne saurais renoncer à les suivre.

LÉONTINE

Arrêtez ; j’entends quelqu’un.


Scène VI

PHOCION, LÉONTINE, ARLEQUIN


Arlequin vient se mettre entre eux deux, sans rien dire.

PHOCION

Que fait donc là ce domestique, Madame ?

ARLEQUIN

Le seigneur Hermocrate m’a ordonné d’examiner votre conduite, parce qu’il ne vous connaît point.

PHOCION

Mais dès que je suis avec Madame, ma conduite n’a pas besoin d’un espion comme toi. (À Léontine.) Dites-lui qu’il se retire, Madame, je vous en prie.

LÉONTINE

Il vaut mieux me retirer moi-même.

PHOCION
, bas à Léontine.

Si vous vous en allez sans promettre de parler pour moi, je ne réponds plus de ma raison.

LÉONTINE
, émue.

Ah ! (À Arlequin.) Va-t’en, Arlequin ; il n’est pas nécessaire que tu restes ici.

ARLEQUIN

Plus nécessaire que vous ne pensez, Madame ; vous ne savez pas à qui vous avez affaire : ce Monsieur-là n’est pas si friand de la sagesse que des filles sages ; et je vous avertis qu’il veut déniaiser la vôtre.

LÉONTINE
, faisant signe à Phocion.

Que veux-tu dire, Arlequin ? Rien ne m’annonce ce que tu dis là, et c’est une plaisanterie que tu fais.

ARLEQUIN

Oh ! que nenni ! Tenez, Madame, tantôt son valet, qui est un autre espiègle, est venu me dire : Eh bien ! qu’est-ce ? Y a-t-il moyen d’être amis ensemble ?… Oh ! de tout mon cœur… Que vous êtes heureux d’être ici !… Pas mal… Les honnêtes gens que vos maîtres !… Admirables… Que votre maîtresse est aimable !… Oh ! divine… Eh ! dites-moi, a-t-elle eu des amants ?… Tant qu’elle en a voulu… En a-t-elle à cette heure ?… Tant qu’elle en veut… En aura-t-elle encore ?… Tant qu’elle en voudra… A-t-elle envie de se marier ?… Elle ne me dit pas ses envies… Restera-t-elle fille ?… Je ne garantis rien… Qui est-ce qui la voit, qui est-ce qui ne la voit pas ? Vient-il quelqu’un, ne vient-il personne ?… Et par-ci et par-là… Est-ce que votre maître en est amoureux ?… Chut ! Il en perd l’esprit : nous ne restons ici que pour lui avoir le cœur, afin qu’elle nous épouse ; car nous avons des richesses et des flammes plus qu’il n’en faut pour dix ménages.

PHOCION

N’en as-tu pas dit assez ?

ARLEQUIN

Voyez comme il s’en soucie ; il vous donnera le supplément, si vous voulez.

LÉONTINE

N’est-il pas vrai, seigneur Phocion, qu’Hermidas n’a fait que s’amuser en lui disant cela ? Phocion ne répond rien !

ARLEQUIN

Ahi ! ahi ! la voix vous manque, ma chère maîtresse ; votre cœur prend congé de la compagnie, on le pille actuellement, et je vais faire venir le seigneur Hermocrate à votre secours.

LÉONTINE

Arrête, Arlequin, où vas-tu ? Je ne veux point qu’il sache qu’on me parle d’amour.

ARLEQUIN

Oh ! puisque le fripon est de vos amis, ce n’est pas la peine de crier au voleur. Que la sagesse s’accommode ; mariez-vous ; il y aura encore de la place pour elle : le métier de brave femme a bien son mérite. Adieu, Madame ; n’oubliez pas la discrétion de votre petit serviteur, qui vous fait ses compliments, et qui ne dira mot.

PHOCION

Va, je me charge de payer ton silence.

LÉONTINE

Où suis-je ? tout ceci me paraît un songe : voyez à quoi vous m’exposez ; mais qui vient encore ?


Scène VII

HERMIDAS, LÉONTINE, PHOCION


HERMIDAS
, apportant un portrait qu’elle donne à Phocion.

Je vous apporte ce que vous m’avez demandé, Seigneur ; voyez si vous en êtes content ; il serait encore mieux si j’avais travaillé d’après la personne présente.

PHOCION

Pourquoi me l’apporter devant Madame ? Mais voyons : oui, la physionomie s’y trouve ; voilà cet air noble et fin, et tout le feu de ses yeux ; il me semble pourtant qu’ils sont encore un peu plus vifs.

LÉONTINE

C’est apparemment d’un portrait dont vous parlez, Seigneur ?

PHOCION

Oui, Madame.

HERMIDAS

Donnez, Seigneur, j’observerai ce que vous dites là.

LÉONTINE

Peut-on le voir avant qu’on l’emporte ?

PHOCION

Il n’est pas achevé, Madame.

LÉONTINE

Puisque vous avez vos raisons pour ne le pas montrer, je n’insiste plus.

PHOCION

Le voilà, Madame ; vous me le rendrez, au moins.

LÉONTINE

Que vois-je ? c’est le mien !

PHOCION

Je ne veux jamais vous perdre de vue ; la moindre absence m’est douloureuse, ne durât-elle qu’un moment ; et ce portrait me l’adoucira ; cependant vous le gardez.

LÉONTINE

Je ne devrais pas vous le rendre ; mais tant d’amour m’en ôte le courage.

PHOCION

Cet amour ne vous en inspire-t-il pas un peu ?

LÉONTINE
, soupirant.

Hélas ! je n’en voulais point ; mais je n’en serai peut-être pas la maîtresse.

PHOCION

Ah ! de quelle joie vous me comblez !

LÉONTINE

Est-il donc arrêté que je vous aimerai ?

PHOCION

Ne me promettez point votre cœur ; dites que je l’ai, Léontine.

LÉONTINE
, toujours émue.

Je ne dirais que trop vrai, Phocion !

PHOCION

Je resterai donc, et vous parlerez à Hermocrate.

LÉONTINE

Il le faudra bien pour me donner le temps de me résoudre à notre union.

HERMIDAS

Cessez cet entretien ; je vois Dimas qui vient.

LÉONTINE

Je me sens dans une émotion de cœur où je ne veux pas qu’on me voie. Adieu, Phocion, ne vous inquiétez pas ; je me charge du consentement de mon frère.

Scène VIII

HERMIDAS, PHOCION, DIMAS


DIMAS

Velà le philosophe qui se pourmène envars ici tout rêvant ; faites-nous de la marge, et laissez-nous le tarrain, pour à celle fin que je l’y en baille encore d’une venue.

PHOCION

Courage, Dimas, je me retire, et reviendrai quand il serÀ parti.


Scène IX

HERMOCRATE, DIMAS


HERMOCRATE

N’as-tu pas vu Phocion ?

DIMAS

Non, mais j’allions vous rendre compte à son sujet.

HERMOCRATE

Eh bien, as-tu découvert quelque chose ? Est-il souvent avec Agis ? Cherche-t-il à le voir ?

DIMAS

Oh ! que non, il a, ma foi, bian d’autres tracas dans la çarvelle.

HERMOCRATE
, à part les premiers mots.

Ce début me fait craindre le reste. De quoi s’agit-il ?

DIMAS

Il s’agit morgué qu’ou avez bian du mérite, et que faut admirer voute science, voute vartu et voute bonne mine.

HERMOCRATE

Eh d’où vient ton enthousiasme là-dessus ?

DIMAS

C’est que je compare voute face à ce qui arrive ; c’est qu’il se passe des choses émerveillables, et qui portont la signifiance de la rareté de voute parsonne ; c’est qu’en se meurt, en soupire. Hélas ! ce dit-on, que je l’aime ce cher homme, cet agriable homme !

HERMOCRATE

Je ne sais de qui tu me parles.

DIMAS

Par ma foi, c’est de vous, et pis d’un garçon qui n’est qu’une fille.

HERMOCRATE

Je n’en connais point ici.

DIMAS

Vous connaissez bian Phocion ? Eh bian ! il n’y a que son habit qui est un homme, le reste est une fille.

HERMOCRATE

Que me dis-tu là !

DIMAS

Tatigué, qu’alle est remplie de charmes ! Morgué, qu’ou êtes heureux ; car tous ces charmes-là, devinez leur intention ? Je les avons entendu raisonner. Ils disont comme ça, qu’ils se gardont pour l’homme le pus mortel… Non, non, je me trompe, pour le mortel le pus parfait qui se treuve parmi les mortels de tous les hommes, qui s’appelle Hermocrate.

HERMOCRATE

Qui ? moi !

DIMAS

Acoutez, acoutez.

HERMOCRATE

Que me va-t-il dire encore ?

DIMAS

Comme je charchions tantôt à obéir à voute commandement, je l’avons vu qui coupait dans le taillis avec son valet Hermidas, qui est itou un acabit de garçon de la même étoffe. Moi, tout ballement, je travarse le taillis par un autre côté, et pis je les entends deviser ; et pis Phocion commence : Ah ! velà qui est fait, Corine ; il n’y a pus de guarison pour moi, ma mie ; je l’aime trop, cet homme-là, je ne saurais pu que faire ni que dire : Eh mais pourtant, Madame, vous êtes si belle ! Eh bian ! cette biauté, queu profit me fait-elle, pisqu’il veut que je m’en retorne ! Eh mais patience, Madame. Eh mais où est-il ? Mais que fait-il ? Où se tiant la sagesse de sa parsonne ?

HERMOCRATE
, ému.

Arrête, Dimas.

DIMAS

Je sis à la fin. Mais que vous dit-il, quand vous li parlez, Madame ? Eh mais il me gronde, et moi je me fâche, ma fille. Il me représente qu’il est sage. Et moi itou, ce lui fais-je. Mais je vous plains, ce me fait-il. Mais me velà bian refaite, ce li dis-je. Eh mais ! n’avez-vous pas honte ? ce me fait-il. Eh bian ! qu’est-ce que ça m’avance ? ce li fais-je. Mais voute vartu, Madame ? Mais mon tourment, Monsieur ? Est-ce que les vartus ne se mariont pas ensemble ?

HERMOCRATE

Il me suffit, te dis-je, c’en est assez.

DIMAS

Je sis d’avis que vous guarissiez cet enfant-là, noute maître, en tombant itou malade pour elle, et pis la prenre pour minagère ; car en restant garçon ; ça entarre la lignée d’un homme, et ce serait dommage de l’entarrement de la vôtre. Mais en parlant par similitude, n’y aurait-il pas moyen, par votre moyen, de me recommander à l’affection de la femme de chambre, à cause que je savons toutes ces fredaines-là, et que je n’en sonnons mot ?

HERMOCRATE
, les premiers mots à part.

Il ne me manquait plus que d’essuyer ce compliment-là ! Sois discret, Dimas, je te l’ordonne : il serait fâcheux, pour la personne en question, que cette aventure-ci fût connue ; et de mon côté, je vais y mettre ordre en la renvoyant… Ah !

Scène X

PHOCION, DIMAS


PHOCION

Eh bien ! Dimas, que pense Hermocrate ?

DIMAS

Li, il prétend vous garder.

PHOCION

Tant mieux.

DIMAS

Et pis, il ne prétend pas que vous restiais.

PHOCION

Je ne t’entends plus.

DIMAS

Eh pargué, c’est qu’il ne s’entend pas li-même ; il ne voit pus goutte à ce qu’il veut. Ouf ! velà sa darnière parole : toute sa philosophie est à vau l’iau, il n’y en reste pas une once.

PHOCION

Il faudra bien qu’il me cède ce reste-là ; un portrait vient de terrasser la prud’homie de la sœur, j’en ai encore un au service du frère ; car toute sa raison ne mérite pas les frais d’un nouveau stratagème. Cependant Agis m’évite ; je ne l’ai presque point vu depuis qu’il sait qui je suis. Il parlait tout à l’heure à Corine, peut-être me cherche-t-il.

DIMAS

Vous l’avez deviné, car le velà qui arrive. Mais, Madame, ayez toujours souvenance que ma fortune est au bout de l’histoire.

PHOCION

Tu peux la compter faite.

DIMAS

Grand marci à vous.


Scène XI

AGIS, PHOCION


AGIS

Quoi ! Aspasie, vous me fuyez quand je vous aborde ?

PHOCION

C’est que je me suis tantôt aperçue que vous me fuyiez aussi.

AGIS

J’en conviens ; mais j’avais une inquiétude qui m’agitait, et qui me dure encore.

PHOCION

Peut-on la savoir ?

AGIS

Il y a une personne que j’aime ; mais j’ignore si ce que je sens pour elle est amitié ou amour ; car j’en suis là-dessus à mon apprentissage ; et je venais vous prier de m’instruire.

PHOCION

Mais je connais cette personne-là, je pense.

AGIS

Cela ne vous est pas difficile ; quand vous êtes venue ici, vous savez que je n’aimais rien.

PHOCION

Oui, et depuis que j’y suis, vous n’avez vu que moi.

AGIS

Concluez donc.

PHOCION

Eh bien ! c’est moi ; cela va tout de suite.

AGIS

Oui, c’est vous, Aspasie, et je vous demande à quoi j’en suis.

PHOCION

Je n’en sais pas le mot ; dites-moi à quoi j’en suis moi-même ; car je suis dans le même cas pour quelqu’un que j’aime.

AGIS

Et pour qui donc, Aspasie ?

PHOCION

Pour qui ? Les raisons qui m’ont fait conclure que vous m’aimiez, ne nous sont-elles pas communes, et ne pouvez-vous pas conclure tout seul ?

AGIS

Il est vrai que vous n’aviez point encore aimé quand vous êtes arrivée.

PHOCION

Je ne suis plus de même, et je n’ai vu que vous. Le reste est clair.

AGIS

C’est donc pour moi que votre cœur est en peine, Aspasie ?

PHOCION

Oui ; mais tout cela ne nous rend pas plus savants ; nous nous aimions avant que d’être inquiets ; nous aimons-nous de même, ou bien différemment ? C’est de quoi il est question.

AGIS

Si nous nous disions ce que nous sentons, peut-être éclaircirions-nous la chose.

PHOCION

Voyons donc. Aviez-vous tantôt de la peine à m’éviter ?

AGIS

Une peine infinie.

PHOCION

Cela commence mal. Ne m’évitiez-vous pas à cause que vous aviez le cœur troublé, avec des sentiments que vous n’osiez pas me dire ?

AGIS

Me voilà ; vous me pénétrez à merveille.

PHOCION

Oui, vous voilà ; mais je vous avertis que votre cœur n’en ira pas mieux ; et que voilà encore des yeux qui ne me pronostiquent rien de bon là-dessus.

AGIS

Ils vous regardent avec un grand plaisir ; avec un plaisir qui va jusqu’à l’émotion.

PHOCION

Allons, allons, c’est de l’amour ; il est inutile de vous interroger davantage.

AGIS

Je donnerais ma vie pour vous ; j’en donnerais mille, si je les avais.

PHOCION

Preuve sur preuve ; amour dans l’expression, amour dans les sentiments, dans les regards ; amour s’il en fut jamais.

AGIS

Amour comme il n’en est point, peut-être. Mais je vous ai dit ce qui se passe dans mon cœur, ne saurais-je point ce qui se passe dans le vôtre ?

PHOCION

Doucement, Agis ; une personne de mon sexe parle de son amitié tant qu’on veut, mais de son amour, jamais. D’ailleurs, vous n’êtes déjà que trop tendre, que trop embarrassé de votre tendresse, et si je vous disais mon secret, ce serait encore pis.

AGIS

Vous avez parlé de mes yeux ; il semble que les vôtres m’apprennent que vous n’êtes pas insensible.

PHOCION

Oh ! pour de mes yeux, je n’en réponds point ; ils peuvent bien vous dire que je vous aime ; mais je n’aurai pas à me reprocher de vous l’avoir dit, moi.

AGIS

Juste ciel ! dans quel abîme de passion le charme de ce discours-là ne me jette-t-il point ! Vos sentiments ressemblent aux miens.

PHOCION

Oui, cela est vrai ; vous l’avez deviné, et ce n’est pas ma faute. Mais ce n’est pas le tout que d’aimer, il faut avoir la liberté de se le dire, et se mettre en état de se le dire toujours. Et le seigneur Hermocrate qui vous gouverne…

AGIS

Je le respecte et je l’aime. Mais je sens déjà que les cœurs n’ont point de maître. Cependant il faut que je le voie avant qu’il vous parle ; car il pourrait bien vous renvoyer dès aujourd’hui, et nous avons besoin d’un peu de temps pour voir ce que nous ferons.

DIMAS
paraît dans l’enfoncement du théâtre sans approcher, et chante pour avertir de finir la conversation.

Ta ra ta la ra !

PHOCION

C’est bien dit, Agis ; allez-y dès ce moment ; il faudra bien nous retrouver, car j’ai bien des choses à vous dire.

AGIS

Et moi aussi.

PHOCION

Partez ; quand on nous voit longtemps ensemble, j’ai toujours peur qu’on ne se doute de ce que je suis. Adieu !

AGIS

Je vous laisse, aimable Aspasie, et vais travailler pour votre séjour ici ; Hermocrate ne sera peut-être plus occupé.


Scène XII

PHOCION, HERMOCRATE, DIMAS


DIMAS
, disant rapidement à Phocion.

Il a, morgué ! bian fait de s’en aller ; car velà le jaloux qui arrive.

Dimas se retire.

PHOCION

Vous paraissez donc enfin, Hermocrate ? Pour dissiper le penchant qui m’occupe, n’avez-vous imaginé que l’ennui où vous me laissez ? Il ne vous réussira pas, je n’en suis que plus triste, et n’en suis pas moins tendre.

HERMOCRATE

Différentes affaires m’ont retenu, Aspasie ; mais il ne s’agit plus de penchant ; votre séjour ici est désormais impraticable ; il vous ferait tort ; Dimas sait qui vous êtes. Vous, dirai-je plus ? Il sait le secret de votre cœur ; il vous a entendu ; ne nous fions ni l’un ni l’autre à la discrétion de ses pareils. Il y va de votre gloire, il faut vous retirer.

PHOCION

Me retirer, Seigneur ! Eh dans quel état me renvoyez-vous ? Avec mille fois plus de trouble que je n’en avais. Qu’avez-vous fait pour me guérir ? À quel vertueux secours ai-je reconnu le sage Hermocrate ?

HERMOCRATE

Que votre trouble finisse à ce que je vais vous dire. Vous m’avez cru sage ; vous m’avez aimé sur ce pied-là : je ne le suis point. Un vrai sage croirait en effet sa vertu comptable de votre repos ; mais savez-vous pourquoi je vous renvoie ? C’est que j’ai peur que votre secret n’éclate, et ne nuise à l’estime qu’on a pour moi ; c’est que je vous sacrifie à l’orgueilleuse crainte de ne pas paraître vertueux, sans me soucier de l’être ; c’est que je ne suis qu’un homme vain, qu’un superbe, à qui la sagesse est moins chère que la méprisable et frauduleuse imitation qu’il en fait. Voilà ce que c’est que l’objet de votre amour.

PHOCION

Eh ! je ne l’ai jamais tant admiré !

HERMOCRATE

Comment donc ?

PHOCION

Ah ! Seigneur, n’avez-vous que cette industrie-là contre moi ? Vous augmentez mes faiblesses en exposant l’opprobre dont vous avez l’impitoyable courage de couvrir les vôtres. Vous dites que vous n’êtes point sage ! Et vous étonnez ma raison par la preuve sublime que vous me donnez du contraire !

HERMOCRATE

Attendez, Madame. M’avez-vous cru susceptible de tous les ravages que l’amour fait dans le cœur des autres hommes ? Eh bien ! l’âme la plus vile, les amants les plus vulgaires, la jeunesse la plus folle, n’éprouvent point d’agitations que je n’aie senties ; inquiétudes, jalousies, transports, m’ont agité tour à tour. Reconnaissez-vous Hermocrate à ce portrait ? L’univers est plein de gens qui me ressemblent. Perdez donc un amour que tout homme pris au hasard mérite autant que moi, Madame.

PHOCION

Non, je le répète encore, si les dieux pouvaient être faibles, ils le seraient comme Hermocrate ! Jamais il ne fut plus grand, jamais plus digne de mon amour, et jamais mon amour plus digne de lui ! Juste ciel ! Vous parlez de ma gloire : en est-il qui vaille celle de vous avoir causé le moindre des mouvements que vous dites ? Non, c’en est fait, Seigneur, je ne vous demande plus le repos de mon cœur ; vous me le rendez par l’aveu que vous me faites ; vous m’aimez, je suis tranquille et charmée. Vous me garantissez notre union.

HERMOCRATE

Il me reste un mot à vous dire, et je finis par là. Je révélerai votre secret ; je déshonorerai cet homme que vous admirez ; et son affront rejaillira sur vous-même, si vous ne partez.

PHOCION

Eh bien ! Seigneur, je pars : mais je suis sûre de ma vengeance ; puisque vous m’aimez, votre cœur me la garde. Allez, désespérez le mien ; fuyez un amour qui pouvait faire la douceur de votre vie, et qui va faire le malheur de la mienne. Jouissez, si vous voulez, d’une sagesse sauvage, dont mon infortune va vous assurer la durée cruelle. Je suis venue vous demander du secours contre mon amour ; vous ne m’en avez point donné d’autre que m’avouer que vous m’aimiez ; c’est après cet aveu que vous me renvoyez ; après un aveu qui redouble ma tendresse ! Les dieux détesteront cette même sagesse conservée aux dépens d’un jeune cœur que vous avez trompé, dont vous avez trahi la confiance, dont vous n’avez point respecté les intentions vertueuses, et qui n’a servi que de victime à la férocité de vos opinions.

HERMOCRATE

Modérez vos cris, Madame ; on vient à nous.

PHOCION

Vous me désolez, et vous voulez que je me taise !

HERMOCRATE

Vous m’attendrissez plus que vous ne pensez ; mais n’éclatez point.


Scène XIII

ARLEQUIN, HERMIDAS, PHOCION, HERMOCRATE


HERMIDAS
, courant après Arlequin.

Rendez-moi donc cela ; de quel droit le retenez-vous ? Qu’est-ce que cela signifie ?

ARLEQUIN

Non, morbleu ; ma fidélité n’entend point raillerie ; il faut que j’avertisse mon maître.

HERMOCRATE
, à Arlequin.

Que veut dire le bruit que vous faites ? De quoi s’agit-il là ? Qu’est-ce que c’est qu’Hermidas te demande ?

ARLEQUIN

J’ai découvert un micmac, seigneur Hermocrate ; il s’agit d’une affaire de conséquence ; il n’y a que le diable et ces personnages-là qui le sachent ; mais il faut voir ce que c’est.

HERMOCRATE

Explique-toi.

ARLEQUIN

Je viens de trouver ce petit garçon qui était dans la posture d’un homme qui écrit : il rêvait, secouait la tête, mirait son ouvrage ; et j’ai remarqué qu’il avait une coquille auprès de lui où il y avait du gris, du vert, du jaune, du blanc, et où il trempait sa plume ; et comme j’étais derrière lui, je me suis approché pour voir son original de lettre ; mais voyez le fripon ! ce n’était point des mots ni des paroles, c’était un visage qu’il écrivait ; et ce visage-là, c’était vous, Seigneur Hermocrate.

HERMOCRATE

Moi !

ARLEQUIN

Votre propre visage, à l’exception qu’il est plus court que celui que vous portez ; le nez que vous avez ordinairement tient lui seul plus de place que vous tout entier dans ce minois : Est-ce qu’il est permis de rapetisser la face des gens, de diminuer la largeur de leur physionomie ? Tenez, regardez la mine que vous faites là-dedans.

Il lui donne un portrait.

HERMOCRATE

Tu as bien fait, Arlequin, je ne te blâme point. Va-t’en, je vais examiner ce que cela signifie.

ARLEQUIN

N’oubliez pas de vous faire rendre les deux tiers de votre visage.


Scène XIV

HERMOCRATE, PHOCION, HERMIDAS


HERMOCRATE

Quelle était votre idée ? Pourquoi m’avez-vous donc peint ?

HERMIDAS

Par une raison toute naturelle, Seigneur ; j’étais bien aise d’avoir le portrait d’un homme illustre, et de le montrer aux autres.

HERMOCRATE

Vous me faites trop d’honneur.

HERMIDAS

Et d’ailleurs, je savais que ce portrait ferait plaisir à une personne à qui il ne convenait point de le demander.

HERMOCRATE

Eh ! Cette personne, quelle est-elle ?

HERMIDAS

Seigneur…

PHOCION

Taisez-vous, Corine.

HERMOCRATE

Qu’entends-je ! Que dites-vous, Aspasie ?

PHOCION

N’en demandez pas davantage, Hermocrate, faites-moi la grâce d’ignorer le reste.

HERMOCRATE

Eh, comment à présent voulez-vous que je l’ignore ?

PHOCION

Brisons là-dessus ; vous me faites rougir.

HERMOCRATE

Ce que je vois est à peine croyable. Je ne sais plus ce que je deviens moi-même.

PHOCION

Je ne saurais soutenir cette aventure.

HERMOCRATE

Et moi, cette épreuve-ci m’entraîne.

PHOCION

Ah ! Corine, pourquoi avez-vous été surprise ?

HERMOCRATE

Vous triomphez, Aspasie ; vous l’emportez, je me rends.

PHOCION

Sur ce pied-là, je vous pardonne la confusion dont ma victoire me couvre.

HERMOCRATE

Reprenez ce portrait, il vous appartient, Madame.

PHOCION

Non, je ne le reprendrai point que ce ne soit votre cœur qui me l’abandonne.

HERMOCRATE

Rien ne doit vous empêcher de le reprendre.

PHOCION
, tirant le sien, le lui donne.

Sur ce pied-là, vous devez estimer le mien, et le voilà ; marquez-moi qu’il vous est cher.

HERMOCRATE
l’approche de sa bouche.

Me trouvez-vous assez humilié ? Je ne vous dispute plus rien.

HERMIDAS

Il y manque encore quelque chose. Si le seigneur Hermocrate voulait souffrir que je le finisse, il ne faudrait qu’un instant pour cela.

PHOCION

Puisque nous sommes seuls, et qu’il ne s’agit que d’un instant, ne le refusez pas, Seigneur.

HERMOCRATE

Aspasie, ne m’exposez point à ce risque-là ; quelqu’un pourrait nous surprendre.

PHOCION

C’est l’instant où je triomphe, dites-vous ; ne le laissons pas perdre, il est précieux : vos yeux me regardent avec une tendresse que je voudrais bien qu’on recueillît, afin d’en conserver l’image. Vous ne voyez point vos regards, ils sont charmants, Seigneur. Achève, Corine, achève.

HERMIDAS

Seigneur, un peu de côté, je vous prie ; daignez m’envisager.

HERMOCRATE

Ah ciel ! à quoi me réduisez-vous ?

PHOCION

Votre cœur rougit-il des présents qu’il fait au mien ?

HERMIDAS

Levez un peu la tête, Seigneur.

HERMOCRATE

Vous le voulez, Aspasie ?

HERMIDAS

Tournez un peu à droite.

HERMOCRATE

Cessez, Agis approche. Sortez, Hermidas.

Scène XV

HERMOCRATE, AGIS, PHOCION


AGIS

Je venais vous prier, Seigneur, de nous laisser Phocion pour quelque temps ; mais j’augure que vous y consentez, et qu’il est inutile que je vous en parle.

HERMOCRATE
, d’un ton inquiet.

Vous souhaitez donc qu’il reste, Agis ?

AGIS

Je vous avoue que j’aurais été très fâché qu’il partît, et que rien ne saurait me faire tant de plaisir que son séjour ici ; on ne saurait le connaître sans l’estimer, et l’amitié suit aisément l’estime.

HERMOCRATE

J’ignorais que vous fussiez déjà si charmés l’un de l’autre.

PHOCION

Nos entretiens, en effet, n’ont pas été fréquents.

AGIS

Peut-être que j’interromps la conversation que vous avez ensemble, et c’est à quoi j’attribue la froideur avec laquelle vous m’écoutez ; ainsi je me retire.

Scène XVI

PHOCION, HERMOCRATE


HERMOCRATE

Que signifie cet empressement d’Agis ? Je ne sais ce que j’en dois croire ; depuis qu’il est avec moi, je n’ai rien vu qui l’intéressât tant que vous : vous connaît-il ? Lui avez-vous découvert qui vous êtes, et m’abuseriez-vous ?

PHOCION

Ah ! Seigneur, vous me comblez de joie : vous m’avez dit que vous aviez été jaloux ; il ne me restait plus que le plaisir de le voir moi-même, et vous me le donnez : mon cœur vous remercie de l’injustice que vous me faites. Hermocrate est jaloux, il me chérit, il m’adore ! Il est injuste, mais il m’aime ; qu’importe à quel prix il me le témoigne ? Il s’agit pourtant de me justifier : Agis n’est pas loin, je le vois encore ; qu’il revienne, rappelons-le, Seigneur ; je vais le chercher moi-même ; je vais lui parler, et vous verrez si je mérite vos soupçons.

HERMOCRATE

Non, Aspasie, je reconnais mon erreur ; votre franchise me rassure ; ne l’appelez pas, je me rends ; il ne faut pas encore que l’on sache que je vous aime : laissez-moi le temps de disposer tout.

PHOCION

J’y consens : voici votre sœur, et je vous laisse ensemble. (À part.) J’ai pitié de sa faiblesse. Ô ciel ! pardonne mon artifice !


Scène XVII

HERMOCRATE, LÉONTINE


LÉONTINE

Ah ! vous voilà, mon frère ; je vous demande à tout le monde.

HERMOCRATE

Que me voulez-vous, Léontine ?

LÉONTINE

À quoi en êtes-vous avec Phocion ? Êtes-vous toujours dans le dessein de le renvoyer ? Il m’a tantôt marqué tant d’estime pour vous, il m’en a dit tant de bien, que je lui ai promis qu’il resterait, et que vous y consentiriez ; je lui en ai donné ma parole : son séjour sera court, et ce n’est pas la peine de m’en dédire.

HERMOCRATE

Non, Léontine ; vous savez mes égards pour vous, et je ne vous en dédirai point : dès que vous avez promis, il n’y a plus de réplique ; il restera tant qu’il voudra, ma sœur.

LÉONTINE

Je vous rends grâce de votre complaisance, mon frère ; et en vérité Phocion mérite bien qu’on l’oblige.

HERMOCRATE

Je sens tout ce qu’il vaut.

LÉONTINE

D’ailleurs, je regarde que c’est, en passant, un amusement pour Agis, qui vit dans une solitude dont on se rebute quelquefois à son âge.

HERMOCRATE

Quelquefois à tout âge.

LÉONTINE

Vous avez raison ; on y a des moments de tristesse. Je m’y ennuie souvent moi-même ; j’ai le courage de vous le dire.

HERMOCRATE

Qu’appelez-vous courage ? Et qui est-ce qui ne s’y ennuierait pas ? N’est-on pas né pour la société ?

LÉONTINE

Écoutez ; on ne sait pas ce qu’on fait, quand on se confine dans la retraite ; et nous avons été bien vite, quand nous avons pris un parti si dur.

HERMOCRATE

Allez, ma sœur, je n’en suis pas à faire cette réflexion-là.

LÉONTINE

Après tout, le mal n’est pas sans remède ; heureusement on peut se raviser.

HERMOCRATE

Oh ! fort bien.

LÉONTINE

Un homme, à votre âge, sera partout le bienvenu quand il voudra changer d’état.

HERMOCRATE

Et vous, qui êtes aimable et plus jeune que moi, je ne suis pas en peine de vous non plus.

LÉONTINE

Oui, mon frère, peu de jeunes gens vont de pair avec vous ; et le don de votre cœur ne sera pas négligé.

HERMOCRATE

Et moi, je vous assure qu’on n’attendra pas d’avoir le vôtre pour vous donner le sien.

LÉONTINE

Vous ne seriez donc pas étonné que j’eusse quelques vues ?

HERMOCRATE

J’ai toujours été surpris que vous n’en eussiez pas.

LÉONTINE

Mais, vous qui parlez, pourquoi n’en auriez-vous pas aussi ?

HERMOCRATE

Eh ! que sait-on ? Peut-être en aurais-je.

LÉONTINE

J’en serais charmée, Hermocrate, nous n’avons pas plus de raison que les dieux qui ont établi le mariage ; et je crois qu’un mari vaut bien un solitaire. Pensez-y ; une autre fois nous en dirons davantage. Adieu.

HERMOCRATE

J’ai quelques ordres à donner, et je vous suis. (À part.) À ce que je vois, nous sommes tous deux en bel état, Léontine et moi. Je ne sais à qui elle en veut ; peut-être est-ce à quelqu’un aussi jeune pour elle que l’est Aspasie pour moi. Que nous sommes faibles ! mais il faut remplir sa destinée.