Le Triomphe de l’amour (Marivaux)/Acte I
ACTE premier
Scène première
LÉONIDE, sous le nom de PHOCION ; CORINE, sous le nom d’HERMIDAS
Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate.
Mais, Madame, ne trouvera-t-on pas mauvais que nous soyons entrées si hardiment ici, nous qui n’y connaissons personne ?
Non, tout est ouvert ; et d’ailleurs nous venons pour parler au maître de la maison. Restons dans cette allée en nous promenant, j’aurai le temps de te dire ce qu’il faut à présent que tu saches.
Ah ! il y a longtemps que je n’ai respiré si à mon aise ! Mais, Princesse, faites-moi la grâce tout entière ; si vous voulez me donner un régal bien complet, laissez-moi le plaisir de vous interroger moi-même à ma fantaisie.
Comme tu voudras.
D’abord, vous quittez votre cour et la ville, et vous venez ici avec peu de suite, dans une de vos maisons de campagne, où vous voulez que je vous suive.
Fort bien.
Et comme vous savez que, par amusement, j’ai appris à peindre, à peine y sommes-nous quatre ou cinq jours, que, vous enfermant un matin avec moi, vous me montrez deux portraits, dont vous me demandez des copies en petit et dont l’un est celui d’un homme de quarante-cinq ans, et l’autre celui d’une femme d’environ trente-cinq, tous deux d’assez bonne mine.
Cela est vrai.
Laissez-moi dire : quand ces copies sont finies, vous faites courir le bruit que vous êtes indisposée, et qu’on ne vous voit pas ; ensuite vous m’habillez en homme, vous en prenez l’attirail vous-même ; et puis nous sortons incognito toutes deux dans cet équipage-là, vous, avec le nom de Phocion, moi, avec celui d’Hermidas, que vous me donnez ; et après un quart d’heure de chemin, nous voilà dans les jardins du philosophe Hermocrate, avec la philosophie de qui je ne crois pas que vous ayez rien à démêler.
Plus que tu ne penses !
Or, que veut dire cette feinte indisposition, ces portraits copiés ? Qu’est-ce que c’est que cet homme et cette femme qu’ils représentent ? Que signifie la mascarade où nous sommes ? Que nous importent les jardins d’Hermocrate ? Que voulez-vous faire de lui ? Que voulez-vous faire de moi ? Où allons-nous ? Que deviendrons-nous ? À quoi tout cela aboutira-t-il ? Je ne saurais le savoir trop tôt, car je m’en meurs.
Écoute-moi avec attention. Tu sais par quelle aventure je règne en ces lieux ; j’occupe une place qu’autrefois Léonidas, frère de mon père, usurpa sur Cléomène son souverain, parce que ce prince, dont il commandait alors les armées, devint, pendant son absence, amoureux de sa maîtresse, et l’enleva. Léonidas, outré de douleur, et chéri des soldats, vint comme un furieux attaquer Cléomène, le prit avec la Princesse son épouse, et les enferma tous deux. Au bout de quelques années, Cléomène mourut, aussi bien que la Princesse son épouse, qui ne lui survécut que six mois et qui, en mourant, mit au monde un prince qui disparut, et qu’on eut l’adresse de soustraire à Léonidas, qui n’en découvrit jamais la moindre trace, et qui mourut enfin sans enfants, regretté du peuple qu’il avait bien gouverné, et qui vit tranquillement succéder son frère, à qui je dois la naissance, et au rang de qui j’ai succédé moi-même.
Oui ; mais tout cela ne dit encore rien de notre déguisement, ni des portraits dont j’ai fait la copie, et voilà ce que je veux savoir.
Doucement : ce Prince, qui reçut la vie dans la prison de sa mère, qu’une main inconnue enleva dès qu’il fut né, et dont Léonidas ni mon père n’ont jamais entendu parler, j’en ai des nouvelles, moi.
Le ciel en soit loué ! Vous l’aurez donc bientôt en votre pouvoir.
Point du tout ; c’est moi qui vais me remettre au sien.
Vous, Madame ! vous n’en ferez rien, je vous jure ; je ne le souffrirai jamais : comment donc ?
Laisse-moi achever. Ce Prince est depuis dix ans chez le sage Hermocrate, qui l’a élevé, et à qui Euphrosine, parente de Cléomène, le confia, sept ou huit ans après qu’il fut sorti de prison ; et tout ce que je te dis là, je le sais d’un domestique qui était, il n’y a pas longtemps, au service d’Hermocrate, et qui est venu m’en informer en secret, dans l’espoir d’une récompense.
N’importe, il faut s’en assurer, Madame.
Ce n’est pourtant pas là le parti que j’ai pris ; un sentiment d’équité, et je ne sais quelle inspiration m’en ont fait prendre un autre. J’ai d’abord voulu voir Agis (c’est le nom du Prince). J’appris qu’Hermocrate et lui se promenaient tous les jours dans la forêt qui est à côté de mon château. Sur cette instruction, j’ai quitté, comme tu sais, la ville ; je suis venue ici, j’ai vu Agis dans cette forêt, à l’entrée de laquelle j’avais laissé ma suite. Le domestique qui m’y attendait me montra ce Prince lisant dans un endroit du bois assez épais. Jusque-là j’avais bien entendu parler de l’amour ; mais je n’en connaissais que le nom. Figure-toi, Corine, un assemblage de tout ce que les Grâces ont de noble et d’aimable ; à peine t’imagineras-tu les charmes et de la figure et de la physionomie d’Agis.
Ce que je commence à imaginer de plus clair, c’est que ces charmes-là pourraient bien avoir mis les nôtres en campagne.
J’oublie de te dire que, lorsque je me retirais, Hermocrate parut ; car ce domestique, en se cachant, me dit que c’était lui, et ce philosophe s’arrêta pour me prier de lui dire si la Princesse ne se promenait pas dans la forêt ; ce qui me marqua qu’il ne me connaissait point. Je lui répondis, assez déconcertée, qu’on disait qu’elle y était, et je m’en retournai au château.
Voilà, certes, une aventure bien singulière.
Le parti que j’ai pris l’est encore davantage ; je n’ai feint d’être indisposée et de ne voir personne, que pour être libre de venir ici ; je vais, sous le nom du jeune Phocion, qui voyage, me présenter à Hermocrate, comme attiré par l’estime de sa sagesse ; je le prierai de me laisser passer quelque temps avec lui, pour profiter de ses leçons ; je tâcherai d’entretenir Agis, et de disposer son cœur à mes fins. Je suis née d’un sang qu’il doit haïr ; ainsi je lui cacherai mon nom ; car de quelques charmes dont on me flatte, j’ai besoin que l’amour, avant qu’il me connaisse, les mette à l’abri de la haine qu’il a sans doute pour moi.
Oui ; mais, Madame, si, sous votre habit d’homme, Hermocrate allait reconnaître cette dame à qui il a parlé dans la forêt, vous jugez bien qu’il ne vous gardera pas chez lui.
J’ai pourvu à tout, Corine, et s’il me reconnaît, tant pis pour lui ; je lui garde un piège, dont j’espère que toute sa sagesse ne le défendra pas. Je serai pourtant fâchée qu’il me réduise à la nécessité de m’en servir ; mais le but de mon entreprise est louable, c’est l’amour et la justice qui m’inspirent. J’ai besoin de deux ou trois entretiens avec Agis, tout ce que je fais est pour les avoir : je n’en attends pas davantage, mais il me les faut ; et si je ne puis les obtenir qu’aux dépens du philosophe, je n’y saurais que faire.
Et cette sœur qui est avec lui, et dont apparemment l’humeur doit être austère, consentira-t-elle au séjour d’un étranger aussi jeune et d’aussi bonne mine que vous ?
Tant pis pour elle aussi, si elle me fait obstacle ; je ne lui ferai pas plus de quartier qu’à son frère.
Mais, Madame, il faudra que vous les trompiez tous deux ; car j’entends ce que vous voulez dire ; cet artifice-là ne vous choque-t-il pas ?
Il me répugnerait, sans doute, malgré l’action louable qu’il a pour motif ; mais il me vengera d’Hermocrate et de sa sœur qui méritent que je les punisse ; qui, depuis qu’Agis est avec eux, n’ont travaillé qu’à lui inspirer de l’aversion pour moi, qu’à me peindre sous les traits les plus odieux, et le tout sans me connaître, sans savoir le fond de mon âme, ni tout ce que le ciel a pu y verser de vertueux. C’est eux qui ont soulevé tous les ennemis qu’il m’a fallu combattre, qui m’en soulèvent encore de nouveaux. Voilà ce que le domestique m’a rapporté d’après l’entretien qu’il surprit. Eh d’où vient tout le mal qu’ils me font ? Est-ce parce que j’occupe un trône usurpé ? Mais ce n’est pas moi qui en suis l’usurpatrice. D’ailleurs, à qui l’aurais-je rendu ? Je n’en connaissais pas l’héritier légitime ; il n’a jamais paru, on le croit mort. Quel tort n’ont-ils donc pas ? Non, Corine, je n’ai point de scrupule à me faire. Surtout conserve bien la copie des deux portraits que tu as faits qui sont d’Hermocrate et de sa sœur. À ton égard, conforme-toi à tout ce qui m’arrivera ; et j’aurai soin de t’instruire à mesure de tout ce qu’il faudra que tu saches.
Scène II
ARLEQUIN, sans être vu d’abord ; PHOCION, HERMIDAS
Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?
Il y aura bien de l’ouvrage à tout ceci, Madame, et votre sexe…
Ah ! ah ! Madame ! et puis votre sexe ! Eh ! parlez donc, vous autres hommes, vous êtes donc des femmes ?
Juste ciel ! je suis au désespoir.
Oh ! oh ! mes mignonnes, avant que de vous en aller, il faudra bien, s’il vous plaît, que nous comptions ensemble : je vous ai d’abord pris pour deux fripons ; mais je vous fais réparation : vous êtes deux friponnes.
Tout est perdu, Corine.
Non, Madame ; laissez-moi faire, et ne craignez rien. Tenez, la physionomie de ce garçon-là ne m’aura point trompée : assurément, il est traitable.
Et par-dessus le marché, un honnête homme, qui n’a jamais laissé passer de contrebande ; ainsi vous êtes une marchandise que j’arrête, je vais faire fermer les portes.
Oh ! je t’en empêcherai bien, moi ; car tu serais le premier à te repentir du tort que tu nous ferais.
Prouvez-moi mon repentir, et je vous lâche.
Tiens, mon ami, voilà déjà un commencement de preuves ; ne serais-tu pas fâché d’avoir perdu cela ?
Oui-da, il y a toute apparence ; car je suis bien aise de l’avoir.
As-tu encore envie de faire du bruit ?
Je n’ai encore qu’un commencement d’envie de n’en plus faire.
Achevez de la déterminer, Madame.
Prends encore ceci. Es-tu content ?
Oh ! voilà l’abrégé de ma mauvaise humeur. Mais de quoi s’agit-il, mes libérales dames ?
Tiens, d’une bagatelle : Madame a vu Agis dans la forêt, et n’a pu le voir sans lui donner son cœur.
Cela est extrêmement honnête.
Or, Madame qui est riche, qui ne dépend que d’elle, et qui l’épouserait volontiers, voudrait essayer de le rendre sensible.
Encore plus honnête.
Madame ne saurait le rendre sensible qu’en liant quelque conversation avec lui, qu’en demeurant même quelque temps dans la maison où il est.
Pour avoir toutes ses commodités.
Et cela ne se pourrait pas, si elle se présentait habillée suivant son sexe ; parce qu’Hermocrate ne le permettrait pas, et qu’Agis lui-même la fuirait, à cause de l’éducation qu’il a reçue du philosophe.
Malepeste ! de l’amour dans cette maison-ci ? ce serait une mauvaise auberge pour lui ; la sagesse d’Agis, d’Hermocrate et de Léontine, sont trois sagesses aussi inciviles pour l’amour qu’il y en ait dans le monde ; il n’y a que la mienne qui ait un peu de savoir-vivre.
Nous le savions bien.
Et voilà pourquoi Madame a pris le parti de se déguiser pour paraître ; ainsi tu vois bien qu’il n’y a point de mal à tout cela.
Eh ! pardi, il n’y a rien de si raisonnable. Madame a pris de l’amour en passant, pour Agis. Eh bien ! qu’est-ce ? Chacun prend ce qu’il peut : voilà bien de quoi ! Allez, gracieuses personnes, ayez bon courage ; je vous offre mes services. Vous avez perdu votre cœur ; faites vos diligences pour en attraper un autre ; si on trouve le mien, je le donne.
Va, compte sur ma parole ; tu jouiras bientôt d’un sort qui ne te laissera envier celui de personne.
N’oublie pas, dans le besoin, que Madame s’appelle Phocion, et moi Hermidas.
Et surtout qu’Agis ne sache point qui nous sommes.
Ne craignez rien, seigneur Phocion, touchez là, camarade Hermidas ; voilà comme je parle, moi.
Paix ! voilà quelqu’un qui arrive.
Scène III
HERMIDAS, PHOCION, ARLEQUIN, DIMAS, jardinier.
Avec qui est-ce donc qu’ou parlez là, noute ami ?
Eh ! je parle avec du monde.
Eh ! pargué ! je le vois bian ; mais qui est ce monde ? à qui en veut-il ?
Au seigneur Hermocrate.
Eh bian ! ce n’est pas par ici qu’on entre ; noute maître m’a enchargé à ce que parsonne ne se promène dans le jardrin ; par ainsi, vous n’avez qu’à vous en retorner par où vous êtes venus, pour frapper à la porte du logis.
Nous avons trouvé celle du jardin ouverte ; il est permis à des étrangers de se méprendre.
Je ne leur baillons pas cette parmission-là, nous ; je n’entendons pas qu’on vianne comme ça sans dire gare : ne tiant-il qu’à enfiler des portes ouvartes ? En a l’honnêteté d’appeler un jardinier ; en li demande le parvilège ; on a queuque bonne manière avec un homme, et pis la parmission s’enfile avec la porte.
Doucement, notre ami ! vous parlez à une personne riche et d’importance.
Voirement ! je le vois bian qu’alle est riche, pisqu’alle garde tout, et moi je garde mon jardrin, alle n’a qu’à prenre par ailleurs.
Scène IV
AGIS, DIMAS, HERMIDAS, PHOCION, ARLEQUIN
Qu’est-ce que c’est donc que ce bruit-là, jardinier ? contre qui criez-vous ?
Contre cette jeunesse qui viant apparemment mugueter nos espaliers.
Vous arrivez à propos, Seigneur, pour me débarrasser de lui. J’ai dessein de saluer le seigneur Hermocrate, et de lui parler ; j’ai trouvé ce lieu-ci ouvert, et il veut que j’en sorte.
Allez, Dimas, vous avez tort, retirez-vous, et courez avertir Léontine qu’un étranger de considération souhaiterait parler à Hermocrate. Je vous demande pardon, Seigneur, de l’accueil rustique de cet homme-là ; Hermocrate lui-même vous en fera ses excuses ; et vous êtes d’une physionomie qui annonce les égards qu’on vous doit.
Oh pour ça, ils font tous deux une belle paire de visages.
Il est vrai, Seigneur, que ce jardinier m’a traité brusquement ; mais vos politesses m’en dédommagent ; et si ma physionomie, dont vous parlez, vous disposait à me vouloir du bien, je la croirais en effet la plus heureuse du monde ; et ce serait, à mon gré, un des plus grands services qu’elle pût me rendre.
Il ne mérite pas que vous l’estimiez tant, mais, tel qu’il est, elle vous l’a rendu, Seigneur ; et quoiqu’il n’y ait qu’un instant que nous nous connaissions, je vous assure qu’on ne saurait être aussi prévenu pour quelqu’un que je le suis pour vous.
Nous allons donc faire, entre nous, quatre jolis penchants.
Promenons-nous, pour parler du nôtre.
Mais, Seigneur, puis-je vous demander pour qui mon amitié se déclare ?
Pour quelqu’un qui vous en jurerait volontiers une éternelle.
Cela ne suffit pas ; je crains de faire un ami que je perdrai bientôt.
Il ne tiendra pas à moi que nous ne nous quittions jamais, Seigneur.
Qu’avez-vous à exiger d’Hermocrate ? Je lui dois mon éducation ; j’ose dire qu’il m’aime. Avez-vous besoin de lui ?
Sa réputation m’attirait ici ; je ne voulais, quand je suis venu, que l’engager à me souffrir quelque temps auprès de lui ; mais depuis que je vous connais, ce motif le cède à un autre encore plus pressant ; c’est celui de vous voir le plus longtemps qu’il me sera possible.
Et que devenez-vous après ?
Je n’en sais rien, vous en déciderez ; je ne consulterai que vous.
Je vous conseillerai de ne me perdre jamais de vue.
Sur ce pied-là, nous serons donc toujours ensemble.
Je le souhaite de tout mon cœur ; mais voici Léontine qui arrive.
Notre maîtresse s’avance ; elle a une mine grave qui ne me plaît point du tout.
Scène V
PHOCION, AGIS, HERMIDAS, DIMAS, LÉONTINE, ARLEQUIN
Tenez, Madame, velà le damoisiau dont je vous parle, et cet autre étourniau est de son équipage.
On m’a dit, Seigneur, que vous demandiez à parler à Hermocrate mon frère ; il n’est pas actuellement ici. Pouvez-vous, en attendant qu’il revienne, me confier ce que vous avez à lui dire ?
Je n’ai à l’entretenir de rien de secret, Madame ; il s’agit d’une grâce que j’ai à obtenir de lui, et je compterai d’avance l’avoir obtenue, si vous voulez bien me l’accorder vous-même.
Expliquez-vous, Seigneur.
Je m’appelle Phocion, Madame ; mon nom peut vous être connu ; mon père, que j’ai perdu il y a plusieurs années, l’a mis en quelque réputation.
Oui, Seigneur.
Seul et ne dépendant de personne, il y a quelque temps que je voyage pour former mon cœur et mon esprit.
Et pour cueillir le fruit de nos arbres.
Laissez-nous, Dimas.
J’ai visité, dans mes voyages, tous ceux que leur savoir et leur vertu distinguaient des autres hommes. Il en est même qui m’ont permis de vivre quelque temps avec eux ; et j’ai espéré que l’illustre Hermocrate ne me refuserait pas, pour quelques jours, l’honneur qu’ils ont bien voulu me faire.
Il est vrai, Seigneur, qu’à vous voir, vous paraissez bien digne de cette hospitalité vertueuse que vous avez reçue ailleurs ; mais il ne sera pas possible à Hermocrate de s’honorer du plaisir de vous l’offrir ; d’importantes raisons, qu’Agis sait bien, nous en empêchent ; je voudrais pouvoir vous les dire, elles nous justifieraient auprès de vous.
D’abord, j’en logerai un, moi, dans ma chambre.
Ce ne sont point les appartements qui nous manquent.
Non, mais vous savez mieux qu’un autre que cela ne se peut pas, Agis, et que nous nous sommes fait une loi nécessaire de ne partager notre retraite avec personne.
J’ai pourtant promis au seigneur Phocion de vous y engager ; et ce ne sera pas violer la loi que nous nous sommes faite, que d’en excepter un ami de la vertu.
Je ne saurais changer de sentiment.
Tête de femme !
Quoi ! Madame, serez-vous inflexible à d’aussi louables intentions que les miennes ?
C’est malgré moi.
Hermocrate vous fléchira, Madame.
Je suis sûre qu’il pensera comme moi.
Allons aux expédients : Eh bien ! Madame, je n’insisterai plus ; mais oserais-je vous demander un moment d’entretien secret ?
Seigneur, je suis fâchée des efforts inutiles que vous allez faire ; puisque vous le voulez pourtant, j’y consens.
Daignez vous éloigner pour un instant.
Scène VI
LÉONTINE, PHOCION
Puisse l’amour favoriser mon artifice ! Puisque vous ne pouvez, Madame, vous rendre à la prière que je vous ai faite, il n’est plus question de vous en presser ; mais peut-être m’accorderez-vous une autre grâce, c’est de vouloir bien me donner un conseil qui va décider de tout le repos de ma vie.
Celui que je vous donnerai, Seigneur, c’est d’attendre Hermocrate, il est meilleur à consulter que moi.
Non, Madame, dans cette occasion-ci, vous me convenez encore mieux que lui. J’ai besoin d’une raison moins austère que compatissante ; j’ai besoin d’un caractère de cœur qui tempère sa sévérité d’indulgence, et vous êtes d’un sexe chez qui ce doux mélange se trouve plus sûrement que dans le nôtre ; ainsi, Madame, écoutez-moi, je vous en conjure par tout ce que vous avez de bonté.
Je ne sais ce que présage un pareil discours, mais la qualité d’étranger exige des égards ; ainsi parlez, je vous écoute.
Il y a quelques jours que, traversant ces lieux en voyageur, je vis près d’ici une dame qui se promenait, et qui ne me vit point ; il faut que je vous la peigne, vous la reconnaîtrez peut-être, et vous en serez mieux au fait de ce que j’ai à vous dire. Sa taille, sans être grande, est pourtant majestueuse, je n’ai vu nulle part un air si noble ; c’est, je crois, la seule physionomie du monde où l’on voie les grâces les plus tendres s’allier, sans y rien perdre, à l’air le plus imposant, le plus modeste, et peut-être le plus austère. On ne saurait s’empêcher de l’aimer, mais d’un amour timide, et comme effrayé du respect qu’elle imprime ; elle est jeune, non de cette jeunesse étourdie qui m’a toujours déplu, qui n’a que des agréments imparfaits, et qui ne sait encore qu’amuser les yeux, sans mériter d’aller au cœur : non, elle est dans cet âge vraiment aimable, qui met les grâces dans toutes leurs forces, où l’on jouit de tout ce que l’on est, dans cet âge où l’âme, moins dissipée, ajoute à la beauté des traits un rayon de la finesse qu’elle a acquise.
Je ne sais de qui vous parlez, Seigneur, cette dame-là m’est inconnue, et c’est sans doute un portrait trop flatteur.
Celui que j’en garde dans mon cœur est mille fois au-dessus de ce que je vous peins là, Madame. Je vous ai dit que je passais pour aller plus loin ; mais cet objet m’arrêta, et je ne le perdis point de vue, tant qu’il me fut possible de le voir. Cette dame s’entretenait avec quelqu’un, elle souriait de temps en temps, et je démêlais dans ses gestes je ne sais quoi de doux, de généreux et d’affable, qui perçait à travers un maintien grave et modeste.
De qui parle-t-il ?
Elle se retira bientôt après, et rentra dans une maison que je remarquai. Je demandai qui elle était, et j’appris qu’elle est la sœur d’un homme célèbre et respectable.
Où suis-je ?
Qu’elle n’est point mariée, et qu’elle vit avec ce frère dans une retraite dont elle préfère l’innocent repos au tumulte du monde toujours méprisé des âmes vertueuses et sublimes ; enfin, tout ce que j’en appris ne fut qu’un éloge, et ma raison même, autant que mon cœur, acheva de me donner pour jamais à elle.
Seigneur, dispensez-moi d’écouter le reste, je ne sais ce que c’est que l’amour, et je vous conseillerais mal sur ce que je n’entends point.
De grâce, laissez-moi finir, et que ce mot d’amour ne vous rebute point ; celui dont je vous parle ne souille point mon cœur, il l’honore, c’est l’amour que j’ai pour la vertu qui allume celui que j’ai pour cette dame ; ce sont deux sentiments qui se confondent ensemble ; et si j’aime, si j’adore cette physionomie si aimable que je lui trouve, c’est que mon âme y voit partout l’image des beautés de la sienne.
Encore une fois, Seigneur, souffrez que je vous quitte ; on m’attend, et il y a longtemps que nous sommes ensemble.
J’achève, Madame. Pénétré des mouvements dont je vous parle, je promis avec transport de l’aimer toute ma vie, et c’était promettre de consacrer mes jours au service de la vertu même. Je résolus ensuite de parler à son frère, d’en obtenir le bonheur de passer quelque temps chez lui, sous prétexte de m’instruire, et là, d’employer auprès d’elle tout ce que l’amour, le respect et l’hommage ont de plus soumis, de plus industrieux et de plus tendre, pour lui prouver une passion dont je remercie les dieux, comme d’un présent inestimable.
Quel piège ! et comment en sortir ?
Ce que j’avais résolu, je l’ai exécuté ; je me suis présenté pour parler à son frère : il était absent, et je n’ai trouvé qu’elle, que j’ai vainement conjurée d’appuyer ma demande, qui l’a rejetée, et qui m’a mis au désespoir. Figurez-vous, Madame, un cœur tremblant et confondu devant elle, dont elle a sans doute aperçu la tendresse et la douleur, et qui du moins espérait de lui inspirer une pitié généreuse ; tout m’est refusé, Madame ; et dans cet état accablant, c’est à vous à qui j’ai recours, je me jette à vos genoux, et je vous confie mes plaintes.
Il se jette à genoux.
Que faites-vous, Seigneur ?
J’implore vos conseils et votre secours auprès d’elle.
Après ce que je viens d’entendre, c’est aux dieux à qui j’en demande moi-même.
L’avis des dieux est dans votre cœur, croyez-en ce qu’il vous inspire.
Mon cœur ! ô ciel ! c’est peut-être l’ennemi de mon repos que vous voulez que je consulte.
Et serez-vous moins tranquille, pour être généreuse ?
Ah ! Phocion, vous aimez la vertu, dites-vous ; est-ce l’aimer que de venir la surprendre ?
Appelez-vous la surprendre, que l’adorer ?
Mais enfin, quels sont vos desseins ?
Je vous ai consacré ma vie, j’aspire à l’unir à la vôtre ; ne m’empêchez pas de le tenter, souffrez-moi quelques jours ici seulement, c’est à présent la seule grâce qui soit l’objet de mes souhaits ; et si vous me l’accordez, je suis sûr d’Hermocrate.
Vous souffrir ici, vous qui m’aimez !
Eh ! qu’importe un amour qui ne fait qu’augmenter mon respect ?…
Un amour vertueux peut-il exiger ce qui ne l’est pas ? Quoi ! voulez-vous que mon cœur s’égare ? Que venez-vous faire ici, Phocion ? Ce qui m’arrive est-il concevable ? Quelle aventure ! ô ciel ! quelle aventure ! Faudra-t-il que ma raison y périsse ? Faudra-t-il que je vous aime, moi qui n’ai jamais aimé ? Est-il temps que je sois sensible ? Car enfin vous me flattez en vain ; vous êtes jeune, vous êtes aimable, et je ne suis plus ni l’un ni l’autre.
Quel étrange discours !
Oui, Seigneur, je l’avoue, un peu de beauté, dit-on, m’était échue en partage ; la nature m’avait départi quelques charmes que j’ai toujours méprisés. Peut-être me les faites-vous regretter ! Je le dis à ma honte : mais ils ne sont plus, ou le peu qui m’en reste va se passer bientôt.
Eh ! de quoi sert ce que vous dites là, Léontine ? Convaincrez-vous mes yeux de ce qui n’est pas ? Espérez-vous me persuader avec ces grâces ? Avez-vous pu jamais être plus aimable ?
Je ne suis plus ce que j’étais.
Tranchons là-dessus, Madame, ne disputons plus. Oui, j’y consens, toute charmante que vous êtes, votre jeunesse va se passer, et je suis dans la mienne ; mais toutes les âmes sont du même âge. Vous savez ce que je vous demande ; je vais en presser Hermocrate, et je mourrai de douleur si vous ne m’êtes pas favorable.
Je ne sais encore ce que je dois faire. Voici Hermocrate qui vient, et je vous servirai, en attendant que je me détermine.
Scène VII
HERMOCRATE, AGIS, PHOCION, LÉONTINE, ARLEQUIN
Est-ce là le jeune étranger dont vous me parlez ?
Oui, Seigneur, c’est lui-même.
C’est moi qui ai eu l’honneur de lui parler le premier, et je lui ai toujours fait vos compliments en attendant votre arrivée.
Vous voyez, Hermocrate, le fils de l’illustre Phocion, que son estime pour vous amène ici ; il aime la sagesse, et voyage pour s’instruire ; quelques-uns de vos pareils se sont fait un plaisir de le recevoir quelque temps chez eux ; il attend de vous le même accueil ; il le demande avec un empressement qui mérite qu’on s’y rende ; j’ai promis de vous y engager, je le fais, et je vous laisse ensemble… Ah !
Et si mon suffrage vaut quelque chose, je le joins à celui de Léontine, Seigneur.
Agis s’en va.
Et moi, j’y ajoute ma voix par-dessus le marché.
Que vois-je ?
Je regarde comme des bienfaits ces instances qu’on vous fait pour moi, Seigneur ; jugez de ma reconnaissance pour vous, si elles ne sont pas inutiles.
Je vous rends grâces, Seigneur, de l’honneur que vous me faites : un disciple tel que vous ne me paraît pas avoir besoin d’un maître qui me ressemble ; cependant, pour en mieux juger, j’aurais confidemment quelques questions à vous faire. (À Arlequin.) Retire-toi.
Scène VIII
HERMOCRATE, PHOCION
Ou je me trompe, Seigneur, ou vous ne m’êtes pas inconnu.
Moi, Seigneur ?
Ce n’est pas sans raison que j’ai voulu vous parler en secret ; j’ai des soupçons dont l’éclaircissement ne demande point d’éclat ; et c’est à vous à qui je l’épargne.
Quels sont donc ces soupçons ?
Vous ne vous appelez point Phocion.
Il se ressouvient de la forêt.
Celui dont vous prenez le nom est actuellement à Athènes, je l’apprends par une lettre de Mermécides.
Ce peut être quelqu’un qui se nomme comme moi.
Ce n’est pas là tout ; c’est que ce nom supposé est la moindre erreur où vous voulez nous jeter.
Je ne vous entends point, Seigneur.
Cet habit-là n’est pas le vôtre, avouez-le, Madame, je vous ai vue ailleurs.
Vous dites vrai, Seigneur.
Les témoins, comme vous voyez, n’étaient pas nécessaires, du moins ne rougissez-vous que devant moi.
Si je rougis, je ne me rends pas justice, Seigneur ; et c’est un mouvement que je désavoue ; le déguisement où je suis n’enveloppe aucun projet dont je doive être confuse.
Moi, qui entrevois ce projet, je n’y vois cependant rien de si convenable à l’innocence des mœurs de votre sexe, rien dont vous puissiez vous applaudir ; l’idée de venir m’enlever Agis, mon élève, d’essayer sur lui de dangereux appas, de jeter dans son cœur un trouble presque toujours funeste, cette idée-là, ce me semble, n’a rien qui doive vous dispenser de rougir, Madame.
Agis ? qui ? ce jeune homme qui vient de paraître ici ? Sont-ce là vos soupçons ? Ai-je rien en moi qui les justifie ? Est-ce ma physionomie qui vous les inspire, et les mérite-t-elle ? Et faut-il que ce soit vous qui me fassiez cet outrage ? Faut-il que des sentiments tels que les miens me l’attirent ? Et les dieux, qui savent mes desseins, ne me le devaient-ils pas épargner ? Non, Seigneur, je ne viens point ici troubler le cœur d’Agis ; tout élevé qu’il est par vos mains, tout fort qu’il est de la sagesse de vos leçons, ce déguisement pour lui n’eût pas été nécessaire ; si je l’aimais, j’en aurais espéré la conquête à moins de frais, il n’aurait fallu que me montrer peut-être, que faire parler mes yeux : son âge et mes faibles appas m’auraient fait raison de son cœur. Mais ce n’est pas à lui à qui le mien en veut ; celui que je cherche est plus difficile à surprendre, il ne relève point du pouvoir de mes yeux, mes appas ne feront rien sur lui ; vous voyez que je ne compte point sur eux, que je n’en fais pas ma ressource ; je ne les ai pas mis en état de plaire ; et je les cache sous ce déguisement parce qu’ils me seraient inutiles.
Mais ce séjour que vous voulez faire chez moi, Madame, qu’a-t-il de commun avec vos desseins, si vous ne songez pas à Agis ?
Eh quoi ! toujours Agis ! Eh ! Seigneur, épargnez à votre vertu le regret d’avoir offensé la mienne ; n’abusez point contre moi des apparences d’une aventure peut-être encore plus louable qu’innocente, que vous me voyez soutenir avec un courage qui doit étonner vos soupçons, et dont j’ose attendre votre estime, quand vous en saurez les motifs. Ne me parlez donc plus d’Agis ; je ne songe point à lui, je le répète : en voulez-vous des preuves incontestables ? Elles ne ménageront point la fierté de mon sexe ; mais je n’en apporte ici ni la vanité ni l’industrie : j’y viens avec un orgueil plus noble que le sien, vous le verrez, Seigneur. Il s’agit à présent de vos soupçons, et deux mots vont les détruire. Celui que j’aime veut-il me donner sa main ? voilà la mienne. Agis n’est point ici pour accepter mes offres.
Je ne sais donc plus à qui elles s’adressent.
Vous le savez, Seigneur, et je viens de vous le dire ; je ne m’expliquerais pas mieux en nommant Hermocrate.
Moi ! Madame ?
Vous êtes instruit, Seigneur.
Je le suis en effet, et ne reviens point du trouble où ce discours me jette : moi, l’objet des mouvements d’un cœur tel que le vôtre !
Seigneur, écoutez-moi ; j’ai besoin de me justifier après l’aveu que je viens de faire.
Non, Madame, je n’écoute plus rien, toute justification est inutile, vous n’avez rien à craindre de mes idées ; calmez vos inquiétudes là-dessus ; mais, de grâce, laissez-moi. Suis-je fait pour être aimé ? Vous attaquez une âme solitaire et sauvage, à qui l’amour est étranger ; ma rudesse doit rebuter votre jeunesse et vos charmes, et mon cœur en un mot ne pourrait rien pour le vôtre.
Eh ! je ne lui demande point de partager mes sentiments, je n’ai nul espoir ; et si j’en ai, je le désavoue : mais souffrez que j’achève. Je vous ai dit que je vous aime, voulez-vous que je reste en proie à l’injure que me ferait ce discours-là, si je ne m’expliquais pas ?
Mais la raison me défend d’en entendre davantage.
Mais ma gloire et ma vertu, que je viens de compromettre, veulent que je continue. Encore une fois, Seigneur, écoutez-moi. Vous paraître estimable est le seul avantage où j’aspire, le seul salaire dont mon cœur soit jaloux : qu’est-ce qui vous empêcherait de m’entendre ? Je n’ai rien de redoutable que des charmes humiliés par l’aveu que je vous fais, qu’une faiblesse que vous méprisez, et que je vous apporte à combattre.
J’aimerais encore mieux l’ignorer.
Oui, Seigneur, je vous aime ; mais ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas ici d’un penchant ordinaire ; cet aveu que je vous fais, il ne m’échappe point, je le fais exprès : ce n’est point à l’amour à qui je l’accorde, il ne l’aurait jamais obtenu ; c’est à ma vertu même à qui je le donne. Je vous dis que je vous aime, parce que j’ai besoin de la confusion de le dire ; parce que cette confusion aidera peut-être à me guérir ; parce que je cherche à rougir de ma faiblesse pour la vaincre : je viens affliger mon orgueil pour le révolter contre vous. Je ne vous dis point que je vous aime, afin que vous m’aimiez ; c’est afin que vous m’appreniez à ne plus vous aimer moi-même. Haïssez, méprisez l’amour, j’y consens ; mais faites que je vous ressemble. Enseignez-moi à vous ôter de mon cœur, défendez-moi de l’attrait que je vous trouve. Je ne demande point d’être aimée, il est vrai, mais je désire de l’être ; ôtez-moi ce désir ; c’est contre vous-même que je vous implore.
Eh bien ! Madame, voici le secours que je vous donne ; je ne veux point vous aimer : que cette indifférence-là vous guérisse, et finissez un discours où tout est poison pour qui l’écoute.
Grands dieux ! à quoi me renvoyez-vous ? à une indifférence que j’ai bien prévue. Est-ce ainsi que vous répondez au généreux courage avec lequel je vous expose ma situation ? Le sage ne l’est-il au profit de personne ?
Je ne le suis point, Madame.
Eh bien ! soit ; mais laissez-moi le temps de vous trouver des défauts, et souffrez que je continue.
Que m’allez-vous dire encore ?
Écoutez-moi. J’avais entendu parler de vous ; tout le public est plein de votre nom.
Passons, de grâce, Madame.
Excusez ces traits d’un cœur qui se plaît à louer ce qu’il aime. Je m’appelle Aspasie ; et ce fut dans ces solitudes où je vivais comme vous, maîtresse de moi-même, et d’une fortune assez grande, avec l’ignorance de l’amour, avec le mépris de tous les efforts qu’on faisait pour m’en inspirer.
Que ma complaisance est ridicule !
Ce fut donc dans ces solitudes où je vous rencontrai, vous promenant aussi bien que moi ; je ne savais qui vous étiez d’abord, cependant, en vous regardant, je me sentis émue ; il semblait que mon cœur devinait Hermocrate.
Non, je ne saurais plus supporter ce récit. Au nom de cette vertu que vous chérissez, Aspasie, laissons là ce discours ; abrégeons, quels sont vos desseins ?
Ce récit vous paraît frivole, il est vrai ; mais le soin de rétablir ma raison ne l’est pas.
Mais le soin de garantir la mienne doit m’être encore plus cher ; tout sauvage que je suis, j’ai des yeux, vous avez des charmes, et vous m’aimez.
J’ai des charmes, dites-vous ? Eh quoi ! Seigneur, est-ce que vous les voyez, et craignez-vous de les sentir ?
Je ne veux pas même m’exposer à les craindre.
Puisque vous les évitez, vous en avez donc peur ? Vous ne m’aimez pas encore ; mais vous craignez de m’aimer : vous m’aimerez, Hermocrate, je ne saurais m’empêcher de l’espérer.
Vous me troublez, je vous réponds mal, et je me tais.
Eh bien ! Seigneur, retirons-nous, marchons, rejoignons Léontine ; j’ai dessein de demeurer quelque temps ici, et vous me direz tantôt ce que vous aurez résolu là-dessus.
Allez donc, Aspasie ; je vous suis.
Scène IX
HERMOCRATE, DIMAS
J’ai pensé m’égarer dans cet entretien. Quel parti faut-il que je prenne ? Approche, Dimas : tu vois ce jeune étranger qui me quitte ; je te charge d’observer ses actions, de le suivre le plus que tu pourras, et d’examiner s’il cherche à entretenir Agis ; entends-tu ? J’ai toujours estimé ton zèle, et tu ne saurais me le prouver mieux qu’en t’acquittant exactement de ce que je te dis là.
Voute affaire est faite ; pas pus tard que tantôt, je vous apportons toute sa pensée.