Le Triomphe de l’amour (Marivaux)/Acte I

Texte établi par Pierre DuviquetHaut Cœur et Gayet jeune (4p. 299-336).
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ACTE premier

Scène première

LÉONIDE, sous le nom de PHOCION ; CORINE, sous le nom d’HERMIDAS


PHOCION

Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate.

HERMIDAS

Mais, Madame, ne trouvera-t-on pas mauvais que nous soyons entrées si hardiment ici, nous qui n’y connaissons personne ?

PHOCION

Non, tout est ouvert ; et d’ailleurs nous venons pour parler au maître de la maison. Restons dans cette allée en nous promenant, j’aurai le temps de te dire ce qu’il faut à présent que tu saches.

HERMIDAS

Ah ! il y a longtemps que je n’ai respiré si à mon aise ! Mais, Princesse, faites-moi la grâce tout entière ; si vous voulez me donner un régal bien complet, laissez-moi le plaisir de vous interroger moi-même à ma fantaisie.

PHOCION

Comme tu voudras.

HERMIDAS

D’abord, vous quittez votre cour et la ville, et vous venez ici avec peu de suite, dans une de vos maisons de campagne, où vous voulez que je vous suive.

PHOCION

Fort bien.

HERMIDAS

Et comme vous savez que, par amusement, j’ai appris à peindre, à peine y sommes-nous quatre ou cinq jours, que, vous enfermant un matin avec moi, vous me montrez deux portraits, dont vous me demandez des copies en petit et dont l’un est celui d’un homme de quarante-cinq ans, et l’autre celui d’une femme d’environ trente-cinq, tous deux d’assez bonne mine.

PHOCION

Cela est vrai.

HERMIDAS

Laissez-moi dire : quand ces copies sont finies, vous faites courir le bruit que vous êtes indisposée, et qu’on ne vous voit pas ; ensuite vous m’habillez en homme, vous en prenez l’attirail vous-même ; et puis nous sortons incognito toutes deux dans cet équipage-là, vous, avec le nom de Phocion, moi, avec celui d’Hermidas, que vous me donnez ; et après un quart d’heure de chemin, nous voilà dans les jardins du philosophe Hermocrate, avec la philosophie de qui je ne crois pas que vous ayez rien à démêler.

PHOCION

Plus que tu ne penses !

HERMIDAS

Or, que veut dire cette feinte indisposition, ces portraits copiés ? Qu’est-ce que c’est que cet homme et cette femme qu’ils représentent ? Que signifie la mascarade où nous sommes ? Que nous importent les jardins d’Hermocrate ? Que voulez-vous faire de lui ? Que voulez-vous faire de moi ? Où allons-nous ? Que deviendrons-nous ? À quoi tout cela aboutira-t-il ? Je ne saurais le savoir trop tôt, car je m’en meurs.

PHOCION

Écoute-moi avec attention. Tu sais par quelle aventure je règne en ces lieux ; j’occupe une place qu’autrefois Léonidas, frère de mon père, usurpa sur Cléomène son souverain, parce que ce prince, dont il commandait alors les armées, devint, pendant son absence, amoureux de sa maîtresse, et l’enleva. Léonidas, outré de douleur, et chéri des soldats, vint comme un furieux attaquer Cléomène, le prit avec la Princesse son épouse, et les enferma tous deux. Au bout de quelques années, Cléomène mourut, aussi bien que la Princesse son épouse, qui ne lui survécut que six mois et qui, en mourant, mit au monde un prince qui disparut, et qu’on eut l’adresse de soustraire à Léonidas, qui n’en découvrit jamais la moindre trace, et qui mourut enfin sans enfants, regretté du peuple qu’il avait bien gouverné, et qui vit tranquillement succéder son frère, à qui je dois la naissance, et au rang de qui j’ai succédé moi-même.

HERMIDAS

Oui ; mais tout cela ne dit encore rien de notre déguisement, ni des portraits dont j’ai fait la copie, et voilà ce que je veux savoir.

PHOCION

Doucement : ce Prince, qui reçut la vie dans la prison de sa mère, qu’une main inconnue enleva dès qu’il fut né, et dont Léonidas ni mon père n’ont jamais entendu parler, j’en ai des nouvelles, moi.

HERMIDAS

Le ciel en soit loué ! Vous l’aurez donc bientôt en votre pouvoir.

PHOCION

Point du tout ; c’est moi qui vais me remettre au sien.

HERMIDAS

Vous, Madame ! vous n’en ferez rien, je vous jure ; je ne le souffrirai jamais : comment donc ?

PHOCION

Laisse-moi achever. Ce Prince est depuis dix ans chez le sage Hermocrate, qui l’a élevé, et à qui Euphrosine, parente de Cléomène, le confia, sept ou huit ans après qu’il fut sorti de prison ; et tout ce que je te dis là, je le sais d’un domestique qui était, il n’y a pas longtemps, au service d’Hermocrate, et qui est venu m’en informer en secret, dans l’espoir d’une récompense.

HERMIDAS

N’importe, il faut s’en assurer, Madame.

PHOCION

Ce n’est pourtant pas là le parti que j’ai pris ; un sentiment d’équité, et je ne sais quelle inspiration m’en ont fait prendre un autre. J’ai d’abord voulu voir Agis (c’est le nom du Prince). J’appris qu’Hermocrate et lui se promenaient tous les jours dans la forêt qui est à côté de mon château. Sur cette instruction, j’ai quitté, comme tu sais, la ville ; je suis venue ici, j’ai vu Agis dans cette forêt, à l’entrée de laquelle j’avais laissé ma suite. Le domestique qui m’y attendait me montra ce Prince lisant dans un endroit du bois assez épais. Jusque-là j’avais bien entendu parler de l’amour ; mais je n’en connaissais que le nom. Figure-toi, Corine, un assemblage de tout ce que les Grâces ont de noble et d’aimable ; à peine t’imagineras-tu les charmes et de la figure et de la physionomie d’Agis.

HERMIDAS

Ce que je commence à imaginer de plus clair, c’est que ces charmes-là pourraient bien avoir mis les nôtres en campagne.

PHOCION

J’oublie de te dire que, lorsque je me retirais, Hermocrate parut ; car ce domestique, en se cachant, me dit que c’était lui, et ce philosophe s’arrêta pour me prier de lui dire si la Princesse ne se promenait pas dans la forêt ; ce qui me marqua qu’il ne me connaissait point. Je lui répondis, assez déconcertée, qu’on disait qu’elle y était, et je m’en retournai au château.

HERMIDAS

Voilà, certes, une aventure bien singulière.

PHOCION

Le parti que j’ai pris l’est encore davantage ; je n’ai feint d’être indisposée et de ne voir personne, que pour être libre de venir ici ; je vais, sous le nom du jeune Phocion, qui voyage, me présenter à Hermocrate, comme attiré par l’estime de sa sagesse ; je le prierai de me laisser passer quelque temps avec lui, pour profiter de ses leçons ; je tâcherai d’entretenir Agis, et de disposer son cœur à mes fins. Je suis née d’un sang qu’il doit haïr ; ainsi je lui cacherai mon nom ; car de quelques charmes dont on me flatte, j’ai besoin que l’amour, avant qu’il me connaisse, les mette à l’abri de la haine qu’il a sans doute pour moi.

HERMIDAS

Oui ; mais, Madame, si, sous votre habit d’homme, Hermocrate allait reconnaître cette dame à qui il a parlé dans la forêt, vous jugez bien qu’il ne vous gardera pas chez lui.

PHOCION

J’ai pourvu à tout, Corine, et s’il me reconnaît, tant pis pour lui ; je lui garde un piège, dont j’espère que toute sa sagesse ne le défendra pas. Je serai pourtant fâchée qu’il me réduise à la nécessité de m’en servir ; mais le but de mon entreprise est louable, c’est l’amour et la justice qui m’inspirent. J’ai besoin de deux ou trois entretiens avec Agis, tout ce que je fais est pour les avoir : je n’en attends pas davantage, mais il me les faut ; et si je ne puis les obtenir qu’aux dépens du philosophe, je n’y saurais que faire.

HERMIDAS

Et cette sœur qui est avec lui, et dont apparemment l’humeur doit être austère, consentira-t-elle au séjour d’un étranger aussi jeune et d’aussi bonne mine que vous ?

PHOCION

Tant pis pour elle aussi, si elle me fait obstacle ; je ne lui ferai pas plus de quartier qu’à son frère.

HERMIDAS

Mais, Madame, il faudra que vous les trompiez tous deux ; car j’entends ce que vous voulez dire ; cet artifice-là ne vous choque-t-il pas ?

PHOCION

Il me répugnerait, sans doute, malgré l’action louable qu’il a pour motif ; mais il me vengera d’Hermocrate et de sa sœur qui méritent que je les punisse ; qui, depuis qu’Agis est avec eux, n’ont travaillé qu’à lui inspirer de l’aversion pour moi, qu’à me peindre sous les traits les plus odieux, et le tout sans me connaître, sans savoir le fond de mon âme, ni tout ce que le ciel a pu y verser de vertueux. C’est eux qui ont soulevé tous les ennemis qu’il m’a fallu combattre, qui m’en soulèvent encore de nouveaux. Voilà ce que le domestique m’a rapporté d’après l’entretien qu’il surprit. Eh d’où vient tout le mal qu’ils me font ? Est-ce parce que j’occupe un trône usurpé ? Mais ce n’est pas moi qui en suis l’usurpatrice. D’ailleurs, à qui l’aurais-je rendu ? Je n’en connaissais pas l’héritier légitime ; il n’a jamais paru, on le croit mort. Quel tort n’ont-ils donc pas ? Non, Corine, je n’ai point de scrupule à me faire. Surtout conserve bien la copie des deux portraits que tu as faits qui sont d’Hermocrate et de sa sœur. À ton égard, conforme-toi à tout ce qui m’arrivera ; et j’aurai soin de t’instruire à mesure de tout ce qu’il faudra que tu saches.

Scène II

ARLEQUIN, sans être vu d’abord ; PHOCION, HERMIDAS


ARLEQUIN

Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?

HERMIDAS

Il y aura bien de l’ouvrage à tout ceci, Madame, et votre sexe…

ARLEQUIN
, les surprenant.

Ah ! ah ! Madame ! et puis votre sexe ! Eh ! parlez donc, vous autres hommes, vous êtes donc des femmes ?

PHOCION

Juste ciel ! je suis au désespoir.

ARLEQUIN

Oh ! oh ! mes mignonnes, avant que de vous en aller, il faudra bien, s’il vous plaît, que nous comptions ensemble : je vous ai d’abord pris pour deux fripons ; mais je vous fais réparation : vous êtes deux friponnes.

PHOCION

Tout est perdu, Corine.

HERMIDAS
, faisant signe à Phocion.

Non, Madame ; laissez-moi faire, et ne craignez rien. Tenez, la physionomie de ce garçon-là ne m’aura point trompée : assurément, il est traitable.

ARLEQUIN

Et par-dessus le marché, un honnête homme, qui n’a jamais laissé passer de contrebande ; ainsi vous êtes une marchandise que j’arrête, je vais faire fermer les portes.

HERMIDAS

Oh ! je t’en empêcherai bien, moi ; car tu serais le premier à te repentir du tort que tu nous ferais.

ARLEQUIN

Prouvez-moi mon repentir, et je vous lâche.

PHOCION
, donnant plusieurs pièces d’or à Arlequin.

Tiens, mon ami, voilà déjà un commencement de preuves ; ne serais-tu pas fâché d’avoir perdu cela ?

ARLEQUIN

Oui-da, il y a toute apparence ; car je suis bien aise de l’avoir.

HERMIDAS

As-tu encore envie de faire du bruit ?

ARLEQUIN

Je n’ai encore qu’un commencement d’envie de n’en plus faire.

HERMIDAS

Achevez de la déterminer, Madame.

PHOCION
, lui en donnant encore.

Prends encore ceci. Es-tu content ?

ARLEQUIN

Oh ! voilà l’abrégé de ma mauvaise humeur. Mais de quoi s’agit-il, mes libérales dames ?

HERMIDAS

Tiens, d’une bagatelle : Madame a vu Agis dans la forêt, et n’a pu le voir sans lui donner son cœur.

ARLEQUIN

Cela est extrêmement honnête.

HERMIDAS

Or, Madame qui est riche, qui ne dépend que d’elle, et qui l’épouserait volontiers, voudrait essayer de le rendre sensible.

ARLEQUIN

Encore plus honnête.

HERMIDAS

Madame ne saurait le rendre sensible qu’en liant quelque conversation avec lui, qu’en demeurant même quelque temps dans la maison où il est.

ARLEQUIN

Pour avoir toutes ses commodités.

HERMIDAS

Et cela ne se pourrait pas, si elle se présentait habillée suivant son sexe ; parce qu’Hermocrate ne le permettrait pas, et qu’Agis lui-même la fuirait, à cause de l’éducation qu’il a reçue du philosophe.

ARLEQUIN

Malepeste ! de l’amour dans cette maison-ci ? ce serait une mauvaise auberge pour lui ; la sagesse d’Agis, d’Hermocrate et de Léontine, sont trois sagesses aussi inciviles pour l’amour qu’il y en ait dans le monde ; il n’y a que la mienne qui ait un peu de savoir-vivre.

PHOCION

Nous le savions bien.

HERMIDAS

Et voilà pourquoi Madame a pris le parti de se déguiser pour paraître ; ainsi tu vois bien qu’il n’y a point de mal à tout cela.

ARLEQUIN

Eh ! pardi, il n’y a rien de si raisonnable. Madame a pris de l’amour en passant, pour Agis. Eh bien ! qu’est-ce ? Chacun prend ce qu’il peut : voilà bien de quoi ! Allez, gracieuses personnes, ayez bon courage ; je vous offre mes services. Vous avez perdu votre cœur ; faites vos diligences pour en attraper un autre ; si on trouve le mien, je le donne.

PHOCION

Va, compte sur ma parole ; tu jouiras bientôt d’un sort qui ne te laissera envier celui de personne.

HERMIDAS

N’oublie pas, dans le besoin, que Madame s’appelle Phocion, et moi Hermidas.

PHOCION

Et surtout qu’Agis ne sache point qui nous sommes.

ARLEQUIN

Ne craignez rien, seigneur Phocion, touchez là, camarade Hermidas ; voilà comme je parle, moi.

HERMIDAS

Paix ! voilà quelqu’un qui arrive.


Scène III

HERMIDAS, PHOCION, ARLEQUIN, DIMAS, jardinier.


DIMAS

Avec qui est-ce donc qu’ou parlez là, noute ami ?

ARLEQUIN

Eh ! je parle avec du monde.

DIMAS

Eh ! pargué ! je le vois bian ; mais qui est ce monde ? à qui en veut-il ?

PHOCION

Au seigneur Hermocrate.

DIMAS

Eh bian ! ce n’est pas par ici qu’on entre ; noute maître m’a enchargé à ce que parsonne ne se promène dans le jardrin ; par ainsi, vous n’avez qu’à vous en retorner par où vous êtes venus, pour frapper à la porte du logis.

PHOCION

Nous avons trouvé celle du jardin ouverte ; il est permis à des étrangers de se méprendre.

DIMAS

Je ne leur baillons pas cette parmission-là, nous ; je n’entendons pas qu’on vianne comme ça sans dire gare : ne tiant-il qu’à enfiler des portes ouvartes ? En a l’honnêteté d’appeler un jardinier ; en li demande le parvilège ; on a queuque bonne manière avec un homme, et pis la parmission s’enfile avec la porte.

ARLEQUIN

Doucement, notre ami ! vous parlez à une personne riche et d’importance.

DIMAS

Voirement ! je le vois bian qu’alle est riche, pisqu’alle garde tout, et moi je garde mon jardrin, alle n’a qu’à prenre par ailleurs.


Scène IV

AGIS, DIMAS, HERMIDAS, PHOCION, ARLEQUIN


AGIS

Qu’est-ce que c’est donc que ce bruit-là, jardinier ? contre qui criez-vous ?

DIMAS

Contre cette jeunesse qui viant apparemment mugueter nos espaliers.

PHOCION

Vous arrivez à propos, Seigneur, pour me débarrasser de lui. J’ai dessein de saluer le seigneur Hermocrate, et de lui parler ; j’ai trouvé ce lieu-ci ouvert, et il veut que j’en sorte.

AGIS

Allez, Dimas, vous avez tort, retirez-vous, et courez avertir Léontine qu’un étranger de considération souhaiterait parler à Hermocrate. Je vous demande pardon, Seigneur, de l’accueil rustique de cet homme-là ; Hermocrate lui-même vous en fera ses excuses ; et vous êtes d’une physionomie qui annonce les égards qu’on vous doit.

ARLEQUIN

Oh pour ça, ils font tous deux une belle paire de visages.

PHOCION

Il est vrai, Seigneur, que ce jardinier m’a traité brusquement ; mais vos politesses m’en dédommagent ; et si ma physionomie, dont vous parlez, vous disposait à me vouloir du bien, je la croirais en effet la plus heureuse du monde ; et ce serait, à mon gré, un des plus grands services qu’elle pût me rendre.

AGIS

Il ne mérite pas que vous l’estimiez tant, mais, tel qu’il est, elle vous l’a rendu, Seigneur ; et quoiqu’il n’y ait qu’un instant que nous nous connaissions, je vous assure qu’on ne saurait être aussi prévenu pour quelqu’un que je le suis pour vous.

ARLEQUIN

Nous allons donc faire, entre nous, quatre jolis penchants.

HERMIDAS
s’écarte avec Arlequin.

Promenons-nous, pour parler du nôtre.

AGIS

Mais, Seigneur, puis-je vous demander pour qui mon amitié se déclare ?

PHOCION

Pour quelqu’un qui vous en jurerait volontiers une éternelle.

AGIS

Cela ne suffit pas ; je crains de faire un ami que je perdrai bientôt.

PHOCION

Il ne tiendra pas à moi que nous ne nous quittions jamais, Seigneur.

AGIS

Qu’avez-vous à exiger d’Hermocrate ? Je lui dois mon éducation ; j’ose dire qu’il m’aime. Avez-vous besoin de lui ?

PHOCION

Sa réputation m’attirait ici ; je ne voulais, quand je suis venu, que l’engager à me souffrir quelque temps auprès de lui ; mais depuis que je vous connais, ce motif le cède à un autre encore plus pressant ; c’est celui de vous voir le plus longtemps qu’il me sera possible.

AGIS

Et que devenez-vous après ?

PHOCION

Je n’en sais rien, vous en déciderez ; je ne consulterai que vous.

AGIS

Je vous conseillerai de ne me perdre jamais de vue.

PHOCION

Sur ce pied-là, nous serons donc toujours ensemble.

AGIS

Je le souhaite de tout mon cœur ; mais voici Léontine qui arrive.

ARLEQUIN
, à Hermidas.

Notre maîtresse s’avance ; elle a une mine grave qui ne me plaît point du tout.

Scène V

PHOCION, AGIS, HERMIDAS, DIMAS, LÉONTINE, ARLEQUIN


DIMAS

Tenez, Madame, velà le damoisiau dont je vous parle, et cet autre étourniau est de son équipage.

LÉONTINE

On m’a dit, Seigneur, que vous demandiez à parler à Hermocrate mon frère ; il n’est pas actuellement ici. Pouvez-vous, en attendant qu’il revienne, me confier ce que vous avez à lui dire ?

PHOCION

Je n’ai à l’entretenir de rien de secret, Madame ; il s’agit d’une grâce que j’ai à obtenir de lui, et je compterai d’avance l’avoir obtenue, si vous voulez bien me l’accorder vous-même.

LÉONTINE

Expliquez-vous, Seigneur.

PHOCION

Je m’appelle Phocion, Madame ; mon nom peut vous être connu ; mon père, que j’ai perdu il y a plusieurs années, l’a mis en quelque réputation.

LÉONTINE

Oui, Seigneur.

PHOCION

Seul et ne dépendant de personne, il y a quelque temps que je voyage pour former mon cœur et mon esprit.

DIMAS
, à part.

Et pour cueillir le fruit de nos arbres.

LÉONTINE

Laissez-nous, Dimas.

PHOCION

J’ai visité, dans mes voyages, tous ceux que leur savoir et leur vertu distinguaient des autres hommes. Il en est même qui m’ont permis de vivre quelque temps avec eux ; et j’ai espéré que l’illustre Hermocrate ne me refuserait pas, pour quelques jours, l’honneur qu’ils ont bien voulu me faire.

LÉONTINE

Il est vrai, Seigneur, qu’à vous voir, vous paraissez bien digne de cette hospitalité vertueuse que vous avez reçue ailleurs ; mais il ne sera pas possible à Hermocrate de s’honorer du plaisir de vous l’offrir ; d’importantes raisons, qu’Agis sait bien, nous en empêchent ; je voudrais pouvoir vous les dire, elles nous justifieraient auprès de vous.

ARLEQUIN

D’abord, j’en logerai un, moi, dans ma chambre.

AGIS

Ce ne sont point les appartements qui nous manquent.

LÉONTINE

Non, mais vous savez mieux qu’un autre que cela ne se peut pas, Agis, et que nous nous sommes fait une loi nécessaire de ne partager notre retraite avec personne.

AGIS

J’ai pourtant promis au seigneur Phocion de vous y engager ; et ce ne sera pas violer la loi que nous nous sommes faite, que d’en excepter un ami de la vertu.

LÉONTINE

Je ne saurais changer de sentiment.

ARLEQUIN
, à part.

Tête de femme !

PHOCION

Quoi ! Madame, serez-vous inflexible à d’aussi louables intentions que les miennes ?

LÉONTINE

C’est malgré moi.

AGIS

Hermocrate vous fléchira, Madame.

LÉONTINE

Je suis sûre qu’il pensera comme moi.

PHOCION
, à part les premiers mots.

Allons aux expédients : Eh bien ! Madame, je n’insisterai plus ; mais oserais-je vous demander un moment d’entretien secret ?

LÉONTINE

Seigneur, je suis fâchée des efforts inutiles que vous allez faire ; puisque vous le voulez pourtant, j’y consens.

PHOCION
, à Agis.

Daignez vous éloigner pour un instant.


Scène VI

LÉONTINE, PHOCION


PHOCION
, à part, les premiers mots.

Puisse l’amour favoriser mon artifice ! Puisque vous ne pouvez, Madame, vous rendre à la prière que je vous ai faite, il n’est plus question de vous en presser ; mais peut-être m’accorderez-vous une autre grâce, c’est de vouloir bien me donner un conseil qui va décider de tout le repos de ma vie.

LÉONTINE

Celui que je vous donnerai, Seigneur, c’est d’attendre Hermocrate, il est meilleur à consulter que moi.

PHOCION

Non, Madame, dans cette occasion-ci, vous me convenez encore mieux que lui. J’ai besoin d’une raison moins austère que compatissante ; j’ai besoin d’un caractère de cœur qui tempère sa sévérité d’indulgence, et vous êtes d’un sexe chez qui ce doux mélange se trouve plus sûrement que dans le nôtre ; ainsi, Madame, écoutez-moi, je vous en conjure par tout ce que vous avez de bonté.

LÉONTINE

Je ne sais ce que présage un pareil discours, mais la qualité d’étranger exige des égards ; ainsi parlez, je vous écoute.

PHOCION

Il y a quelques jours que, traversant ces lieux en voyageur, je vis près d’ici une dame qui se promenait, et qui ne me vit point ; il faut que je vous la peigne, vous la reconnaîtrez peut-être, et vous en serez mieux au fait de ce que j’ai à vous dire. Sa taille, sans être grande, est pourtant majestueuse, je n’ai vu nulle part un air si noble ; c’est, je crois, la seule physionomie du monde où l’on voie les grâces les plus tendres s’allier, sans y rien perdre, à l’air le plus imposant, le plus modeste, et peut-être le plus austère. On ne saurait s’empêcher de l’aimer, mais d’un amour timide, et comme effrayé du respect qu’elle imprime ; elle est jeune, non de cette jeunesse étourdie qui m’a toujours déplu, qui n’a que des agréments imparfaits, et qui ne sait encore qu’amuser les yeux, sans mériter d’aller au cœur : non, elle est dans cet âge vraiment aimable, qui met les grâces dans toutes leurs forces, où l’on jouit de tout ce que l’on est, dans cet âge où l’âme, moins dissipée, ajoute à la beauté des traits un rayon de la finesse qu’elle a acquise.

LÉONTINE
, embarrassée.

Je ne sais de qui vous parlez, Seigneur, cette dame-là m’est inconnue, et c’est sans doute un portrait trop flatteur.

PHOCION

Celui que j’en garde dans mon cœur est mille fois au-dessus de ce que je vous peins là, Madame. Je vous ai dit que je passais pour aller plus loin ; mais cet objet m’arrêta, et je ne le perdis point de vue, tant qu’il me fut possible de le voir. Cette dame s’entretenait avec quelqu’un, elle souriait de temps en temps, et je démêlais dans ses gestes je ne sais quoi de doux, de généreux et d’affable, qui perçait à travers un maintien grave et modeste.

LÉONTINE
, à part.

De qui parle-t-il ?

PHOCION

Elle se retira bientôt après, et rentra dans une maison que je remarquai. Je demandai qui elle était, et j’appris qu’elle est la sœur d’un homme célèbre et respectable.

LÉONTINE
, à part.

Où suis-je ?

PHOCION

Qu’elle n’est point mariée, et qu’elle vit avec ce frère dans une retraite dont elle préfère l’innocent repos au tumulte du monde toujours méprisé des âmes vertueuses et sublimes ; enfin, tout ce que j’en appris ne fut qu’un éloge, et ma raison même, autant que mon cœur, acheva de me donner pour jamais à elle.

LÉONTINE
, émue.

Seigneur, dispensez-moi d’écouter le reste, je ne sais ce que c’est que l’amour, et je vous conseillerais mal sur ce que je n’entends point.

PHOCION

De grâce, laissez-moi finir, et que ce mot d’amour ne vous rebute point ; celui dont je vous parle ne souille point mon cœur, il l’honore, c’est l’amour que j’ai pour la vertu qui allume celui que j’ai pour cette dame ; ce sont deux sentiments qui se confondent ensemble ; et si j’aime, si j’adore cette physionomie si aimable que je lui trouve, c’est que mon âme y voit partout l’image des beautés de la sienne.

LÉONTINE

Encore une fois, Seigneur, souffrez que je vous quitte ; on m’attend, et il y a longtemps que nous sommes ensemble.

PHOCION

J’achève, Madame. Pénétré des mouvements dont je vous parle, je promis avec transport de l’aimer toute ma vie, et c’était promettre de consacrer mes jours au service de la vertu même. Je résolus ensuite de parler à son frère, d’en obtenir le bonheur de passer quelque temps chez lui, sous prétexte de m’instruire, et là, d’employer auprès d’elle tout ce que l’amour, le respect et l’hommage ont de plus soumis, de plus industrieux et de plus tendre, pour lui prouver une passion dont je remercie les dieux, comme d’un présent inestimable.

LÉONTINE
, à part.

Quel piège ! et comment en sortir ?

PHOCION

Ce que j’avais résolu, je l’ai exécuté ; je me suis présenté pour parler à son frère : il était absent, et je n’ai trouvé qu’elle, que j’ai vainement conjurée d’appuyer ma demande, qui l’a rejetée, et qui m’a mis au désespoir. Figurez-vous, Madame, un cœur tremblant et confondu devant elle, dont elle a sans doute aperçu la tendresse et la douleur, et qui du moins espérait de lui inspirer une pitié généreuse ; tout m’est refusé, Madame ; et dans cet état accablant, c’est à vous à qui j’ai recours, je me jette à vos genoux, et je vous confie mes plaintes.

Il se jette à genoux.

LÉONTINE

Que faites-vous, Seigneur ?

PHOCION

J’implore vos conseils et votre secours auprès d’elle.

LÉONTINE

Après ce que je viens d’entendre, c’est aux dieux à qui j’en demande moi-même.

PHOCION

L’avis des dieux est dans votre cœur, croyez-en ce qu’il vous inspire.

LÉONTINE

Mon cœur ! ô ciel ! c’est peut-être l’ennemi de mon repos que vous voulez que je consulte.

PHOCION

Et serez-vous moins tranquille, pour être généreuse ?

LÉONTINE

Ah ! Phocion, vous aimez la vertu, dites-vous ; est-ce l’aimer que de venir la surprendre ?

PHOCION

Appelez-vous la surprendre, que l’adorer ?

LÉONTINE

Mais enfin, quels sont vos desseins ?

PHOCION

Je vous ai consacré ma vie, j’aspire à l’unir à la vôtre ; ne m’empêchez pas de le tenter, souffrez-moi quelques jours ici seulement, c’est à présent la seule grâce qui soit l’objet de mes souhaits ; et si vous me l’accordez, je suis sûr d’Hermocrate.

LÉONTINE

Vous souffrir ici, vous qui m’aimez !

PHOCION

Eh ! qu’importe un amour qui ne fait qu’augmenter mon respect ?…

LÉONTINE

Un amour vertueux peut-il exiger ce qui ne l’est pas ? Quoi ! voulez-vous que mon cœur s’égare ? Que venez-vous faire ici, Phocion ? Ce qui m’arrive est-il concevable ? Quelle aventure ! ô ciel ! quelle aventure ! Faudra-t-il que ma raison y périsse ? Faudra-t-il que je vous aime, moi qui n’ai jamais aimé ? Est-il temps que je sois sensible ? Car enfin vous me flattez en vain ; vous êtes jeune, vous êtes aimable, et je ne suis plus ni l’un ni l’autre.

PHOCION

Quel étrange discours !

LÉONTINE

Oui, Seigneur, je l’avoue, un peu de beauté, dit-on, m’était échue en partage ; la nature m’avait départi quelques charmes que j’ai toujours méprisés. Peut-être me les faites-vous regretter ! Je le dis à ma honte : mais ils ne sont plus, ou le peu qui m’en reste va se passer bientôt.

PHOCION

Eh ! de quoi sert ce que vous dites là, Léontine ? Convaincrez-vous mes yeux de ce qui n’est pas ? Espérez-vous me persuader avec ces grâces ? Avez-vous pu jamais être plus aimable ?

LÉONTINE

Je ne suis plus ce que j’étais.

PHOCION

Tranchons là-dessus, Madame, ne disputons plus. Oui, j’y consens, toute charmante que vous êtes, votre jeunesse va se passer, et je suis dans la mienne ; mais toutes les âmes sont du même âge. Vous savez ce que je vous demande ; je vais en presser Hermocrate, et je mourrai de douleur si vous ne m’êtes pas favorable.

LÉONTINE

Je ne sais encore ce que je dois faire. Voici Hermocrate qui vient, et je vous servirai, en attendant que je me détermine.


Scène VII

HERMOCRATE, AGIS, PHOCION, LÉONTINE, ARLEQUIN


HERMOCRATE
, à Agis.

Est-ce là le jeune étranger dont vous me parlez ?

AGIS

Oui, Seigneur, c’est lui-même.

ARLEQUIN

C’est moi qui ai eu l’honneur de lui parler le premier, et je lui ai toujours fait vos compliments en attendant votre arrivée.

LÉONTINE

Vous voyez, Hermocrate, le fils de l’illustre Phocion, que son estime pour vous amène ici ; il aime la sagesse, et voyage pour s’instruire ; quelques-uns de vos pareils se sont fait un plaisir de le recevoir quelque temps chez eux ; il attend de vous le même accueil ; il le demande avec un empressement qui mérite qu’on s’y rende ; j’ai promis de vous y engager, je le fais, et je vous laisse ensemble… Ah !

AGIS

Et si mon suffrage vaut quelque chose, je le joins à celui de Léontine, Seigneur.

Agis s’en va.

ARLEQUIN

Et moi, j’y ajoute ma voix par-dessus le marché.

HERMOCRATE
, regardant Phocion.

Que vois-je ?

PHOCION

Je regarde comme des bienfaits ces instances qu’on vous fait pour moi, Seigneur ; jugez de ma reconnaissance pour vous, si elles ne sont pas inutiles.

HERMOCRATE

Je vous rends grâces, Seigneur, de l’honneur que vous me faites : un disciple tel que vous ne me paraît pas avoir besoin d’un maître qui me ressemble ; cependant, pour en mieux juger, j’aurais confidemment quelques questions à vous faire. (À Arlequin.) Retire-toi.

Scène VIII

HERMOCRATE, PHOCION


HERMOCRATE

Ou je me trompe, Seigneur, ou vous ne m’êtes pas inconnu.

PHOCION

Moi, Seigneur ?

HERMOCRATE

Ce n’est pas sans raison que j’ai voulu vous parler en secret ; j’ai des soupçons dont l’éclaircissement ne demande point d’éclat ; et c’est à vous à qui je l’épargne.

PHOCION

Quels sont donc ces soupçons ?

HERMOCRATE

Vous ne vous appelez point Phocion.

PHOCION
, à part.

Il se ressouvient de la forêt.

HERMOCRATE

Celui dont vous prenez le nom est actuellement à Athènes, je l’apprends par une lettre de Mermécides.

PHOCION

Ce peut être quelqu’un qui se nomme comme moi.

HERMOCRATE

Ce n’est pas là tout ; c’est que ce nom supposé est la moindre erreur où vous voulez nous jeter.

PHOCION

Je ne vous entends point, Seigneur.

HERMOCRATE

Cet habit-là n’est pas le vôtre, avouez-le, Madame, je vous ai vue ailleurs.

PHOCION
, affectant d’être surprise.

Vous dites vrai, Seigneur.

HERMOCRATE

Les témoins, comme vous voyez, n’étaient pas nécessaires, du moins ne rougissez-vous que devant moi.

PHOCION

Si je rougis, je ne me rends pas justice, Seigneur ; et c’est un mouvement que je désavoue ; le déguisement où je suis n’enveloppe aucun projet dont je doive être confuse.

HERMOCRATE

Moi, qui entrevois ce projet, je n’y vois cependant rien de si convenable à l’innocence des mœurs de votre sexe, rien dont vous puissiez vous applaudir ; l’idée de venir m’enlever Agis, mon élève, d’essayer sur lui de dangereux appas, de jeter dans son cœur un trouble presque toujours funeste, cette idée-là, ce me semble, n’a rien qui doive vous dispenser de rougir, Madame.

PHOCION

Agis ? qui ? ce jeune homme qui vient de paraître ici ? Sont-ce là vos soupçons ? Ai-je rien en moi qui les justifie ? Est-ce ma physionomie qui vous les inspire, et les mérite-t-elle ? Et faut-il que ce soit vous qui me fassiez cet outrage ? Faut-il que des sentiments tels que les miens me l’attirent ? Et les dieux, qui savent mes desseins, ne me le devaient-ils pas épargner ? Non, Seigneur, je ne viens point ici troubler le cœur d’Agis ; tout élevé qu’il est par vos mains, tout fort qu’il est de la sagesse de vos leçons, ce déguisement pour lui n’eût pas été nécessaire ; si je l’aimais, j’en aurais espéré la conquête à moins de frais, il n’aurait fallu que me montrer peut-être, que faire parler mes yeux : son âge et mes faibles appas m’auraient fait raison de son cœur. Mais ce n’est pas à lui à qui le mien en veut ; celui que je cherche est plus difficile à surprendre, il ne relève point du pouvoir de mes yeux, mes appas ne feront rien sur lui ; vous voyez que je ne compte point sur eux, que je n’en fais pas ma ressource ; je ne les ai pas mis en état de plaire ; et je les cache sous ce déguisement parce qu’ils me seraient inutiles.

HERMOCRATE

Mais ce séjour que vous voulez faire chez moi, Madame, qu’a-t-il de commun avec vos desseins, si vous ne songez pas à Agis ?

PHOCION

Eh quoi ! toujours Agis ! Eh ! Seigneur, épargnez à votre vertu le regret d’avoir offensé la mienne ; n’abusez point contre moi des apparences d’une aventure peut-être encore plus louable qu’innocente, que vous me voyez soutenir avec un courage qui doit étonner vos soupçons, et dont j’ose attendre votre estime, quand vous en saurez les motifs. Ne me parlez donc plus d’Agis ; je ne songe point à lui, je le répète : en voulez-vous des preuves incontestables ? Elles ne ménageront point la fierté de mon sexe ; mais je n’en apporte ici ni la vanité ni l’industrie : j’y viens avec un orgueil plus noble que le sien, vous le verrez, Seigneur. Il s’agit à présent de vos soupçons, et deux mots vont les détruire. Celui que j’aime veut-il me donner sa main ? voilà la mienne. Agis n’est point ici pour accepter mes offres.

HERMOCRATE

Je ne sais donc plus à qui elles s’adressent.

PHOCION

Vous le savez, Seigneur, et je viens de vous le dire ; je ne m’expliquerais pas mieux en nommant Hermocrate.

HERMOCRATE

Moi ! Madame ?

PHOCION

Vous êtes instruit, Seigneur.

HERMOCRATE
, déconcerté.

Je le suis en effet, et ne reviens point du trouble où ce discours me jette : moi, l’objet des mouvements d’un cœur tel que le vôtre !

PHOCION

Seigneur, écoutez-moi ; j’ai besoin de me justifier après l’aveu que je viens de faire.

HERMOCRATE

Non, Madame, je n’écoute plus rien, toute justification est inutile, vous n’avez rien à craindre de mes idées ; calmez vos inquiétudes là-dessus ; mais, de grâce, laissez-moi. Suis-je fait pour être aimé ? Vous attaquez une âme solitaire et sauvage, à qui l’amour est étranger ; ma rudesse doit rebuter votre jeunesse et vos charmes, et mon cœur en un mot ne pourrait rien pour le vôtre.

PHOCION

Eh ! je ne lui demande point de partager mes sentiments, je n’ai nul espoir ; et si j’en ai, je le désavoue : mais souffrez que j’achève. Je vous ai dit que je vous aime, voulez-vous que je reste en proie à l’injure que me ferait ce discours-là, si je ne m’expliquais pas ?

HERMOCRATE

Mais la raison me défend d’en entendre davantage.

PHOCION

Mais ma gloire et ma vertu, que je viens de compromettre, veulent que je continue. Encore une fois, Seigneur, écoutez-moi. Vous paraître estimable est le seul avantage où j’aspire, le seul salaire dont mon cœur soit jaloux : qu’est-ce qui vous empêcherait de m’entendre ? Je n’ai rien de redoutable que des charmes humiliés par l’aveu que je vous fais, qu’une faiblesse que vous méprisez, et que je vous apporte à combattre.

HERMOCRATE

J’aimerais encore mieux l’ignorer.

PHOCION

Oui, Seigneur, je vous aime ; mais ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas ici d’un penchant ordinaire ; cet aveu que je vous fais, il ne m’échappe point, je le fais exprès : ce n’est point à l’amour à qui je l’accorde, il ne l’aurait jamais obtenu ; c’est à ma vertu même à qui je le donne. Je vous dis que je vous aime, parce que j’ai besoin de la confusion de le dire ; parce que cette confusion aidera peut-être à me guérir ; parce que je cherche à rougir de ma faiblesse pour la vaincre : je viens affliger mon orgueil pour le révolter contre vous. Je ne vous dis point que je vous aime, afin que vous m’aimiez ; c’est afin que vous m’appreniez à ne plus vous aimer moi-même. Haïssez, méprisez l’amour, j’y consens ; mais faites que je vous ressemble. Enseignez-moi à vous ôter de mon cœur, défendez-moi de l’attrait que je vous trouve. Je ne demande point d’être aimée, il est vrai, mais je désire de l’être ; ôtez-moi ce désir ; c’est contre vous-même que je vous implore.

HERMOCRATE

Eh bien ! Madame, voici le secours que je vous donne ; je ne veux point vous aimer : que cette indifférence-là vous guérisse, et finissez un discours où tout est poison pour qui l’écoute.

PHOCION

Grands dieux ! à quoi me renvoyez-vous ? à une indifférence que j’ai bien prévue. Est-ce ainsi que vous répondez au généreux courage avec lequel je vous expose ma situation ? Le sage ne l’est-il au profit de personne ?

HERMOCRATE

Je ne le suis point, Madame.

PHOCION

Eh bien ! soit ; mais laissez-moi le temps de vous trouver des défauts, et souffrez que je continue.

HERMOCRATE
, toujours ému.

Que m’allez-vous dire encore ?

PHOCION

Écoutez-moi. J’avais entendu parler de vous ; tout le public est plein de votre nom.

HERMOCRATE

Passons, de grâce, Madame.

PHOCION

Excusez ces traits d’un cœur qui se plaît à louer ce qu’il aime. Je m’appelle Aspasie ; et ce fut dans ces solitudes où je vivais comme vous, maîtresse de moi-même, et d’une fortune assez grande, avec l’ignorance de l’amour, avec le mépris de tous les efforts qu’on faisait pour m’en inspirer.

HERMOCRATE

Que ma complaisance est ridicule !

PHOCION

Ce fut donc dans ces solitudes où je vous rencontrai, vous promenant aussi bien que moi ; je ne savais qui vous étiez d’abord, cependant, en vous regardant, je me sentis émue ; il semblait que mon cœur devinait Hermocrate.

HERMOCRATE

Non, je ne saurais plus supporter ce récit. Au nom de cette vertu que vous chérissez, Aspasie, laissons là ce discours ; abrégeons, quels sont vos desseins ?

PHOCION

Ce récit vous paraît frivole, il est vrai ; mais le soin de rétablir ma raison ne l’est pas.

HERMOCRATE

Mais le soin de garantir la mienne doit m’être encore plus cher ; tout sauvage que je suis, j’ai des yeux, vous avez des charmes, et vous m’aimez.

PHOCION

J’ai des charmes, dites-vous ? Eh quoi ! Seigneur, est-ce que vous les voyez, et craignez-vous de les sentir ?

HERMOCRATE

Je ne veux pas même m’exposer à les craindre.

PHOCION

Puisque vous les évitez, vous en avez donc peur ? Vous ne m’aimez pas encore ; mais vous craignez de m’aimer : vous m’aimerez, Hermocrate, je ne saurais m’empêcher de l’espérer.

HERMOCRATE

Vous me troublez, je vous réponds mal, et je me tais.

PHOCION

Eh bien ! Seigneur, retirons-nous, marchons, rejoignons Léontine ; j’ai dessein de demeurer quelque temps ici, et vous me direz tantôt ce que vous aurez résolu là-dessus.

HERMOCRATE

Allez donc, Aspasie ; je vous suis.


Scène IX

HERMOCRATE, DIMAS


HERMOCRATE

J’ai pensé m’égarer dans cet entretien. Quel parti faut-il que je prenne ? Approche, Dimas : tu vois ce jeune étranger qui me quitte ; je te charge d’observer ses actions, de le suivre le plus que tu pourras, et d’examiner s’il cherche à entretenir Agis ; entends-tu ? J’ai toujours estimé ton zèle, et tu ne saurais me le prouver mieux qu’en t’acquittant exactement de ce que je te dis là.

DIMAS

Voute affaire est faite ; pas pus tard que tantôt, je vous apportons toute sa pensée.