Flammarion (p. 121-138).



DEUXIÈME PARTIE

I


La demie de sept heures sonnait comme ils mettaient le pied sur le seuil de la gare.

C’était donc pour eux, juste comme l’or, une avance de cinq quarts d’heure.

Ils les passèrent dans la salle d’attente des troisièmes, debout, le nez aux vitres, à regarder défiler lentement les interminables trains de balast, la queue leu-leu des chariots plats chargés d’immenses madriers et des trente-deux hommes-huit chevaux. De temps en temps, dans l’encadrement d’un à-jour, une tête de vache apparaissait, l’œil louche d’inquiétude et d’ahurissement, un double fil de bave blanche balancé aux coins de la bouche, et ce spectacle grotesque jetait les deux guerriers à des transports de joie bruyante. Sur un formidable coup de tonnerre, la pluie s’était mise à tomber. Ce fut d’abord de larges gouttes mouchetant le sol d’une ondée de gros sous, puis, sans transition, un déluge, un effondrement sur la terre, d’un ciel d’ardoise aperçu de biais, comme une barre noire, entre les deux marquises de fer déployées au-dessus des quais.

Croquebol eut un hochement de tête mélancolique et il lâcha un sourd juron, flairant une vague catastrophe, l’inévitable nettoyage de toute bonne fête laborieusement combinée et trop escomptée par avance ; mais La Guillaumette lui pouffa de rire au nez.

Lui, était tout à fait tranquille et en tenait pour ce qu’il avait dit. Ça ruisselait, les gouttières gorgées vomissaient l’eau à pleine gueule, et, du haut des toits en pente douce, des torrents précipités pendaient en longues stalactites, mais enfin ce n’était pas de la pluie, pas le moins du monde ; un nuage qui crevait, rien de plus ! et, comme il le disait fort bien :

— Tant plus que ça tomberait beseff, tant moins que ça tomberait longtemps.

C’était, au reste, un fait hors de discussion, qu’il était connaisseur en temps mieux que l’Observatoire en personne et que là-dessus il n’était âme qui vive, capable de lui faire le poil. En sorte que le camarade reprit confiance, commença de s’intéresser à la violence de l’averse, de prendre même un plaisir enfantin à la voir rebondir et se briser sur le rail en minces lamettes d’acier. Entre les voies, presque submergées elles-mêmes, quatre rivières improvisées coulaient de flanc, charriant des détritus variés, des branchages légers, des fragments de journaux, et jusqu’à une bouteille vide lancée plus haut, d’une portière, et que ramena le courant.

Son lourd balancement de grosse dondon les fit se tordre.

— Ah là, là, cria Croquebol, mince de péniche ! dégote ça !

La Guillaumette disait :

Pompez, Seigneur, pour les biens de la terre,
Pompez SeEt le repos du militaire.

Et, comme un nouveau coup de tonnerre ébranlait furieusement les portes vitrées de la salle, il feignit s’être mépris et il salua gravement Croquebol :

— À tes souhaits ! Le bon Dieu te bénisse, mon cochon !

Ils accueillirent d’une acclamation enthousiaste l’entrée en gare du train de 8 h. 47, dont ils prirent d’assaut un compartiment vide.

Ils s’installèrent en vis-à-vis, chacun se carrant en son coin, gagné à une importance de propriétaire qui va se faire des joues aux champs. De la poche tendue de Croquebol, le goulot d’un litre sortait. Un moment, ils se regardèrent en silence, mirant l’un dans l’autre leur allégresse mutuelle ; mais tout d’un coup elle déborda. La Guillaumette n’eut qu’à compter « Une ! deusse ! troisse ! » pour qu’aussitôt ils se comprissent et partissent à l’unisson, beuglant éperdûment la reine d’Angleterre, ce déversoir obligé des larges gaietés soldatesques :

C’est la rein’d’Angleterre,
Ter, ter, ter, ter,
Q’a perdu son puc’lage
Avec Abd-El-Kader.
Der, der, der, der,
Sur un’ toil’ d’emballage !
Sur un’ toil’ d’emballage !


Père Barbanson
Son, son,
Payez-vous la goutte,
Oui, oui.
Aux sous-officiers
De la gar,
De la gar,
Aux sous-officiers de la garnison.

Dans l’étroit espace réservé entre les banquettes du wagon, Croquebol qui s’était levé marquait le pas sur place, les coudes balancés près des hanches, singeant la classique lourdeur d’un pompier de Fouilly-les-Oies, tandis que, de ses poings fermés, La Guillaumette battait à tours de bras une mesure de fantaisie.

C’est l’Emp’reur du Dan’mark,
Mark, mark, mark, mark,
Qui dit à sa moitié :
Depuis quèq’temps je r’marque,
Marq’ marq’ marq’ marq’,
Que tu sens fort des pieds !
Que tu sens fort des pieds !


Père Barbanson
Son, son,
Payez-vous la goutte,
Oui, oui.
Aux sous-officiers
De la gar,
De la gar,
Aux sous-officiers de la garnison.

C’est la rein’Pomaré
Ré, ré, ré, ré,
Qui a pour tout’tenue
Au milieu de l’été,
Té, té, té, té,
Un tuyau d’pip’ dans l’…

Une vieille dame qui, à ce moment, eut la malencontreuse idée d’ouvrir la portière, reçut la rime en pleine figure. Elle poussa un léger cri et s’en fut, non sans quelque hâte, chercher une place autre part.

Croquebol et La Guillaumette en essuyèrent de douces larmes. Dans la communauté du plaisir partagé, ils se sentaient envahis l’un pour l’autre d’une tendresse extraordinaire, d’une envie bête de s’embrasser,

et ils reéchangèrent des taloches formidables, des tapes à plat laissant au rouge du

C’est la reine d’Angleterre
Ter, ter, ter, ter,
Qu’a perdu son puc’lage

pantalon l’empreinte du gant fraîchement blanchi.

— Sacré Jean-Philippe, va ! disait La Guillaumette.

— Ah ! mon salaud, répétait l’autre. Ah ! mon salaud !

Le long du convoi à l’arrêt, un employé galopait, repoussait bruyamment les portières des wagons :

— Les voyageurs pour Paris et la direction de Paris, en voitures !

Alors Croquebol devenu grave, commanda :

— Préparez-vous pour partir au trot… Par-tez-au-trooot !

Et lorsque le train s’ébranla, La Guillaumette montrant le poing à la ville vaguement devinée sous la tombée de la nuit, par le carreau perlé d’innombrables gouttelettes, cria : « Adieu, eh sale ville ! » absolument comme si, de sa vie, il n’eût dû y remettre les pieds.

Le voyage fut d’une gaieté folle.

À Lérouville, comme l’employé criait une phrase au dehors, Croquebol lui couvrit la voix :

— Tais donc ta gueule, toi, feignant !

La Guillaumette ayant constaté que l’horloge marquait exactement neuf heures, fit la blague de rendre l’appel, le litre tenu au bout du bras, à la façon d’une chandelle :

— Silence à l’appel ! Manque personne, mon lieutenant !

On repartit.

De chaque côté du wagon la campagne déserte filait. La nuit se fondait dans l’orage, tombait d’un ciel couleur de fer où s’entre-dévoraient des nuages boursouflés, pareils à des chaos de montagnes. Mais ils n’en prenaient point souci, tout à l’ivresse du départ, des premières heures de liberté. Comme si la pluie fouettant la vitre eût fouetté du même coup leur joie tonitruante, dans le reste de jour qui les baignait encore, ils s’ébattaient, faisaient les polichinelles, chantaient la Bonne Hôtesse et le Bal des salauds, buvant un coup au litre entre chaque couplet. Aux stations, ils baissaient la glace, et, dans le cadre étroit de la même portière, ils passaient leurs deux figures, qu’enluminait une légère pointe de saoulerie.

Et ils faisaient des plaisanteries ; au gendarme de planton ils criaient : « Eh, gendarme, salut ! », puis quand on se remettait en marche, ils se payaient bruyamment la tête d’un homme d’équipe resté en arrière, sur le quai, ravis d’aise si l’homme, de loin, leur lançait un haussement d’épaules dédaigneux ou une injure qui s’allait perdre dans le vent.

À Bar-le-Duc, comme ils s’étonnaient, voyant l’heure, de n’être pas encore rendus, le chef de train parut, son falot à la main, sur le marchepied de la voiture.

Il demanda :

— Vous avez vos billets, militaires ?

— Les voilà, dit La Guillaumette.

Sous le coup de lumière de sa lanterne, l’employé examina les deux tickets.

Il eut un soubresaut de surprise :

— Quoi donc ! Vous allez à Saint-Mihiel ?

— Bien sûr, fit La Guillaumette.

— Mais en ce cas, sacrés farceurs, reprit l’homme qui se mit à rire, fallait descendre à Lérouville et prendre la ligne de Verdun ! Pourquoi n’êtes-vous pas descendus à Lérouville ?

— Lérouville ! dit le brigadier ; Lérouville ! Et j’connais t’y Lérouville, moi ! J’l’ai jamais tant vu, seulement !

Il s’agitait sur la banquette, les mains hautes, prenant successivement chaque angle du wagon à témoin de son ignorance.

Le chef de train continua :

— Ça ne me regarde pas ; j’ai annoncé, à Lérouville, que les voyageurs pour Saint-Mihiel, Verdun et autres, changeaient de train, vous n’aviez qu’à faire attention, que voulez-vous que je vous dise ! Allons ! allons ! descendez ! Vous ne pouvez rester ici !

Croquebol, qui avait écouté sans répondre, interrogea :

— Faut qu’on descende ? C’est t’y donc qu’nous sommes arrivés ? Où c’est qu’on est ?

— À Bar-le-Duc :

— Eh ben, alors, fit le soldat, puisque nous allons à Saint-Mihiel !

— Eh ! sapristi, exclama l’autre, quand je vous dis que vous vous êtes trompés ! Est-il entêté, celui-là ! Vous allez à Paris, par là ! comprenez-vous ? Au reste je n’ai pas le temps de bavarder ! Voulez-vous descendre, oui ou non ?

Attérés, leur belle humeur fauchée net, les deux missionnaires se regardèrent, terriblement inquiets au fond, point sûrs de n’avoir pas commis sans le savoir quelque délit considérable, pris de la crainte vague d’être fourrés en prison.

À la fin, La Guillaumette éclata :

— Cré nom de Dieu de nom de Dieu ! Ah ! sale déveine du tonnerre de Dieu ! Voilà maintenant que nous sommes à Bar-le-Duc ! Mais queq’ nous allons y foutre, à Bar-le-Duc !

Et se tournant vers son compagnon :

— Et pis d’abord, toi, c’est de ta faute si c’t’affaire-là est arrivée :

— C’est de ma faute ! clama Croquebol abasourdi.

— Oui, c’est de ta faute ! reprit violemment le brigadier ; pourquoi faire que tu y as crié de taire sa gueule, quand le client a annoncé à Lérouville qu’on changeait de train pour Saint-Mihiel, qu’y fait que l’on n’a pas entendu c’qu’y jaspinait et que le voilà à c’t’heure qui nous engueule comme du poisson pourri ! Pourquoi faire que tu y as dit ça ? Laisse faire, va, mon vieux, tu vas voir. Si nous avons de l’embêtement, aussi vrai comme je m’appelle La Guillaumette je me fais porter au rapport en radinant au quartier et je raconte au colonel tout comme c’est que c’est arrivé, à preuve que t’as crié au client de taire sa gueule ! Tu verras un peu si t’y coupes !

Croquebol, pris la main dans le sac, se jeta à corps perdu dans la mauvaise foi.

Il dit froidement :

— Mon vieux, tu sauras une chose : ce n’est pas moi qui ai crié ça au client.

— Ah bah ! fit l’autre, c’est moi p’t’être bien ?

— Bien sûr que c’est toi.

— Nom de Dieu !

Comme sous la poussée brusque d’un ressort à boudin, La Guillaumette se dressa. Croquebol l’imita. Ils demeurèrent l’un devant l’autre, le doigt tendu, se désignant mutuellement, vociférant à qui mieux mieux ; l’un livide d’exaspération, l’autre entêté à sauvegarder sa responsabilité compromise, malgré la loi et les prophètes.

Le “ client ” impatienté, s’en était allé sans mot dire.

Il reparut bientôt, flanqué du chef de gare : une bonne figure de maître d’hôtel réjoui, que coiffait une casquette blanche.