Flammarion (p. 101-120).

VII


L’orage réprimé et les choses ramenées à leur habituel traintrain, les deux copains firent leurs comptes.

La Guillaumette sortit cinq francs et dit :

— Voilà !

Croquebol, du fond de sa poche, amena la somme de treize sous : son prêt intact perçu la veille, plus cinq centimes d’économies réalisées sur le prêt précédent : en tout cinq francs soixante-cinq, une fortune ! — que, d’ailleurs, on parla d’ébrécher tout de suite en arrosant le rata quelque peu.

Mais La Guillaumette hésitait.

Il se frottait le crâne à travers son calot, objectant “ qu’on n’n’aurait pas de trop pour le voyage ”, d’une voix molle où perçait le manque de conviction et la tentation effrénée de prendre tout de même un acompte sur les réjouissances à venir.

À la fin la gueulardise l’emporta.

Il se décida :

— Ah ! et puis barca, dit-il ; quand il y en aura pus, on le verra ! Va nous donc chercher une chopine et quatre sous de marmelade dans un quart.

Le soldat obéit, il fila dans la direction de la cantine et reparut quelques instants plus tard, porteur desdites fournitures. Juché les pieds nus sur la table, Lantibout loucha de côté :

— Mazette, fit-il, vous ne vous les calez pas avec de la paille, vous autres.

Le brigadier ne jugea pas nécessaire de relever l’observation.

— Soupons, fit-il simplement.

Sur le lit à demi effondré de Croquebol ils s’installèrent en tailleurs, une jambe pendante, l’autre repliée sous la fesse, le quart de marmelade entre. Et aussitôt un programme fut arrêté.

La Guillaumette exposa ses idées avec une netteté parfaite :

— Écoute, pays, je m’en vais te dire une bonne chose, tu comprends bien que pour pagnoter au quartier, là-bas au patelin, à Saint-Mihiel, c’est macache et midi sonné, tu n’voudrais pas ; et quant à la lettre du chef pour l’adjudant de semaine, tu peux te l’appliquer quelque part, et salement, ou on enveloppera du saucisson avec. Alors, voilà, je m’en vais te dire une bonne chose ; mon vieux, nous allons bien rigoler ! Pour ce qui est de ça, il n’y a pas d’erreur, c’est bien notre tour, oh là là ! Et puis enfin, on n’a que le bon temps qu’on se donne, pas vrai ?

— Pour sûr alors, fit Croquebol.

La Guillaumette reprit :

— Nous prenons donc le train de 8 h. 47 et nous serons à Saint-Mihiel à 9 h. 22, tu comprends ? Bon ! Pourvu que nous soyons de retour après-demain matin au rapport, ça fait la rue Michel, c’est le capiston qui me l’a dit. Alors, tu vas voir un peu, je m’en vais te dire une bonne chose ; faut pas des mois et des années pour bridonner quatre chevaux et les amener à la gare, j’pense bien ; en sorte que ça fait du bon pour le rabiot. Aussi, pour nous aller pieuter à la caserne, c’est peau d’balle, balai d’crin et variétés diverses ; tiens, v’là comme nous irons pieuter à la caserne !

Et ce disant, il eut cette mimique tout à la fois expressive et distinguée, qui consiste à se caresser la naissance de la gorge avec le revers de la main.

Croquebol approuva hautement :

— Nom de nom, ça s’rait trop bête !

Puis, à son tour, il insinua une bonne chose, à savoir que, dans le métier, le tout était “ de la connaître ” ce qui amena, de la part du brigadier, cette restriction dictée par la sagesse même :

— Le tout n’est pas de la connaître, c’est de savoir la pratiquer !

— C’est vrai, dit Croquebol, t’as raison.

Ils s’expliquaient avec une extrême gravité, et, comme ils avaient achevé leurs gamelles, ils étendaient le bras alternativement, plongeant dans leur marmelade de longues mouillettes de pain bis qu’ils portaient à leurs lèvres et savouraient lentement, en pauvres diables que n’ont point achevé de blaser les prodigalités d’une table somptueuse.

Mais tout à coup, après un coup d’œil au dehors, Croquebol déclara que le temps menaçait.

Il eut un froncement de sourcil.

— Vingt gueux de sort : pourvu maintenant qu’y n’vienne pas à lancequiner, c’est ça que ça s’rait un sale coup !

Des rires légers coururent.

Lantibout, absorbé dans le rafistolage du poêle dont il tambourinait un coude à coups de sabot, interrompit son travail et détourna sur l’assemblée un visage silencieusement rayonnant. De la lance ? il l’espérait parbleu bien ! et, avec lui, toute la chambrée ! que la bonne fortune des deux cavaliers rongeait de dépit et d’envie.

Et, en fait, il était assez à redouter que la journée ne se terminât pas sans pluie.

Visiblement, ça se gâtait ; l’orage flottait dans l’air. Sous la lente poussée d’une brise d’Ouest, une invasion de nuages lourds gagnait morceaux par morceaux le ciel demeuré jusqu’alors d’une limpidité immaculée et, sur le plancher de la chambre, des ombres rapides couraient, se pourchassaient de la porte à la fenêtre avec une persistance de mauvais augure. La Guillaumette, auquel n’échappait pas le sentiment de bonne camaraderie général, haussa dédaigneusement les épaules.

Il dit :

— Ça, de la pluie ? Ça, de la pluie ? Eh ben, mes gars, si y a jamais que c’te pluie-là pour vous tomber su’l’coin d’l’œil, vous n’êtes pas encore à la veille d’attraper des compères-loriots.

— Des fois, dit Lantibout, des fois.

Il clignait de l’œil, d’un air malin et entendu, et le brigadier, qu’exaspérait ce parti-pris de lui gâter par anticipation le plaisir qu’il se promettait, serra furieusement les mâchoires, pris d’une belle envie de lui coller deux jours sous le premier prétexte venu. Il se contint pourtant, la peur de paraître rager le fit ravaler en silence le flot de bile amère qui lui montait aux lèvres.

— Passe donc moi la vinasse, dit-il à Croquebol, nous allons bidonner un coup, ça vaudra mieux que de perdre son temps à discuter avec des couennes !

Puis, à mi-voix :

— Quel tas de chameaux, ah là, là !

Et comme son indignation tendait à lui faire perdre quelque peu le sentiment du juste équilibre des parts :

— Tu sais, vieux, dit Croquebol doucement ; si des fois t’aimais pas le vin, on pourrait faire venir aut’chose !

Cependant, l’horloge du quartier sonna cinq coups, et bien qu’ils eussent encore près de quatre heures devant eux, les deux hommes échangèrent un regard.

— Faudrait voir à ne pas rater le train fit Croquebol.

— Bougre, dit l’autre ; ça ne serait pas à faire. Nous avons le temps, mais c’est égal.

Du même mouvement, ils avaient sauté sur leurs pieds puis sur leurs charges, fixées à la muraille, à la tête des lits. De dessous l’empilage des blouses et des pantalons de treillis pliés et repliés savamment sur eux-mêmes, ils dégagèrent, d’un lent effort, leurs dolmans et leurs pantalons de cheval no 1, qu’ils vinrent suspendre aux angles de la planche à pain, et dont ils commencèrent à cirer les basanes sur la paume de leur main gauche. Autour d’eux les rires continuaient, des rires discrètement ironiques, mêlés d’obligeants a parte : « Y a pas d’erreur, ça va gigler, gare la sauce ! » — « Y a du bon pour les grenouilles e’d’vant qu’y soit s’ment d’mi-heure d’ici ! » — « Les ceusses-là qui dévissent pour aller en voyage, risquent rien d’prendre des parapluies ! », et autres fines plaisanteries qu’ils affectaient de ne pas prendre pour eux, encore qu’ils en maronnassent sérieusement. Ils sifflaient, chantaient à tue-tête, frottaient à tour de bras le cuir de leurs basanes et n’eussent point, pour un empire, été mettre le nez à la fenêtre, crainte de trahir leur inquiétude, mais à vrai dire ils se hâtaient, terrifiés de voir leur départ arrosé, et ce pour la plus grande satisfaction de la galerie.

Le ciel leur épargna cette amertume ; de leurs bottes lustrées au pétrole et miroitantes comme des glaces, ils purent fouler un sol durci par quinze jours de sécheresse aride, et le silence désappointé qui salua leur sortie les emplit d’une allégresse triomphante. Ils n’en virent plus l’amoncellement de nuages boueux traînés par la bourrasque au-dessus de leurs têtes, les flèches équivoques dardant de biais les crètes aiguës des écuries découpées maintenant en clair sur un lavis d’encre de Chine. Même, l’idée d’une blague à Flick, traversa soudainement l’esprit imaginatif de La Guillaumette.

Il toucha le bras de son compagnon :

— Appuie donc à droite, dit-il, nous allons embêter Au Chose.

Croquebol, étonné, le regarda.

— Nous allons embêter Au Chose ?

Mais brusquement il comprit.

Alors il s’enthousiasma :

— Gy ! ça y est ! Ah ! tonnerre de Dieu, voilà une idée, mon pays !

La Guillaumette, non sans quelque orgueil, ricana.

Ils firent un détour, passèrent sans se presser devant la fenêtre de l’adjudant, — lequel, quand il ne surveillait pas lui-même les corvées de punition ou le peloton de chasse, passait les trois quarts de

« Ils pivotèrent sur les talons, refirent le chemin parcouru ».

son temps derrière ses rideaux à moucharder ce qui se passait au dehors — puis ils gagnèrent la grille du quartier, qu’ils franchirent.

Naturellement, ils n’avaient pas fait quatre pas que, derrière eux, une voix s’élevait :

— Psitt ! Eh là-bas !

— Ça prend ! murmura le brigadier.

Ils pivotèrent sur les talons, refirent le chemin parcouru et se vinrent poster devant Flick, la main ouverte près de l’oreille, les talons sur la même ligne, regardant le sous-officier avec la calme assurance que donnent les consciences tranquilles.

— Mon lieutenant ?

— Vous ne vous embêtez pas, vous encore ; dit Flick. Voilà que vous sortez en ville étant punis ? Faites-moi donc le plaisir de rentrer immédiatement et d’aller vous déshabiller ; vous en aurez huit jours de plus chacun.

La Guillaumette prit la parole :

— Mais nous ne sortons pas en ville, mon lieutenant.

Flick s’exclama :

— Comment, vous ne sortez pas en ville ! Je vous pince en tenue !!! dans la rue !!! et vous osez me soutenir que vous ne sortez pas en ville ? Eh bien, vous ne manquez pas d’audace ! J’en référerai au colonel demain matin, et nous verrons ce qu’il en pensera !

— Je vous assure, mon lieutenant, continua La Guillaumette avec une insistance respectueuse, que nous ne sortons pas en ville.

Puis, sur un temps habilement prolongé :

— Nous sommes commandés de mission, Croquebol et moi. V’là nos permissions régulières, vous pouvez voir que j’vous mens pas.

Le mot produisit tout l’effet qu’on était en droit d’attendre.

L’adjudant, d’un mouvement brusque, s’était emparé des papiers et il les parcourait de l’œil, sans plus rien dire. Devant lui les deux cavaliers gardaient la position militaire ; ils avaient échangé un mutuel coup de coude, mais ils conservaient leur sérieux, l’œil fixe, impassibles, avec, seulement, aux coins des lèvres, un léger pli de grosse rigolade intérieure.

Le sous-officier ne broncha pas.

Grotesquement berné par les deux cavaliers, il eut l’esprit de faire bonne contenance, de ne leur point donner sa fureur en spectacle, encore qu’il écumât au dedans.

— Oh ! bien, dit-il, dans ces conditions-là, c’est une autre paire de manches. Allez, mes amis, allez !

Il avait pris un air réjoui, et, pataudement, il se dandinait sur ses jambes, faisant le bonhomme dont les ébats de la jeunesse réveillent le vieux fonds de paillardise engourdie :

— Eh ! eh ! on va rire un brin, faut croire ! Vive la joie et les pommes de terre, pas vrai ? Ah ! les gaillards, vont-ils s’en donner, tout de même ! Amusez-vous donc, sacrebleu, c’est de votre âge. Ah ! si j’avais encore vingt ans !…

Et, rêveuse, cette noble crapule élevait les bras vers le ciel, évoquant des souvenirs lointains, des horizons déjà effacés à demi où folâtraient des envolées de cotillons, des visions entr’aperçues de baisers pris au vol sur les lèvres des belles ! À la fin, il se calma ; il serra la main des deux hommes en leur souhaitant bon voyage et il s’en revint à ses lares, ce pendant que La Guillaumette, point dupe de cette comédie grossière, faisait siffler entre ses dents serrées le mot de situation :

— Va donc, eh vache !

Flick pensait :

— Ces deux lascars-là se sont bien payé ma figure et ils m’ont fait monter à l’échelle comme un bleu ! C’est embêtant ! Bah ! tant pis ! Rira bien qui rira le dernier ; je les repincerai au demi-cercle.