Flammarion (p. 51-62).

IV


Brusquement la porte s’ouvrit et le capitaine Hurluret apparut, suivi de Joussiaume, l’aide de cantine, tenant dans une main une carafe, dans l’autre deux verres à demi pleins d’absinthe.

L’officier, d’un coup d’œil, fit le tour de la pièce.

— Ah ! te voilà, toi ! beugla-t-il en reconnaissant La Guillaumette. Eh bien ! tu es encore un joli coco, et tu en fais de belles, il paraît !

— Mais, mon capitaine, fit l’autre…

Hurluret l’interrompit :

— Tu t’es fait flanquer tes deux jours, bougre de saligaud, propre à rien ! Voilà que tu prends le soleil dans les glaces, à cette heure ! Et tu es porté au tableau pour passer maréchal-logis au départ de la classe ! Ça, par exemple, c’est un comble ! Laisse faire, va, si je lâche une syllabe pour favoriser ton avancement, je veux être changé en compotier !

Les jambes écartées, les bras sur la poitrine, il secouait furieusement la tête, et la mèche de sa cravache, qu’il tenait étroitement pressée sous son aisselle, voltigeait derrière lui comme une grosse mouche.

Dans l’excès bien joué de son indignation, il semblait vouloir tout casser, mais au fond, il se donnait de la distraction, à preuve la flamme de grosse gaieté qui dansait en ses yeux de souris, cerclés par l’alcool d’une braise incandescente.

Il tempêtait :

— Volaille, volaillon, volaillard ! Il prend le soleil dans les glaces, ce monsieur ! Il le jette à la figure de ses supérieurs hiérarchiques ! et avec violence, qui plus est ! Tu mériterais, ma parole d’honneur, que je te foute ma botte dans le cul ! Qu’est-ce que vous en pensez, vous, chef ?

— Eh ! eh ! fit le sous-officier qui ne crut pas devoir se compromettre.

Assis de biais sur sa chaise, le menton reposant dans sa main, il assistait impassible, à la scène. En fait, pressé de filer, blasé, d’ailleurs, depuis longtemps, sur ce genre de plaisanterie, il eût préféré qu’Hurluret allât donner la comédie plus loin. Quand à Joussiaume, que n’appelait au dehors aucun rendez-vous important, il n’eût point cédé sa place pour quarante sous. Il s’était approché de la table, et, avide de jouir du spectacle, il s’efforçait de gagner du temps, écartait lentement les paperasses, cherchait une place pour ses verres, grattait de l’ongle une tache imaginaire sur le col de la carafe. Lorsqu’il fut à bout d’expédients, l’idée lui vint de faire les absinthes, et il commença de les mouiller, délicatement, goutte par goutte, élevant de temps en temps à la hauteur de ses yeux, le verre où l’alcool, peu à peu, se colorait sous l’action de l’eau, décomposé en longues spirales nuageuses.

Hurluret continuait :

— Tous ces pierrots-là ont besoin d’une bonne leçon ! Ils se fichent du monde, à la fin ! Tous les mêmes ! Pas un dans le tas qui vaillent un clou ! Et les voilà qui se mettent, maintenant, à prendre le soleil dans les glaces ! Il ne manquait plus que cela, c’est le bouquet !

Puis, changeant de ton :

— Et d’abord, qu’est-ce qu’il fait donc encore là, celui-ci ?

Il avançait la tête, pris d’une méfiance. Soudain :

— Ah ça ! mais tonnerre de Dieu, est-ce qu’il ne fait pas mon absinthe !

Joussiaume, dont un rire silencieux élargissait le visage en pleine lune, se sentit changer de couleur. Précipitamment il posa sa carafe, et fit demi-tour sur les talons, masquant sournoisement la table de son dos.

— Mon capitaine…

D’une poussée, Hurluret le jeta de côté.

Alors, la fête fut complète :

— Mais parfaitement ! Mais en effet ! Mais c’est bien ça ! Ah ! bien non, celle-là est trop raide ! Ah ! le chameau ! Ah ! le sale cochon ! Ah ! la rosse ! — Veux-tu me foutre le camp, s’il te plaît !

— Mon capitaine.

— Veux-tu me foutre le camp tout de suite !

Joussiaume, qui flaira un coup de botte, ne jugea pas nécessaire d’insister, et il opéra une retraite de flanc, garant prudemment son derrière au ras des murailles du bureau. Il put ainsi gagner la porte par l’entrebâillement de laquelle il se faufila de son mieux et disparut, — non point si vite, cependant, que la semelle de l’officier ne fût venue effleurer légèrement le fond graisseux de son pantalon de treillis.

Suant, crachant, suffoquant, Hurluret bégayait.

— Non, mais c’est insensé, c’est inimaginable… ! Peut-on voir un cochon pareil, qui se permet de faire mon absinthe… ! Ah ! nom de Dieu ! Ah ! nom de Dieu ! Chef, vous allez me porter huit jours à ce gaillard-là !

— Bien, mon capitaine, dit Favret.

Et déjà il avait trempé la plume dans l’encre pour inscrire la punition, quand Hurluret l’arrêta :

— Au fait, non, ce n’est pas la peine ; je lui flanquerai ma botte au derrière à la première occasion, et je veux être changé en panier à salade si, nom de Dieu, cette fois-là !…

Il n’acheva pas. D’un geste large, il compléta sa pensée, évoquant la vision d’un coup de pied gigantesque enlevant le derrière de Joussiaume, l’envoyant lui-même on ne sait où, par-dessus les murs du quartier, par delà les coteaux boisés échelonnés autour de la ville.

Il se calma immédiatement, d’ailleurs.

Tout au plus, en voyant la purée commencée, eut-il un haussement d’épaules.

Il ronchonna :

— Sacrée andouille ! Pas fichu seulement de fabriquer une verte selon les principes ! En voilà un joli travail ! Oui, c’est du joli ! c’est du propre !

Lui-même avait repris la carafe, et, simultanément, il arrosait les verres : trois gouttes pour l’un, trois gouttes pour l’autre, avec une parcimonie jalouse et calculée de vieil artiste méticuleux.

Il y en eut pour cinq bonnes minutes.

L’œil fixe, la main haute, imprimant à la carafe de petites secousses régulières, Hurluret ne soufflait plus mot, absorbé dans l’accomplissement d’un sacerdoce, cependant que le maréchal des logis chef, visiblement exaspéré, lançait des coups d’œil à sa montre accrochée au mur, devant lui, battait de ses doigts sur la table un petit rappel fiévreux. Les verres, à la fin, furent pleins à ras de bord.

Le saint sacrifice était commencé.

— Eh bien, à votre santé, chef ; dit Hurluret.

— À la vôtre, mon capitaine.

La Guillaumette, qui les regardait faire, pensa en lui :

Vous fassDieu vous bénisse,
Vous fasse le nez comme j’ai la cuisse
Vous fassEt le menton
Vous Comme j’ai le croupion.

Les deux hommes trinquèrent et burent. Dans la cour, le trompette de garde sonna la sortie du pansage : les quatre mesures du demi-appel.

« Une fois par semaine, M. le colonel baron de la Gondrée réunissait ses officiers chez lui. »