Flammarion (p. 37-50).

III


— Bon sang de sort de bon Dieu de bois ! s’exclama La Guillaumette qui le suivait de l’œil, penché en dehors, les mains sur la margelle de la fenêtre ; le voilà qui va chez le chef ; je n’y coupe pas de ma punition !

Flick, en effet, venait d’entrer au bureau.

C’était une pièce toute en longueur, aux murs culottés de fumée et dont une série de pancartes symétriquement appendues rompait seule la froide nudité : répertoires des hommes et des chevaux de l’escadron, en belle ronde et en deux couleurs, rehaussés çà et là d’accolades vigoureuses, d’accouplements de filets gras et maigres où se sentait la main artiste du tambour[1]. Dans un coin, quatre boules de son empilées, rabiot des hommes en permission opéré sur la distribution de la veille, montraient le bâillement poussiéreux de leurs baisures tandis qu’au fond la table du chef s’allongeait, sous la lumière blanche d’une croisée sans rideau et que revêtait à demi-hauteur un badigeonnage de craie.

L’adjudant prit une chaise, s’assit, et amena à lui le cahier de punitions.

Un instant, couché sur la page, il décrivit dans le vide une large arabesque, puis, se rejetant en arrière et repoussant d’une chiquenaude la visière de son képi, il s’absorba dans une méditation profonde.

Ça ne venait pas.

Flick, à vrai dire, n’avait pas la phrase facile, sorti de quelques clichés tout faits, sauce quelconque et insipide du menu fretin d’eau courante, chaque libellé de punition équivalait pour lui à un accouchement, laborieux et douloureux, et d’où il s’échappait rompu, suant à grosses gouttes, faisant filtrer entre ses lèvres le rude souffle du travailleur fort de la tâche accomplie.

Ce qu’il y avait au bout de tout cela, on le devine : d’étranges et grotesques fœtus, des monstres d’une bizarrerie inattendue, germés en une cervelle oblongue de Prudhomme bouché et féroce ; des quatre jours de salle de police au cavalier Laviolette “ pour avoir collé une bougie au dos de sa brosse à pansage et commué ainsi ce meuble en chandelier ”, des six jours au cavalier Vergisson “ pour avoir fait du tapage dans la chambre, en mangeant sa gamelle, avec un pied de banc ”, des huit jours au cavalier Gueswiller “ pour avoir, sur le passage du brigadier Cannart, imité le cri de cet animal ”, et autres moutons à cinq pattes dont les maréchaux de logis faisaient des gorges chaudes entre eux et égayaient les déjeuners de la pension.

Certes, au cours de sa longue carrière, l’adjudant en avait vu de grises.

Nul comme lui n’avait connu l’odieux colletage avec la phrase récalcitrante, le mot qui se défend et s’insurge, l’expression juste qui ne vient pas ou ne vient que pour s’en retourner comme elle est venue, surgit, s’affaisse, reparaît, se redérobe, glisse comme une larme de mercure entre les doigts exténués.

Jamais, pourtant, aussi loin que le reportassent ses souvenirs, il n’avait eu affaire à si forte partie.

Exprimer, dans une langue à la fois élégante et précise, qu’un reflet de soleil échappé à une glace s’était venu loger dans son œil, lui devenait une tâche au-dessus de ses forces, et, ma foi, il vit le moment où il allait y renoncer.

Mais la pensée qu’un homme puni pourrait ne pas faire sa punition, lui insuffla du génie.

Subitement, il trouva !

D’une lourde écriture écolière, qu’on eût pu croire tracée à grands coups d’allumette ou de manche de porte-plume, il étagea en haut de la page blanche ces quatre lignes, qui, vingt minutes plus tard, miroitaient encore sous le jour : La Guillaumette, brig. S. de P. 2 jours (Flick, adjud.), pour avoir pris le soleil dans une glace et l’avoir jeté violemment à la figure de ce sous-officier ; après quoi, pleinement satisfait de lui-même, il partit procéder à d’autres exercices.

La Guillaumette était demeuré immobile, toujours courbé sur ses mains, à attendre qu’il ressortît.

Quand l’adjudant eut enfin disparu à l’angle d’un baraquement, le soldat enjamba la fenêtre, et, impatient de connaître son libellé, courut d’une traite au bureau.

L’ébahissement lui coupa le souffle. Il eut, des lèvres, une éloquente moue silencieuse.

— Hé ben, mon vieux, ça va bien ! Si avec ce motif-là j’y coupe d’être augmenté de huit jours au rapport de demain matin, je m’appelle pus La Guillaumette !

Et cette rassurante hypothèse n’avait en soi rien que de vraisemblable.

Aussi bien n’eût-ce pas été la première fois qu’un soldat eût payé, de quelques nuits de boîte ajoutées en sus du programme, la prose nébuleuse de Flick.

M. le colonel baron de la Gondrée, un monsieur qui ne plaisantait pas et chevauchait la discipline comme un simple général Boum, honorait la lecture du rapport d’une attention toute spéciale en ce qui concernait le chapitre des punitions. Quand il arrivait qu’un motif ne présentait pas de prime abord toutes les qualités de clarté et de lucidité désirables, il commençait par faire un geste de la main en disant au chef :

— Un moment ! Veuillez me recommencer cette phrase.

Ensuite de quoi, régulièrement aussi avancé que dans le principe, il octroyait à l’homme puni, pour être bien certain de ne point se tromper, huit jours de plus, qui faisaient le compte.

Ce n’était pas qu’il fût plus mauvais que nature. Mon Dieu, non, c’était simplement, ainsi qu’il le disait lui-même, “ un homme juste ”, qui tenait ses pierrots à l’œil et rebutait sur le fricot. En sorte que La Guillaumette, qui avait des raisons personnelles de le connaître sous ce jour, passa une journée assez mélancolique.

Et justement, sur les quatre heures, comme le pansage allait finir, le sous-officier de semaine parut au seuil de l’écurie, hurlant dans ses mains en cornet :

— Le brigadier La Guillaumette ! Le brigadier La Guillaumette !

La Guillaumette, surpris, sortit de la stalle et, son époussette à la main :

— La Guillaumette ? Présent ! C’qu’y a ?

— Le chef vous demande, dit le maréchal des logis. Et au trot, hein, si c’est possible !

— C’est bon, fit le soldat, j’y vais.

Il ramassa sa blouse et quitta l’écurie, n’augurant rien de bon pour lui de cet appel inopiné.

Le chef, Favret, travaillait à sa table. Il ne se détourna pas en l’entendant entrer.

Il demanda simplement :

— C’est vous, La Guillaumette ?

« Brusquement la porte s’ouvrit et le capitaine Hurluret apparut, suivi de Joussiaume, l’aide de cantine, tenant dans une main une carafe, dans l’autre deux verres à demi pleins d’absinthe. »

— Oui, chef.

— Eh bien, attendez une minute ; le capitaine veut vous voir.

Le capitaine ?

Que diable avait-il à lui dire ?

Décidément, ça se corsait ! Hurluret, à la vérité, était bien l’homme du monde dont il y eût le moins à craindre ; très fort pour le chambardement, ayant le coup de gueule facile et, à la rigueur, le coup de botte, mais en fin de compte un bon soulard, incapable d’une méchanceté, et empli pour ses hommes d’une grosse tendresse brutale, une tendresse de garçon boucher pour le bulldog dont il cingle les fesses de claques sonores et retentissantes.

Le brigadier concevait donc, de l’entrevue annoncée, plus de curiosité que de réelle inquiétude.

Il risqua, cependant :

— Dites donc, chef, c’est t’y comme ça à q’c’est que vous savez…

Mais le double, d’un geste impérieux, le fit taire. Il était plongé dans ses comptes, et, un crayon entre ses doigts, il revisait une colonne de chiffres. On l’entendait dans le grand silence de la pièce, mâcher des nombres entre ses dents :

— Cinq et cinq dix et trois treize, je pose trois et je retiens un ; un et sept huit et huit seize et neuf vingt-cinq : je pose cinq et je retiens deux.

La Guillaumette, le bec cloué, ne bougeait plus.


  1. Le brigadier-fourrier.