Flammarion (p. 173-190).

IV


Avec une énergie digne d’un meilleur sort, les deux soldats s’étaient remis en marche, traînant leurs pieds à même le sol, par crainte des éclaboussures, ouvrant l’eau devant eux, du bout carré de leurs bottes.

Mais tout à coup, à leur étonnement extrême, quelqu’un les héla dans la nuit, à mi-voix :

— Eh ! la coterie !

Les deux cœurs ne firent qu’un saut. Évidemment les naufragés de la Méduse ne virent point jadis avec plus d’émotion poindre dans l’horizon la tache sombre d’une voile.

Ils arrondirent leurs mains en cornet sur leurs bouches, et lancèrent dans la direction un appel retentissant :

— Oh hé, la coterie ! oh hé !

La voix reprit :

— Ne gueulez donc pas comme ça, tas de fourneaux, vous allez faire sortir le poste ! C’est t’y donc que vous êtes saouls ?

Et, sur le ton de la confidence :

— Vous êtes chauffés, vous savez ! L’adjudant a fait contr’appel, vous n’y coupez pas de vos huit jours !

Assez surpris, ne comprenant rien à cet avis, pas plus d’ailleurs qu’à cet organe mystérieux sorti d’une bouche invisible et dont ils sentaient le souffle sur leurs visages, ils tendaient le cou, les yeux arrondis en boules de loto. Et, subitement, un troisième nez vint se buter contre les leurs, une masse s’agita dans l’ombre, quelque chose comme un sac énorme surplombé d’un shako en forme de pot de fleurs.

Un hasard providentiel les amenait devant le quartier des chasseurs garnisonnés à Bar-le-Duc, sur la porte dite du fumier, que gardait un factionnaire engoncé dans le vaste manteau à pèlerine des nuits de pluie ou de grand froid.

Celui-ci, la face en avant, demanda :

— C’est t’y donc bien toi, Potiron ?

Le “ Bien sûr non ! ” de La Guillaumette que souligna un rire sonore de Croquebol, l’édifia immédiatement.

Il s’esclaffa :

— La blague est bonne ! Je croyais que c’était Mouillotte et Potiron ! Mon vieux, ces sacrés farceurs-là s’a tiré les pieds par d’sus l’mur pour aller faire un frotin au caoua ![1] Alors, comme ça, je croyais que c’étaient eux qui rappliquaient. Ah ben non, vrai alors, la blague n’est pas mauvaise !

Et il la jugeait, en effet, si excellente ! si excellente !! si supérieurement excellente !!! que, le rire le cassant en deux, il dut prendre un point d’appui sur le canon de son mousqueton.

À la longue, il se calma.

Il demanda :

— Qui c’est q’vous êtes ? On ne se r’connaît tant seul’ment point, avec ce chameau de temps-là !

La Guillaumette et Croquebol durent décliner leurs noms et qualités. Quand il sut qu’ils appartenaient au 22me, caserné à Commercy, il manifesta une curiosité excessive :

— Ah bah ! Une bath garnison, hein ?

« Suis bien la direction de ma main, dit-il en étendant le bras… »

Eux, ricanèrent :

— Oui, oui, mon salaud, j’dis comme toi !

Il s’exclama :

— Du coton ?

— Non, dit La Guillaumette, menteur !

Alors, il parut enchanté, et tout de suite, avec ce besoin d’épate particulier à l’enfant, et, par conséquent, au soldat, il commença de les éblouir, lâché dans une apologie bruyante de son régiment :

— Sûr alors q’c’est pas comme ici ! C’est franc, ici, y a pas d’erreur ! Pas de colon, pas d’lieutenant-colon ! c’est rien que le dépôt, ici ! Mon vieux cochon, j’ai vu des fois, ici, des semaines qu’on n’en fichait pas une secousse, ni une revue ni rien du tout ; pas un coup, quoi ! Ah ! y a du bon ici, tu sais !

Et il conclut :

— Moi, je m’appelle Bout !

Puis, sur sa question : “ Mais enfin, quoi c’est que vous fichez dehors d’un temps pareil ? ” La Guillaumette prit la parole et, du commencement à la fin, il conta sa petite affaire. Le soldat écoutait, prodigieusement intéressé, hochant la tête de temps à autre et lançant un : “ Eh ben, mon vieux… ! ” où tenait tout l’excès de sa surprise.

— La blague est bonne ! dit-il enfin.

La Guillaumette qui, avec un copain, ne voyait plus de motif à se gêner, aborda le point délicat :

— C’est pas tout ça : où q’sont les gerces[2] dans ce pays-ci ?

Le factionnaire dut estimer cette question singulièrement saugrenue, car il en eut un saisissement.

Il répéta :

— Les gerces ? En v’là t’y un’ demande ! C’est dans la rue Haute, parbleu ! au 119 !

— La rue Haute, dit le brigadier, je connais pas la rue Haute, moi !

— Tu connais pas la rue Haute ?

— Non, j’connais pas la rue Haute !

— Qué blague ?

— Quand j’te dis !

— Sérieusement ?

Le soldat ricana, pris de pitié devant une pareille ignorance.

— À c’t’heure, y connaît pas la rue Haute, celui-là !

Il eut un rire silencieux, fit “ Ah la la ! ”, leva les bras au ciel, et finalement daigna entrer dans quelques éclarcissements.

— En ce cas, coute-moi voir un peu, j’vas t’espliquer. Bon ! pour un coup q’t’arrives ed’vant chez Fatalot…

L’autre l’interrompit :

— Qui c’est ça, Fatalot ?

— Fatalot ? Ben c’est Fatalot ! répondit Bout le plus naturellement du monde. Tu connais pas Fatalot, p’t’être bien !

— Bien sûr, j’connais pas Fatalot ! Où c’est q’tu veux que je connaisse Fatalot ! Dis donc toi, eh ! Croquebol, tu connais Fatalot ?

— Fatalot ?

— Fatalot !

Croquebol secoua la tête :

— J’connais pas Fatalot !

Et en chœur :

— Connaissons pas Fatalot, nous !

— Mais si ! dit Bout sans s’émouvoir.

Il croyait à une équivoque, tant l’idée qu’ils pussent ne point connaître Fatalot dépassait sa compréhension. Il mit l’arme sur l’épaule droite et s’expliqua :

— Fatalot, voyons !… Fatalot !… c’t’y là qui tient auberge dans la rue de la Rochelle !

— Je connais pas la rue de la Rochelle, dit le brigadier.

C’en était trop : Bout s’assombrit, n’aimant pas bien qu’on le mystifiât et qu’on le fit monter à l’échelle.

Il détourna la face et dit :

— Ça ne prend pas !

— Quoi qu’y n’prend pas ? clama alors La Guillaumette que commençait à gagner l’impatience. Ma parole, mais il est malade, ce pierrot-là !

Le soldat affectait une dignité blessée :

— Oui, oui ça va bien, ça va bien ! Seul’ment, pour me m’ner en bateau, c’est macache et midi sonné. Tu t’es levé trop tard, mon colon.

La Guillaumette dut prendre le ciel et la terre à témoin de sa bonne foi, sortir la croix et la bannière et en appeler à Croquebol. En présence de leurs énergiques protestations, Bout, ébranlé, gardait pourtant un pli au front, en proie à un reste de méfiance. Il finit par être convaincu ; sur quoi, retourné comme un gant, il s’amusa dans les grands prix, gloussant, toussant, s’étranglant, à ravaler l’éclat d’une gaieté ironique :

— Ah ben non ! Ah vrai ! Ah là là ! Ce que vous en avez une couche, tous les deux !

De sa main libre il s’essuyait les yeux, avec ce haussement imperceptible de l’épaule qui pardonne à l’insolence en faveur de la bêtise. La Guillaumette se contenait ; Croquebol, qui n’avait pas compris, gardait un mutisme étonné.

Bout, protecteur, donna la marche à suivre :

— Suis bien la direction de ma main, dit-il en étendant le bras, et en plongeant, par inadvertance, son doigt ganté dans l’œil anxieux de Croquebol qui poussa un rugissement.

Il s’excusa :

— C’est rien que ça.

Puis :

— Coutez-moi bien voir un peu.

Les explications commencèrent.

La rue Haute et le “ 119 ” qui en constituait le plus bel ornement, n’étaient point le diable à trouver ; sûr que non ! lui, pour son compte, s’y fût rendu les yeux fermés. Il fallait, premièrement, qu’ils suivissent le canal, puis, parvenus devant le charpentage d’une église en construction, qu’ils tournassent brusquement à gauche et descendissent tout droit la rue de la Rochelle. (Ici reparut Fatalot, mais seulement à titre de détail, comme le point d’arrivée d’une première étape.) En face l’hôtellerie du susdit, une rue qu’il leur nomma, s’ouvrait, rue dans laquelle ils devraient s’engager et qui, elle-même, les jetterait en une deuxième rue, — qu’il leur nomma également. Cette deuxième rue les amènerait en une troisième, cette troisième en une quatrième, cette quatrième en une cinquième, et ainsi de suite jusqu’à une rosse de carrefour dont il avait perdu, il y avait beau temps, l’espoir de jamais réussir à se fourrer le nom dans la tête.

La Guillaumette proposa de passer outre, mais le cicérone s’y refusa d’un geste énergique de la tête. Il demeura le nez en l’air, les paupières battantes, reniflant bruyamment.

Il ruminait :

— Brig… Brouck… Brock… Breck !… Ah cré nom de Dieu de nom de Dieu ! C’est un peu rigolo tout d’même que je ne peux pas m’rapp’ler ce nom-là ! Mon vieux, je vais bien t’épater : imagine-toi que c’sacré carrefour-là, j’peux jamais m’rappeler son nom ! C’t’épatant ça, hein ? N’importe, ça n’fait rien.

Et, en effet, ça ne faisait rien, car dans le même temps il déclara s’être trompé, les avoir lancés sur une route où ils s’égareraient inévitablement. Il fit volte-face sur lui-même, tournant le dos, à présent, à l’itinéraire indiqué, le bras tendu dans la direction contraire.

— Bon ! Coutez-moi bien voir un peu !…

Cette fois fut la bonne.

On se serra la main :

— Eh ben, bonsoir, vieux, et merci !

— À vot’service ! Bonne promenade !

Le soldat reprit sa faction ; eux s’enfoncèrent dans la nuit, gaillards, pressant le pas, remis en belle humeur par la certitude de toucher désormais au but, pareils à ces chevaux éreintés auxquels rend du souffle et des jambes la seule approche de l’écurie. Au demeurant, plus d’erreur possible : toujours tout droit, c’était aussi simple que ça, avec un brusque crochet à un point nettement déterminé ! Et ils allaient, sous le bruit monotone et berceur de l’averse, arrachant chaque pas qu’ils faisaient à un lit de terre glaise élastique cramponnée à leurs semelles comme les filaments d’une colle-forte attiédie. Un mur sans fin filait à leur côté, un mur d’enceinte fortifiée, bâti de meulière et de ciment, dont de gigantesques bouquets d’arbres balayaient par instants la crête au-dessus d’eux, les flagellant du même coup, d’une aspergée d’arrosoir.

Il y en eut pour un quart d’heure, ensuite de quoi, avec une stupeur douloureuse, ils s’aperçurent qu’ils pataugeaient dans la boue grasse du cimetière !

Quel était ce mystère ?

Ils avaient crocheté, à coup sûr !

Hélas ! Hasard fatal et fait exprès pour eux ! une brèche avait été ouverte le matin même dans le flanc de la nécropole !


  1. Un billard au café.
  2. Les filles.