Flammarion (p. 153-172).

III


— Non, mais vrai, nous sommes fadés ! dit Croquebol éveillé enfin et que la stupeur cloua sous le porche de l’embarcadère. T’es pas fou d’nous emm’ner ballader par c’temps’là ! Quelle pluie, messieurs les gendarmes !

— Je m’en fous, dit le brigadier.

Croquebol reprit :

— Ça se peut bien, mais enfin ça n’est pas tout ça, faut voir à raisonner un peu ; quéq’ tu veux q’nous allions au claque, nous savons même pas ousque c’est !

— Je m’en fous ! dit encore une fois La Guillaumette scandant ses mots pour en corser l’énergie ; nous trouverons toujours, arrive !

Une rage l’entêtait, une de ces rages imbéciles qui ne s’abaissent point à discuter, le “ quand même ” sourd et aveugle d’un gaillard peu habitué à se voir marchander ses caprices et qui se butte à son idée fixe.

Croquebol qui le connaissait n’insista plus.

Il dit :

— Eh ben ! c’est bon, mon vieux ; à ton idée !

Sous leurs yeux une place s’ouvrait, qu’arrondissait en demi-lune une chaîne de becs de gaz tirebouchonnant dans le pavé. Ils s’y engagèrent sans parler, le shako en avant, la nuque couchée sous l’averse, la coquille du sabre posée sur l’avant-bras. Une rue qui s’offrit les tenta, mais ils n’y firent point vingt pas qu’un coup de vent brusque les prit de flanc, les jeta presque à leur insu dans une ruelle étroite et noire dont la lueur louche d’un réverbère à l’agonie baignait l’extrémité lointaine. La ville tout entière dormait, de ce sommeil pesant qu’entretient sans rêves le coup de fouet de l’eau sur la vitre.

Large et roux le cadran lumineux d’un beffroi planait sur elle, telle une lune démesurée.

Les deux cavaliers se hâtaient, rasaient les murs, accolés l’un à l’autre par l’exiguité du trottoir. Leurs lourdes bottes marquaient le pas dans le silence et des cascades dégringolées des toits tambourinaient le cuir épais de leur shako.

De temps en temps, une gouttière crevée leur lâchait une douche au passage.

— Il pleut, fit remarquer Croquebol.

À cette observation non exempte de justesse, le brigadier ne répondit rien. Depuis quelques instants déjà, il donnait des signes d’inquiétude, sondait anxieusement le noir autour de lui. Le fait est qu’ils étaient mal partis, fourvoyés en un véritable et inextricable labyrinthe, en un enchevêtrement de ruelles obscures, puantes, minables, pavées d’œufs, tombant les unes dans les autres ; si bien qu’ils y tournaient en cercle sur eux-mêmes, impitoyablement ramenés au même point par une fatalité absurde. Ils désespéraient d’en sortir jamais quand le hasard eut pitié d’eux : subitement, une fraîcheur leur monta au visage ; ils se trouvaient au bord de l’eau sans s’être rendu compte comment ils y étaient venus.

N’importe, ils suivirent la rive, sous un double rang de peupliers hurlant au vent, poussés au cul eux-mêmes, avec une violence telle qu’ils cambraient les reins sous l’attaque, fendant l’air de leurs ventres rebondis d’hydropiques.

Un pont de pierre se présenta. Ils le franchirent, s’engagèrent sur la pente rapide d’un faubourg.

C’était un de ces faubourgs équivoques de province, moitié chair, moitié poisson, sortes de traits d’union tirés entre la ville et la campagne, où le chaume et l’ardoise alternent, la maisonnette à volets verts et la porte charretière de la ferme.

Celui-ci leur parut vraiment interminable avec ses deux lignées de maisons crénelant de noir opaque le fond plus pâle de la nuit. Sur un sol inégal, fait de terre et de rocailles, ils commençaient de traîner la patte, pauvres diables dont le derrière s’accommode plus volontiers des trots secs que la jambe des marches forcées. La Guillaumette, principalement, que chaussaient des bottes trop étroites, souffrait, trop fier pour se plaindre. Nulle raison, d’ailleurs, pour que ça eût une fin ; après une maison, une autre, puis une bicoque, le mur effrité d’une étable, soufflant par ses étroites lucarnes le parfum tiède et pénétrant des crèches. Des coqs, mis en gaieté, claironnaient sous la pluie. Et, dans un ordre interrompu, des numéros se succédaient, sautaient de dizaine en dizaine, atteignaient à d’invraisemblables proportions : 300 ! 320 ! 330 ! sans qu’apparût jamais le bon, le vrai, le seul, le formidable numéro, flambant gaiement, sur une hauteur de deux pieds, derrière son treillage de laiton.

À la fin, ils se trouvèrent dans les champs et un éclair qui s’alluma à l’horizon leur en étendit sous les yeux toute l’immensité désolée.

Évidemment, ils avaient fait fausse route.

— C’est pas par ici, dit Croquebol.

Sombre, le brigadier répondit :

— C’est possible.

Le sang lui montait à la gorge, le congestionnait lentement ; toutefois, il jugea de sa dignité d’affecter une extrême froideur.

— Si c’est pas ici, dit-il d’une voix qui voulait être calme, c’est que c’est autre part.

Croquebol approuva :

— Y a des chances !

Et sur ce mot ils tournèrent bride, se remirent en marche, du même pas. Au cadran éclairé du beffroi communal ne piquant plus la nuit que d’une simple étincelle, ils virent combien ils étaient loin ! D’un bout à l’autre, à rebrousse-poil, ils n’en refirent pas moins le chemin parcouru, pris de face par le vent, cette fois, obligés de lutter corps à corps avec lui.

Ramenés à leur point de départ, ils prirent par la gauche étant venus par la droite, et côtoyèrent la berge opposée du canal. Vingt minutes, ils en arpentèrent le sol fangeux : Croquebol enfonçait dans l’herbe détrempée. La Guillaumette, par contre, tombé dans un filon glaiseux, amassait sous ses pieds d’énormes mottes d’argile et n’avançait plus qu’à coups de reins, stupéfait de se voir grandir aux côtés de son camarade. Un coude inattendu du chemin de halage leur fit donner du nez dans

le mur d’une usine, colosse sinistre et vague accroupi dans la nuit. À leur approche, trahie au cliquetis de leurs sabres, des chiens de garde mis en défiance donnèrent bruyamment l’alerte.

« Au cadran éclairé du beffroi communal ne piquant plus la nuit que d’une simple étincelle, ils virent combien ils étaient loin. »

— Cré tonnerre ! dit La Guillaumette stoppant sur place, v’là une autre affaire, à présent ! Pourvu que ces nom de Dieu là soient à l’attache ! Y sont foutus de nous dévorer.

Mais Croquebol le rassura :

— Laisse faire ! Y a pas d’erreur !

Lui était doué d’un œil de lynx, et sans trop de peine, malgré l’épaisseur des ténèbres, il distinguait la masse mouvante des molosses, leurs museaux puissants écrasés entre les barreaux d’une grille. Il fit même ressortir aux yeux du brigadier tout l’avantage de la situation : l’éveil donné, c’était la venue assurée d’un portier ou d’un gardien de nuit, d’un être animé, quel qu’il fût, capable de les orienter à travers ce patelin de malheur, de les lancer enfin sur la piste cherchée !

Et il disait vrai, en effet, car bientôt, au-dessus de leurs têtes, une croisée grinça et s’ouvrit, une forme blanchâtre flotta d’où sortit une voix demandant :

— Qui va là ? Qu’est-ce que vous voulez ?

Ils ouvraient la bouche pour parler mais une pudeur s’empara d’eux, ils canèrent devant la brutalité de la réponse, et ils demeurèrent immobiles, s’excitant à mi-voix l’un l’autre :

— Eh ben ! cause.

— Non ! dis y, toi !

— Pourquoi donc moi ? Dis-y toi même !

— Ah tiens !

— Q’ça peut t’faire ?

— Et à toi ?

— Mon vieux, j’ose pas !

— Kif-kif pour moi !

— Zut, alors !

L’homme, cependant, s’étonnait, s’inquiétait de ce sourd colloque dont le chuchotement étouffé lui parvenait jusqu’aux oreilles. Il réitéra sa question, qu’accueillit un même silence. Alors il ne douta plus : hors d’état, à cette distance, de distinguer leurs uniformes, il les prit pour des malfaiteurs.

Il cria :

— Attendez un peu, bougres de vauriens, vagabonds ! je m’en vais vous foutre un coup de fusil, moi, si vous ne fichez pas vot’ camp immédiatement !

Les chiens, égosillés, râlaient.

L’homme avait subitement disparu, parti sans doute chercher son arme.

Croquebol pris d’une inquiétude déclara :

— Mon colon, v’là l’moment d’ouvrir l’œil et le bon, et de faire attention au mouvement : y a de l’acret sûr comme je te le dis si nous ne nous cavalons pas à la minute.

— Tu crois ? fit La Guillaumette terrifié.

— Quien parbleu ! ça fait pas un pli ; ce client-là nous brûle la gueule comme à des pieds !

— ’ de Dieu ! ça s’rait un sale coup !

— Tu parles !

— En ce cas-là écoute, je vais te dire une bonne chose : faut nous tirer des galipettes !

— Y a qu’ça d’vrai ! et au trot, encore !

— Eh ben allons-y ; un’ deuss’ troiss’ ! Pas gymnastique et en avant ! Ah ! gueux de sort, en voilà une partie de plaisir !

Et ils prirent le pas de course.

L’important, désormais, était de rentrer en ville, et, pour ce faire, de traverser l’eau à nouveau. Une passerelle de bois vermoulu que rencontra la main de Croquebol dans l’ombre et sur laquelle, toujours courant, ils s’engagèrent, les remit dans la bonne voie — avec cette particularité toutefois, qu’elle commença par les déverser en pleine mare. Un lac maintenant s’étendait sous leurs pieds, et, au premier pas qu’ils risquèrent, une gerbe de boue jaillit de dessous leurs semelles, un feu d’artifice liquide retombant en gouttelettes serrées sur leurs mains et sur leurs moustaches.

— Halte ! commanda le brigadier.

Ils s’arrêtèrent.

Comme si, dans une courte accalmie, l’orage eût repris de nouvelles forces, la pluie, un instant suspendue, tombait avec un redoublement de violence.

Sur leurs têtes des torrents croulaient, des cataractes lâchées par un ciel éventré, et où de brutales rafales s’ouvraient passage en hurlant.

Derrière eux, le canal, roulant ses eaux gonflées poussait un gémissement lugubre et continu.

Hébétés, ahuris, les deux hommes tendaient le dos, abîmés en une soumission passive et silencieuse d’animaux roués de coups sans motifs.

Devant cette infamie du sort, cette lâcheté des éléments, La Guillaumette restait sans une révolte, Croquebol sans une remarque : c’était la stupeur douloureuse où jettent les grandes injustices !

Simplement ils roulaient des prunelles farouches, écarquillaient des yeux de fous dans cette obscurité de tombe.

Croquebol enfin, d’un mot navrant, dépeignit la situation :

— Nous sommes foudroyés, dit-il.

Il voulait dire “ fourvoyés ”, mais c’était là un lapsus léger et que rendaient excusable, d’ailleurs, ces circonstances exceptionnelles.

La Guillaumette, de son côté, poussa un soupir déchirant.

À la rage des premières heures, un découragement immense succédait, et subitement il s’expliqua, d’une voix plaintive, mouillée de larmes : c’était trop de déveine, à la fin ! Abomination de la désolation ! ligue férocement imbécile de toutes les guignes et de toutes les fatalités ! Il ne voulait plus rien savoir et il s’allait asseoir par terre, le derrière dans l’eau, la tête sous la pluie, en attendant que le jour vînt !

— Tu ne feras pas ça, dit Croquebol.

— Je le ferai ! déclara la Guillaumette, et quant aux cinq balles du chef je vais les foutre dans le canal !

Croquebol s’insurgea :

— Eh ! pas d’blague ! Rigole pas avec le pognon !

— Fiche-moi la paix, vociféra La Guillaumette, je ferai qu’est-ce qu’y me plaira d’faire ! ça ne te r’garde pas !

Et il esquissa le geste de fouiller à sa poche. L’autre dut se jeter sur lui, le paralyser de ses deux bras :

— Voyons, pays ! Voyons, pays !

— Lâche-moi ; criait le brigadier ; veux-tu bien me lâcher, cré tonnerre !

Puis, donnant libre cours au fiel qui l’étranglait :

— Non, c’est c’q’c’est fort, ça, aussi ! Je comprends qu’on soit muffe et qu’on foire dans mes bottes, oui, je l’comprends, seul’ment j’m’en vais t’dire une bonne chose : c’est trop salaud tout d’même de la part du bon Dieu, de nous lâcher, comme il le fait, ses robinets et ses réservoirs sur la gueule tout exprès pour nous embêter ! C’est un tour de cochon, mon vieux, voilà tout ce que j’ai à te dire ! Non mais vrai, r’gard’ moi un peu c’temps, si t’as jamais rien vu d’pareil ! Et tu crois que c’est pas une calamité, pour un coup q’nous avons cent sous, q’nous puissions s’ment rien en fiche ?

Au fond, il était aisé de voir que toute l’affaire était là ; que cette malheureuse pièce d’argent à la recherche d’une position sociale lui devenait petit à petit d’une intolérable pesanteur.

Quoi qu’il en soit, gagné à sa propre éloquence, attendri de sa propre infortune, le pauvre diable ravalait ses sanglots. Il avait réussi à atteindre la pièce et il la brandissait au-dessus de sa tête, flétrissant l’inclémence du ciel, d’un geste de protestation indignée.

À la fin, naturellement, il la réenfouit dans sa poche, semblable à ces suicidés par persuasion dont suffit à calmer le bel enthousiasme le souffle de fraîcheur d’une rivière prochaine.