Le Trésor de la caverne d’Arcueil
La Revue de ParisTome Seizième (p. 305-310).
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XIV.


Lorsque M. le comte d’Argenson se fut, ainsi que nous l’avons vu, débarrassé du prieur, maître paisible de la place, il se prit à considérer attentivement le lieu où il se trouvait. C’était une espèce de petite chambre ayant deux toises au plus en tous sens, bâtie tout en pierres fort propres et fort bien assemblées. De très grandes et très belles dalles de liais ajustées avec symétrie recouvraient le sol. Une frise basse régnait tout autour des murailles, et la voûte en berceau surbaissé, appareillée à l’allemande par une main très habile, posait sur une architrave d’un dessin très simple, mais de bon goût.

M. d’Argenson commençait a se demander d’où pouvait provenir cette construction souterraine, à quel usage elle avait pu être destinée ? Et comme il était, à ce qu’il paraît, de l’école historique qui voulait, je ne sais sous quel vain prétexte, que la bonne Isis autrefois eût quitté son beau pays d’Orient pour venir se faire adorer dans la banlieue de Lutèce, il cherchait déjà à reconnaître dans cette maçonnerie toute fraîche et toute moderne si ce n’était pas quelque antique substruction, quelques restes d’un temple jadis élevé sur cet emplacement, en l’honneur de la susdite déesse, quand tout à coup il aperçut au niveau du sol, tout à fleur des dalles, dans un angle du caveau, du côté opposé aux degrés que notre cher prieur avait descendus d’une façon si périlleuse, une ouverture ou orifice à peu près semblable a l’embouchure d’un puits, et de même dia-mètre.

Sa surprise fut grande, sa surprise archéologique, veux-je dire, et passant à de nouvelles inductions, il se mit à examiner ce que pouvait être cette solution de continuité dans le sol, et quels pouvaient en être le but et le sens.

Il vit alors au-dessous de lui, dans la profondeur de cette espèce de cylindre, une suite de degrés de pierre se superposant, s’attachant à un limon commun, et formant ce qu’on appelle vulgairement un escalier en spirale, une vis d’Archimède, comme il s’en trouve encore dans de vieux édifices gothiques, dans l’intérieur des clochers et des tours.

Le serviteur de M. le lieutenant-général qui tout d’abord, lanterne en main, s’était risqué à pénétrer dans ce repaire par le chemin peu sûr que venait de frayer si pittoresquement M. de Bacheville, ce serviteur, dis-je, fut encore le premier qui osa s’aventurer dans ce nouveau défilé, si étroit qu’un homme y pouvait passer à peine.

M. d’Argenson n’était pas non plus fort craintif de son naturel, et d’un pied résolu il se prit à descendre aussitôt marche à marche sur les talons de son valet. Rien n’est plus contagieux que la peur ou le courage.

Après plusieurs évolutions que faisait l’escalier autour de son noyau de pierre, ils se trouvèrent au bas des degrés, dans un caveau à peu près semblable à celui qu’il venait d’explorer au-dessus. Seulement les parois en étaient polies comme le marbre, et les assises taillées en biseau à la manière florentine, et rangées avec l’art particulier qui se remarque aux façades des palais toscans.

À la voûte en arête d’une coupe légère, et ornée de nervures sur ses bords, était suspendu un vieux candélabre. Les pierres de la surface portaient encore les traces de la fumée qu’avait dû jeter une flamme vacillante, éteinte déjà depuis plus d’un siècle, après avoir éclairé trop longtemps à regret de sa lueur confidente les accès de la plus immonde passion humaine, de l’amour de l’or ; après avoir assisté, agonisante elle-même, à une scène d’horreur et de désespoir.

M. d’Argenson donna une faible attention à toutes ces choses. Un passage étroit, ouvert devant lui, dans l’épaisseur de l’un des murs du caveau, et fermé par une grille de fer, avait attiré tous ses regards.

Au-delà de cette deuxième salle, il y avait donc encore quelque chambre dans laquelle devaient conduire ce passage et cette porte. Et là-dedans et au-delà, qu’y avait-il ? Une succession infinie de repaires se pénétrant l’un l’autre et s’étendant au loin dans les ténèbres, comme ces galeries naturelles où souvent le visiteur égaré trouve une fin solitaire et horrible, allait-elle se dérober et s’enfuir devant leurs pas jusque dans les abîmes de la terre ?

Il frémit, il hésita.

Enfin, surmontant ce premier mouvement de terreur indépendant de lui-même, il s’approcha, avec la bravoure apparente qui convient à un magistrat, du côté où l’issue mystérieuse était pratiquée dans le flanc de la muraille. Cette baie de pierre ressemblait assez au soupirail d’un immense fourneau.

M. le lieutenant marcha jusqu’au fond de l’embrasure, si étranglée qu’il pouvait à peine s’y maintenir, et lorsqu’il fut nez à nez avec la grille de fer qui fermait l’ouverture, il essaya de la pousser devant lui. Mais l’obstacle ne cèda pas.

Derrière la grille, l’obscurité était si profonde, que l’œil n’y pouvait reconnaître ni dimensions ni formes. M. d’Argenson y fit pénétrer à travers deux barreaux la lanterne sourde qui le guidait, et promenant çà et là cette lumière pèle et glissante, il parvint à distinguer peu à peu, dans une espèce de cellule toute bâtie en pierre comme les caveaux précédents, divers coffres ou meubles long des murailles.

Sur les dalles et non loin de la grille, deux masses assez informes et noirâtres gisaient à peu de distance l’une de l’autre — On eût dit deux cadavres étendus sur le carreau.

Attachant longtemps, fixement son regard sur ces apparences bizarres, dont les contours indécis s’effaçaient dans une ombre opaque, pour tâcher d’y démêler quelque silhouette moins incertaine, quelque indication plus précise qui pût l’aider à débrouiller le vague l’ambiguïté de ces étranges objets, M. le comte d’Argenson finit par reconnaître, d’une façon qui ne permettait plus le doute, que c’étaient bien là deux figures dans l’immobilité de la mort, deux corps humains jetés là sur le sol, comme des squelettes arrachés à leurs cercueils et foulés aux pieds un jour de colère et de profanation.

En même temps que cette certitude se fit jour d’une façon prompte et rapide dans son esprit, l’effroi se glissa dans son âme ; le froid de la peur courut dans ses chairs et glaça le sang dans ses veines. Sa lampe sourde lui échappa des mains, tomba sur les dalles et s’éteignit ; et il se retira en marchant à reculons, avec une expression étrange, jusqu’au milieu de ses hommes, qui étaient restés derrière lui dans le caveau, comme si les deux cadavres s’étaient dressés soudain sur leurs ossements et lui avaient parlé d’une voix sinistre.

Mais le bel usage et les mœurs élégantes ne souffrent pas les manifestations naturelles, la naïveté dans les sensations. M. le lieutenant-général réprima aussitôt le trouble involontaire qui s’était emparé de sa personne, trouble indigne d’un homme de bon goût, et reprenant son air habituel : — Je ne sais, dit-il, si j’ai été la dupe de quelque vision, mais il m’a semblé voir là-dedans deux espèces de fantômes ; oui, deux fantômes, deux spectres, étalés dans le fond de cette cage, comme deux tourtereaux couchés sur le sable d’une volière. — Tenez, voyez vous-mêmes, messieurs ; prenez un flambeau !

La grille était fermée par une serrure d’un mécanisme fort compliqué et fort étrange. Ce fut en vain qu’on chercha à en comprendre le secret et la combinaison. Impossible de mettre le doigt sur le ressort mystérieux qui devait faire tourner la porte sur ses gonds : il fallut briser la gâche et le pêne à coups de hache.

L’œil exercé et pénétrant de M. d’Argenson ne s’était point mépris dans l’ombre ; il avait parfaitement distingué tout ce que contenait la cellule. Il y avait en effet, comme il avait cru le voir, plusieurs coffres et plusieurs barils rangés à la suite l’un de l’autre le long des murs, et plus au milieu de la pièce deux espèces de spectres étendus sur les dalles.

L’un des deux corps, enveloppé dans un grand manteau de laine ramassé autour des flancs par une corde, semblait avoir été surpris par la mort dans une misère profonde. Point de linge sur la peau, et pour chaussures des lopins de cuir déchirés et troués, maintenus par des débris d’étoffe et des ficelles : contrefaçon hideuse des sandales d’un pauvre frère mendiant.

Une forêt de longs cheveux blancs en désordre, et une grande barbe blanche qui des yeux lui descendait jusque sur la poitrine, laissaient à peine à découvert quelques places d’un visage d’une maigreur extrême. Le front était plissé, des rides tortueuses rayaient dans tous les sens ses joues creuses et livides ; l’œil, affaissé dans son arcade, avait disparu sous le poids d’une paupière close et aplatie ; la bouche, encore entr’ouverte, paraissait avoir été tordue dans un dernier grincement convulsif ; toute la face avait une expression horrible de stupidité et de douleur. Les bras cruellement décharnés, les poings fermés et crispés avec force, portaient l’empreinte de nombreuses morsures faites à belles dents ; plusieurs places étaient déchirées et mises à vif, comme si elles eussent été broyées longtemps et avec force. Tout semblait indiquer que ce vieillard avait dû expirer dans les tortures de la faim et de la rage.

L’autre corps était celui d’un tout jeune homme. Le front appuyé sur ses mains en croix, la face tournée contre terre, il était prosterné dans toute sa longueur, à quelques pas plus loin que le vieillard, comme ces grandes figures en prostration que les artisans qui travaillent la pierre cisèlent quelquefois sur le couvercle des tombeaux pour représenter la morne image du désespoir.

Il était tout vêtu de cramoisi, haut-de-chausses et pourpoint, d’une étoffe riche et soyeuse, une manière de velours. La casaque qui était jetée à grands plis sur ses épaules était d’une forme agréable et élégante, mais d’une coupe fort ancienne, et telle qu’en portent encore aujourd’hui certains personnages de théâtre. Il avait autour du cou une fraise brodée fort ample et fort belle, et des dentelles fines aux poignets. En un mot, cet enfant, à en juger par la recherche de sa mise et le bon goût de ses vêtements, avait dû être, dans le temps où il avait été si cruellement surpris par la mort, un garçon fort distingué et fort à la mode.

Son visage était hâve, mais blanc ; une barbe blonde et naissante encadrait ses lèvres et dessinait le contour gracieux de son menton. Ses traits étaient fins et mignons, ses mains petites et délicates, et il y avait sur son front et dans toute sa physionomie inanimée et décolorée l’expression d’un calme et d’une candeur ineffable. On eût dit qu’il avait quitté la vie sans regrets, sans efforts, dans résignation. Il montrait au plus vingt ans.

Il faut croire que ces chambres souterraines étaient d’une construction bien saine et bien salubre, et que la dépouille mortelle de cet enfant comme celle du vieillard s’étaient trouvées dans un milieu bien exempt de toute humidité ambiante et de tout principe dissolvant, car elles étaient l’une et l’autre dans un état de parfaite conservation, ou plutôt de parfaite dessiccation, comme si elles eussent été soigneusement embaumées dans un cercueil. La peau sèche et adhérente aux articulations avait pris la dureté et la sonorité du parchemin, et le sang et la chair s’étaient réduits et volatilisés à ce point qu’ils avaient perdu toute pesanteur. Tels se conservent, dit-on, quelquefois dans le désert les corps des voyageurs engloutis par des tourbillons de sable.

Peindre l’étonnement de M. le lieutenant de police et l’ébahissement de ses commis devant une aussi étrange rencontre ne serait pas chose facile ; et ce qui surtout me serait impossible, ce serait de les suivre dans la foule d’imaginations et de suppositions que fit naître dans leur esprit la vue de ces deux corps, formant entre eux un si curieux contraste : l’un tout jeune, l’autre dans les dernières limites de la vieillesse ; l’un couvert de toutes les apparences de la misère la plus dégoûtante, l’autre dans la livrée du luxe et les soins de l’élégance ; l’un avec un masque hideux, image du vice et de la rage, l’autre avec une belle tête blonde, résignée et douce, comme celle d’un enfant dans le sommeil.

Comment ces deux infortunés avaient-ils trouvé la mort dans ce cachot ? Depuis quand étaient-ils là ? Qui pouvaient-ils être ? Voilà quelques-unes des mille et une questions que naturellement s’adressaient nos perquisiteurs, tout en se livrant à un bien triste examen, tout en considérant ces pauvres victimes, dont la fin avait dû être si cruelle, qui avaient dû succomber après une lente et affreuse agonie.

Quant à nous, qui sommes préalablement beaucoup mieux informé que ne l’étaient alors tous ces hommes de police, il est plus que vraisemblable que nous avons reconnu depuis longtemps, dans les deux spectres du caveau, maître Jean d’Anspach et son neveu Adolphus.