Le Trésor de la caverne d’Arcueil
La Revue de ParisTome Seizième (p. 301-304).
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XIII.


Tandis qu’on nous expédiait, deux à deux, vers notre prison provisoire, M. d’Argenson et quelques-uns de ses commis intimes se dirigèrent du côté où le bruit se faisait dans le parc, guidés qu’ils étaient par les cris, qui retentissaient toujours aussi aigus.

Ils s’enfoncèrent dans une espèce d’allée inextricable barrée par des tiges et des branches, et pénétrèrent, à travers les rameaux entrelacés et les souches tortueuses et bifurquées, dans un massif d’arbres et d’arbrisseaux serré et compacte comme le tissu d’une charmille. Au milieu de ce fourré il y avait une petite place occupée seulement par de hautes herbes touffues et quelques plantes grimpantes, des houblons et des lierres. Sous ces herbes, ils aperçurent un peu de terre fraîchement remuée et un trou qui semblait nouvellement formé par un éboulement. C’était du fond de ce trou que s’échappaient, comme s’élancent du sein du Vésuve le soufre et la lave en feu, les clameurs qui remplissaient de leur tumulte le calme profond de la nuit et des bois.

— Sang-Dieu ! dit M. d’Argenson, il y a quelqu’un par ici qui, mille bombes ! n’a pas fait vœu de silence chez M. l’abbé de Rancé !

— C’est vrai, monsieur le comte, et qui non plus n’a pas trouvé la paix dans le sein de la terre, cet asile du repos, ajouta un des serviteurs de M. le lieutenant-général, tout en se penchant sur le précipice et plongeant sa lanterne sourde dans l’ouverture.

À la clarté que répandait la lanterne, il fut aisé de distinguer sous la terre éboulée des degrés de pierre formant une descente assez semblable aux escaliers qui donnent accès aux caves dans nos maisons.

— Que ce soit l’échelle qui mène au moulin du diable, où tout autre traquenard menant dans tout autre mauvais lieu, bah ! je me risque, dit le même homme de police.

Et il se mit de son mieux à glisser dans le cratère et à descendre courageusement dans le ravin.

— Allez, allez, je vous suis, reprit M. d’Argenson ; mais prenons garde de renouveler l’histoire un peu surannée d’Empédocle.

Après avoir dévalé en tâtonnant et avec beaucoup de précaution une vingtaine de marches encombrées par la terre éboulée, ils se trouvèrent enfin sur un palier ou plutôt sur le sol d’une petite chambre souterraine, au milieu de laquelle était un objet énorme et noirâtre, qui, criant et gémissant, agitait de tous côtés ses membres et faisait d’inutiles efforts pour se relever, comme un hanneton qu’un écolier a mis sur le dos.

Nos hardis aventuriers s’approchèrent de cette masse informe et sinistre avec un redoublement de prudence, comme autrefois les Troyens s’approchèrent du fameux cheval. Ils explorèrent d’abord les parties les plus extrêmes et découvrirent, premièrement, une main et un soulier, puis un genou et un coude, puis l’autre jambe et l’autre bras, venant tous quatre se souder à un gigantesque abdomen, lequel se terminait par une large face humaine que défigurait une affreuse expression : c’était la large face de notre révérend prieur.

M. le comte d’Argenson le reconnut aussitôt, mais plutôt à sa corpulence qu’à ses traits.

— Que diable faites-vous ici, monsieur de Bacheville, et dans une pareille posture ? dit-il amicalement.

— Hélas ! monsieur le lieutenant, j’ai failli me rompre les os et perdre la vie ! l’ignore où je suis ; tout ce que je sais, c’est que terre a craqué sous moi, et que j’ai roulé longtemps comme un esteuf dans un jeu de paume.

— Plus de peur que de mal. Cela ne sera rien, mon révérend. Allons, mes amis, remettez monsieur sur ses pieds.

— Aisé à dire, coûteux à faire, repartit, se mordant les lèvres pour ne pas rire, l’agent qui le premier avait mis le pied dans l’abîme.

Et alors quatre des plus robustes exempts se saisirent de notre saint homme, et, le hissant comme un cric fait d’un fardeau, ils le mirent sur ses pieds tant bien que mal.

Cette entreprise accomplie, ces bonnes gens auraient pu dire, à l’instar d’Horace : Exegimus monumentum ; mais ils se contentèrent, sur l’injonction de M. le lieutenant, d’entraîner le pauvre moine hors de ce fâcheux réceptacle et de le conduire au château auprès de ses disciples, c’est-à-dire auprès de nous, dans l’appartement où nous étions enfermés.

Revenus de notre premier effroi, nous n’avions pas tardé à nous apercevoir dans notre prison que le prieur nous manquait. Dans le parc de guerre où l’ennemi les a conduits, après la déroute, le premier soin des vaincus est de se reconnaître et de se compter. Quand le loup rôde, le pâtre aussi compte ses brebis ; mais ici les brebis en étaient réduites à se compter elles-mêmes, le chef du troupeau étant perdu. Le bon moine était l’âme de l’entreprise et l’âme de la plupart de ceux qui en suivaient l’exécution. Aussi la remarque de cette absence vint-elle ajouter de nouvelles alarmes et jeter un grand découragement dans la compagnie.

Comment se faisait-il qu’il ne fût point parmi nous ? En sa qualité de coryphée, avait-il supporté tout le poids de la colère de M. le lieutenant ? Par respect pour son caractère et ses dignités, l’avait-on mis soigneusement à part, comme on avait fait de Suzanne par égard pour son sexe et pour sa beauté ? Chacun selon sa fantaisie une explication plus ou moins étrange, plus ou moins admissible, de cette disparition. Ceux qu’une foi sincère attachait au prieur, et qui brûlaient pour lui et pour la science occulte d’un zèle outré, ne voulaient voir dans ce fait que le résultat d’une faculté commune à tous les adeptes, celle de s’évaporer dans les ténèbres. D’impossibilité en impossibilité, ces fervents disciples en étaient arrivés aux choses plus merveilleuses en l’honneur de leur maître. Déjà quelques-uns parlaient vaguement d’apothéose, de transfiguration. Ils l’avaient vu tout à coup, au milieu du trouble général, du moins il leur avait semblé le voir, s’ils n’avaient point été le jouet d’une illusion, quitter légèrement la terre, s’effacer, s’amoindrir, devenir pure essence et gagner rapidement les régions du ciel.

Les choses étaient parvenues à ce degré d’exaltation, et il demeurait à peu près convenu que notre révérend prieur, réduit à l’état d’un être complètement métaphysique, se promenait dans les étoiles pour échapper aux poursuites de M. le lieutenant de police, quand bien malencontreusement cette admirable métamorphose, qui rappelait si ingénieusement la transformation de Daphné, la transsubstantiation de la perruque de Chapelain, reçut un bien furieux démenti.

La porte de l’appartement où l’on nous tenait en geôle s’était subitement ouverte, et la masse pesante de M. de Bacheville, plus terrestre et plus matérielle que jamais, avait été poussée au milieu de nous par les quatre hommes de police qui venaient d’opérer l’extraction du pauvre astrologue.

À cette réapparition si parfaitement improvisée, l’étonnement, comme on le pense bien, fut assez général ; mais le prestige qui l’accompagna, je dois l’avouer, fut d’un effet assez médiocre. Au désordre de sa mine et de sa parole, l’infortuné prieur joignait le désordre de ses habits ; et nos illuminés en eurent fort à rabattre, quand le bonhomme, pressé par leurs questions, en vint à leur raconter comment, en s’esquivant de la foule et cherchant une retraite dans le parc, il était tombé prosaïquement dans un trou.

Mais tandis que le bon M. de Bacheville nous régalait ainsi fort en détail de toutes les menues circonstances de son accident (ce qui vint très à propos me récréer, car je commençais à m’enfoncer dans une grande mélancolie et à regretter vivement dans mon cœur de m’être mêlé aux sottises de ces petites gens), M. le lieutenant-général de police poursuivait de son côté ses investigations dans le caveau du parc.

Laissons donc notre brave moine conter, reconter et raconter encore par le menu l’histoire et les épisodes peu nombreux et peu variés de sa chute, que nous pouvons nous flatter de connaître déjà très suffisamment.