Le Trésor de la caverne d’Arcueil
La Revue de ParisTome Seizième (p. 243-250).
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XI.


À l’époque fixée par le diable, ou plutôt par son compère le moine, pour la livraison définitive du trésor, c’est-à-dire à la lune nouvelle, comme nous l’avons déjà dit plus haut, tous nos illuminés, avec cette louable ponctualité qui caractérise les gens qui ont mis des fonds dans une affaire et qui ont un grand désir de ne pas voir leur montagne accoucher d’une souris, se trouvèrent fidèlement au rendez-vous.

Le programme, cette fois, avait été totalement changé. Ce n’était plus au cabaret de la Grève qu’avait dû s’effectuer notre rassemblement, mais à minuit, hors des murs de la ville, à la porte Gibard ou d’Enfer, dans l’enclos abandonné d’une ancienne tuilerie, et à jeun.

À jeun ! oui, à jeun ! notre révérend mystagogue l’avait voulu ainsi, attribuant à notre turbulence et à notre état d’ébriété le peu de succès de nos précédentes tentatives. Quant à moi, en ma qualité d’incrédule et de simple frère visiteur, trouvant que c’était bien assez de suivre le Décalogue de l’église et de faire vigile pour la saint André ou la saint Jean, je m’étais lesté l’estomac en tapinois d’un flacon de Bourgogne, d’un bon plat de fèves, et d’un quartier d’agneau.

Après beaucoup de discours préparatoires, d’exhortations et de remontrances répandus chemin faisant par notre vénérable prieur, qui semblait renouveler le miracle de la multiplication, non pas des pains, mais des paroles, nous arrivâmes à notre mont Circéen. Tout, aux alentours, était calme et paisible. Nous n’entendîmes ni les aboiements horribles des compagnons d’Ulysse changés en loups et secouant leurs chaînes dans les lucus sacrés, ni bruissement, ni épouvante. La nature entière paraissait prêter à notre marche insinuante et flexueuse l’attention d’un entomologiste qui surveille les pérégrinations de quelques insectes.

Le ciel, d’un bleu lazulique, tout moucheté et tacheté d’étoiles du zénith à l’horizon, avec l’écharpe blanche de la voie lactée suspendue à sa voûte, formait frises et toile de fond de la plus grande splendeur. De grandes masses d’arbres irrégulières et sombres, dans lesquelles quelquefois nous pénétrions, simulaient des coulisses naturelles bien profilées ; le rossignol chantait à la cantonade. Jamais, certes, action humaine, tragique ou sainte, n’avait eu un théâtre plus magnifique, un lieu de scène plus grandiose. Mais Dieu a dit au serpent : tu ramperas sur la terre ; à l’homme : tu travailleras ; au ridicule : tu te mêleras au sublime ; — c’est la loi.

Qu’étions-nous en effet ?… Quelques désœuvrés et quelques dupes allant grotesquement demander au sein de la terre le paiement d’une somme qu’elle ne nous devait pas ; au sein de la terre, à cet asile éternel et négatif, abîme de discrétion et de silence, la trahison d’un secret ! Autant eût valu demander à maître Jean d’Anspach de délier le cordon de sa bourse.

À deux heures du matin, nous étions enfin rangés devant l’entrée de la caverne, tous dans le recueillement, tous un genou en terre, tandis que notre prieur, prosterné, répétait ces trois paroles, auxquelles il attachait sans doute un sens sacramentel : Rorate cœli desuper.

Suzanne, debout au milieu du groupe, dans une sorte d’état extatique, semblait la veuve de Béthulie chantant le cantique d’action de grâces sur la montagne.

Elle était vraiment belle, cette jeune devineresse, avec sa stature ample et pittoresque, ses traits droits et fermes, ses yeux lumineux, son teint pâle, sa forêt de cheveux noirs roulés en turban avec grâce et négligence autour de la tête et garnis, en guise d’ornements, de sequins d’or attachés parmi les tresses.

Tous les ajustements, toutes les toilettes lui seyaient à ravir, à cette fille d’Eve, cela est vrai ! Elle était charmante, comme nous avons pu le remarquer, dans toutes les phases du costume ; cependant, je ne pouvais m’empêcher de proclamer dans mon cœur que cette nuit Suzanne se surpassait elle-même. On eût dit une de ces grandes créatures des anciennes races du monde, une courtisane de Babylone ou de Tyr, une prophétesse d’Hermopolis ou de Jephé.

Un beau justaucorps ou vertugadin de soie à larges raies, couleur d’orange et d’améthyste, faisant un jeu de lignes et se rencontrant sur les coutures en pointe de flèche, prenait étroitement le galbe de sa taille comme un damas tendu sur le fût délicat d’une colonne. De ce corsage collant et serré, tout garni de ganses d’or, s’échappait à grandes nappes, ainsi que les lames d’eau d’une fontaine, une jupe de moire qui ondulait aux reflets de la lune et descendait baigner et voiler mystérieusement ses pieds si mignons, chaussés d’une pantoufle orientale.

Tout au bas de son beau col, qui se balançait comme un rameau gracieux, s’enroulaient plusieurs tours d’un collier de grosses perles ; ces perles brillantes paraissaient s’incruster dans le porphyre de ses épaules comme l’anneau de riches fusarolles qui resserre dans son cercle élégant la campane et les feuilles d’acanthe d’un chapiteau corinthien.

Dans ses mains, petites comme la fleur du lys, blanches comme le calice de l’azalea, elle tenait une baguette divinatoire qu’elle courbait négligemment en arc de chasse. Ô Suzanne, jamais Amazone, jamais Pantasilée elle-même fit-elle fléchir plus élégamment sa cravache sur le flanc de son coursier ? Jamais reine, noire ou blanche, d’Éthiopie ou de Thulé, s’appuya-t-elle avec plus de séduction sur son sceptre ?

Que dis-je ? sceptres ou royaumes des rois, vous n’êtes que vanité et misère. Il n’y a qu’un seul sceptre et qu’une seule loi, et c’est le sceptre et la loi de la beauté !

Voilà l’oraison à Mme de Cythère, que je formulais avec enthousiasme pendant que notre gros prieur, avec sa manière gauche et pesante, continuait d’adresser ses patenôtres latines à je ne sais quel génie du paradis ou de l’enfer, et que ses adeptes, aux pieds de Suzanne, se morfondaient dans la plus humble componction.

J’ignore ce qui m’avait monté ainsi, mais j’étais, en ce moment, d’une exaltation peu commune. J’aurais volontiers mis en charade en action, l’apologue des trois larrons et l’âne, renouvelé le rapt d’Hélène, et laissé là, plus ou moins déconfite, toute cette bande de pauvres d’esprit et de florins.

Dans cette belle effervescence, l’œil fixé sur les lèvres couleur de rose de Suzanne, j’étais là, me disant, car rien ne transmue plus vite notre métal que la flamme de l’admiration, car rien ne tourne plus rapidement à la houlette et à la bergerie : — Que ne suis-je la guêpe agile au corselet mobile et zébré, j’irais suspendre mon alvéolée cette bouche de corail ! Que ne suis-je le petit roitelet joyeux qui recherche la demeure de l’homme, j’irais bâtir mon nid d’herbe odorante parmi les nattes épaisses de ses longs cheveux ! — Mais tout à coup je remarquai un mouvement de surprise chez tous nos compagnons d’aventure, et je crus entendre M. le prieur s’écrier avec effroi : — Nous sommes cernés !

Je me retournai et je vis, en effet, que nous étions enveloppés de tous côtés, non pas cette fois dans un cercle magique, mais dans un bon cordon de fantassins, mousquet sur l’épaule et sabre tiré.

Cela, je l’avoue, coupa un peu court à mes élans poétiques, et je me mis à jurer comme un soldat aux gardes suisses, sans ménager plus habilement la transition.

La chose cependant avait été bien faite. Il faut savoir, partout où il se trouve, s’empresser de reconnaître le vrai mérite ; et jamais certainement M. l’abbé de Pure n’avait eu le plaisir de voir un coup de théâtre exécuté plus subtilement dans la fameuse salle des machines.

— Bravo, dis-je au prieur, voilà une bonne camisade ! Qu’en pensez-vous, mon père ? Quant à moi, je trouve le coup délicieusement joué !

Le pauvre homme était dans une transe affreuse. Le visage altéré, tremblant comme une feuille, il me répondit tristement, voulant faire sans doute allusion à la trahison de l’apôtre Judas :

— Quelqu’un de nous, monsieur, achètera le champ du potier

Sur ces entrefaites, la haie de gens armés qui nous entourait s’ouvrit et se sépara respectueusement pour laisser passer quelques estafiers d’assez mauvaise mine, sauf le personnage qui marchait en tête, vêtu d’une riche casaque et orné d’une épée de parade. Celui-ci avait vraiment l’air d’un fort galant cavalier.

— Au nom du roi, messieurs, nous dit-il ôtant son grand chapeau garni de plumes, je vous arrête.

C’était le lieutenant-général de police, M. le comte Voyer d’Argenson ; plusieurs d’entre nous le reconnurent aussitôt, mais nous n’en restâmes que plus consternés et plus muets. Il poursuivit :

— Comment, messieurs, malgré tout le déplaisir que le roi a manifesté ressentir de toutes pratiques et opérations occultes et démoniaques ; nonobstant ses inhibitions, jussions et défenses, et l’ordre donné itérativement à tous ses parlements et à la chambre de justice de l’Arsenal de rechercher et punir avec rigueur tous les fauteurs de prétendue magie, vous venez, et à plusieurs reprises, vous livrer ici imprudemment aux actes les plus inflictifs et les plus coupables ?… Cela n’est pas bien !

Puis, s’adressant à chacun de nous, il nous interpella tour à tour, avec assurance, usant de tous nos noms et titres, comme si nous avions été pour lui de vieilles connaissances. Ces gens de police sont merveilleux pour cela. Ame qui vive n’échappe à leurs espies. Tout est couché, je crois, sur leurs registres comme sur le livre du destin. — Se tournant d’abord vers notre moine, qui avait bien la contenance la plus craintive et l’expression de visage la plus étonnée :

— Vous surtout, monsieur le prieur de Bacheville, vous me permettrez, dit-il avec douceur et politesse, de vous exprimer personnellement tout mon chagrin. Il me fâche qu’au mépris de votre saint caractère, vous, homme de religion et d’église, qui devez à tous la vraie lumière et l’exemple, vous vous laissiez aller à mettre ainsi tout le premier la pierre d’achoppement devant les pas de l’aveugle. Tant pis, le roi s’est fort emporté contre vous !

Passant ensuite au père Le Bègue, organiste du roi et de la paroisse royale de Saint-Roch, il reprit :

— Vous conviendrez au moins, vous, monsieur Le Bègue, dont j’honore d’ailleurs le bon esprit et le talent, que le roi est souvent fort mal obéi par ses officiers, par ceux-là mêmes qu’il a comblés le plus de ses grâces. Croyez-moi, vous avez un art entre les mains qui vaut mieux que toute la science philosophale.

Vint ensuite le tour du vieux chevalier de Bois-du-Val, d’un nommé Hans Wilhem Boscus, canonnier de l’évêque de Munster, d’un luthier de Paris, d’un riche apothicaire du Hurepoix, d’un comédien de la troupe du sieur Molière et de quelques autres encore, qui reçurent, chacun pour sa part, un petit coup de férule fort bien appliqué sur les ongles. M. le lieutenant-général possédait si bien le signalement de tous nos compagnons, qu’il allait de l’un à l’autre dans les groupes, désignant le prévenu dune façon formelle et directe.

Cependant j’espérais échapper, par un privilège particulier, à cette revue assez incommode, et je me blottissais de mon mieux pour cela derrière les épaules de notre immense canonnier du Palatinat, quand M. d’Argenson, s’approchant de moi et me saluant d’un air plus sévère que flatteur, dont je l’aurais bien dispensé, me dit à haute voix :

— J’aurais été surpris, monsieur de Brederode, si les Pays-Bas n’avaient pas été représentés dans cette affaire, eux qui ne manquent jamais de fournir leur contingent dans tout ce qui peut être désagréable au roi.

— Je ne suis ici, monseigneur, ni le représentant de ma nation, ni le représentant de mes goûts personnels, lui répondis-je vivement. Ne voyez en moi qu’un simple bayeur aux corneilles, un homme de la suite, un amateur.

Mais il ne m’entendit pas, sans doute. Il venait d’être frappé, ébloui, par l’apparition de Suzanne, qui sortait de la caverne, où, à l’arrivée de la force armée, elle s’était retirée précipitamment.

Par le ciel, il y avait bien de quoi faire tourner la cervelle à tous les magistrats de France !… Le trouble de la pauvre enfant, le désordre répandu dans sa personne, ne faisaient qu’ajouter plus encore au prestige naturel de ses charmes. C’étaient décidément l’air inspiré et l’allure majestueuse d’une sibylle.

Ma foi de gentilhomme, si Virgile lui-même ne l’eût prise pour Didon, et M. l’abbé de Fénelon pour Calypso !

Il vous eût fallu voir M. le lieutenant général, avec une flèche en sautoir dans le cœur, s’incliner et se reculer aussitôt pour faire la fameuse révérence en trois temps du bourgeois gentilhomme, tout en s’efforçant, comme un vieux chat, de cacher ses griffes dans le velours.

Il lui dit :

— On m’avait parlé de vous dans les termes les plus flatteurs, mademoiselle de la Filandière (il paraîtrait que Suzanne s’appelait ainsi ; je vous l’ai déjà fait remarquer, ces gens de police savent tout) ; mais la vérité surpasse toute prévision. Vous êtes de Bordeaux, n’est-ce pas, ou du moins des Landes près de Bordeaux ? Les femmes de chez vous sont bien belles !… Je regrette qu’avec tant d’éminentes qualités pour éveiller en votre faveur un honorable intérêt, vous vous adonniez à des menées fâcheuses, à des entreprises de charlatanerie. Mais vous êtes jeune, et l’on en a sauvé qui avaient vieilli plus que vous dans l’abîme.

— Je ne sache pas, monsieur, répondit Suzanne, qu’il puisse y avoir si grand mal à réclamer à la terre des biens qui lui ont été confiés par la peur ou par la folie, et qui pourraient être pour les vivants d’un véritable profit — Puis elle ajouta avec un demi-sourire : — Si le roi trouve cela condamnable, c’est que madame de Maintenon l’ennuie, et qu’il a l’esprit mal fait.

M. d’Argenson parut d’abord assez émerveillé de cette théorie un peu sauvage. Il reçut cependant la boutade avec courtoisie, se contentant d’appliquer deux doigts fort doucement sur les lèvres ravissantes de la belle nécromancienne, pour lui faire sentir qu’il était bien, même quand on était jolie fille, de parler du roi avec un peu plus de respect.

Il paraîtrait que les précédentes visites que nous étions venus faire à Arcueil, et que nous tenions pour très ignorées, étaient parfaitement connues, comme tout ce qu’on tient pour très secret. Le bruit s’en était répandu dans la ville. La gazette de la semaine en avait parlé. Le rédacteur s’y exprimait même d’une façon assez défavorable pour notre prieur. Il donnait à entendre, ce que certainement je ne consentirai jamais à croire, que celui-ci tirait de l’argent des personnes riches et crédules, sous prétexte de les faire subvenir aux frais matériels de ses opérations et de les associer à de futures bénéfices. Si cela était, je n’eus pas l’occasion de le vérifier par moi-même. Le bon homme me connaissait pour un panier percé ; d’ailleurs j’étais un néophyte d’une foi trop tardive et trop chancelante. J’ai toujours fait peu de cas de ce propos. Je sais que les gazettes ne vivent que de perfidie et de sarcasmes. Elles trouveraient du venin dans le bec rose d’une colombe.

Le roi avait lu l’article. Toute la cour en avait causé un soir qu’il y avait appartement, M. de Beauvilliers surtout, M. de Cavoye et M. du Maine, et là-dessus, un ordre bien exprès avait été intimé à M. le lieutenant-général pour qu’il eût à faire cesser le scandale sur-le-champ. — Il n’y avait donc ni apôtre infidèle, ni traître, ni faux frères, comme notre prieur se montrait disposé à le croire. Nous sommes ainsi faits, nous aimons mieux nous en prendre à la méchanceté accréditée des hommes qu’au cours naturel des événement.