Librairie Hachette (p. 91-94).


OÙ TOUT LE MONDE EST HEUREUX


Lorsque Charles eut pénétré chez M. Toupie, celui-ci le félicita tout d’abord de sa persévérance et de l’idée ingénieuse qu’il avait eue de monter sur l’arbre.

« Je vous suivais des yeux et j’ai applaudi… Vous ne vous imaginez pas combien de gens sont arrivés ici, touchant le but et s’éloignant, ne pouvant pas découvrir le lac.

— Oh ! vous savez… c’est une idée d’Arthur.

— Arthur ? Mais vous êtes seul ? Qui est Arthur ? demanda M. Toupie, feignant l’étonnement.

— Arthur, c’est mon ami ; grâce à lui, j’ai pu concourir. Il a eu toutes les bonnes idées. Il m’a conduit ici : enfin c’est un ami unique.

— Vous lui êtes reconnaissant ?

— Oh ! oui. »

Charles était si ému qu’il pouvait à peine parler. Bien que depuis trois mois il eût sans cesse pensé au concours, cette découverte était si soudaine qu’il ne pouvait y croire et, saisi d’étonnement, il considérait M. Toupie.

M. Toupie était un grand vieillard, à la barbe et aux cheveux blancs, aux yeux bleus très doux. Il était vêtu de noir, une chaîne d’or retenait sa montre et d’une de ses mains il caressait son chien, un superbe saint-bernard qui appuyait sa tête sur ses genoux.

« Permettez-moi une question, dit Charles après quelques instants de silence ; le trésor, n’est-ce pas, est dans le verger ?

— Oui, répondit M. Toupie, il est là. Dans ce verger débouche un souterrain qui, autrefois, devait communiquer avec le château de Lassalm. Le trésor, enfermé dans une cassette de fer, est caché dans ce souterrain. Je vais vous y conduire. »

M. Toupie et Charles, suivis du saint-bernard, sortirent de la maison et se dirigèrent vers le verger. M. Toupie, avec sa canne, écarta des ronces et des broussailles et Charles vit une petite trappe en fer toute couverte de rouille. Il se baissa, tandis que le chien passait sa tête sous son bras et reniflait avec force. Charles souleva un loquet, tira à lui la trappe et vit une petite cassette.

« C’est le trésor ? s’écria-t-il avec joie.

— Oui, mon enfant, il est à vous. »

Tandis qu’ils se dirigeaient de nouveau vers la maison, M. Toupie expliqua à Charles pourquoi il avait organisé le concours.

« J’ai perdu, dit-il, il y a longtemps, très longtemps, un fils très bon, très intelligent ; je ne m’en suis jamais consolé… Aussi me suis-je toujours occupé des jeunes garçons de votre âge. J’avais un ami et les neveux de cet ami…


la route était déserte.

M. Procope ! — Oui, Procope… ou plutôt Jacques Balman, car Procope est un pseudonyme qu’il a pris récemment… C’est un garçon ingrat, méchant… mais vous le connaissez, et il élève mal les enfants dont il a la garde. Je ne puis rien faire pour lui… Après un dernier fait inqualifiable, je me suis promis de ne plus m’occuper de lui et de l’oublier… C’est alors que j’ai organisé ce concours. Procope a fait l’impossible pour empêcher des concurrents de réussir : il a cherché à les égarer, et a indiqué de fausses pistes. Mais, je vous le répète, aucun de ceux qui sont venus jusqu’ici n’a eu l’idée de monter sur le peuplier !

— Moi, je l’ai eue, grâce à Arthur ! C’est lui aussi qui…

— Oui, oui, je sais, murmura M. Toupie en hochant la tête ; oui, oui, allez, je vous connais bien.

— Vous me connaissez ?

— Eh ! oui, mon ami Eh ! oui. Je suis un vieil ami de Mme Saint-Paul… Par Élisabeth Tourneur, elle était au courant de vos recherches. J’en ai été informé, j’ai admiré votre intelligence et votre persévérance.

— Je comprends maintenant quelques sourires de Mme Saint-Paul.

— Du reste, elle me parlait de vous bien avant le concours… »

Comme M. Toupie et Charles rentraient dans la maison, la corne d’une automobile se fit entendre dans le lointain. Coin ! Coin ! Coin !

« Ca, c’est du Colette ou je ne m’y connais pas ! » s’écria Charles en se précipitant vers la porte qui donnait sur la route.

M. Toupie sortit d’un pas alerte malgré son âge. En un instant, lui et Charles furent au milieu de la route. M. Toupie agita sa canne et son mouchoir en criant :

« Arrêtez ! Arrêtet ! »

C’était en effet l’automobile jaune conduite par Colette : son frère était à côté d’elle. Elle et ses compagnons avaient fait une très grande randonnée et avaient décidé de revenir par Roques pour prendre Charles dans le cas où il y serait encore. L’automobile stoppa.
charles grimpa sur le
peuplier.
Quatre « Ah ! » stupéfaits partirent de la voiture à la vue de Charles.

« Monsieur Toupie ! » s’écria Arthur. Il sauta de la voiture et se jeta sur Charles en l’embrassant.

« Tu as le trésor ! Tu as le trésor | Voilà le plus beau jour de ma vie ! »

Et Arthur, fou de joie, ne savait comment manifester son contentement. Colette, elle, regardait M. Toupie, comme pétrifiée d’étonnement.

« C’est vous, monsieur Toupie ! »

Élisabeth restait silencieuse comme lorsqu’elle était émue fortement.

M. Toupie riait ; puis, prenant l’oreille d’Arthur :

« Voilà un camarade, un ami, comme j’en ai rarement rencontré dans ma longue existence. »

Arthur devint cramoisi en entendant cet éloge. Dans leur émotion, les enfants se tenaient debout, immobiles autour de M. Toupie. Charles raconta rapidement comment il avait découvert le lieu de la cachette. Il proposa d’envoyer une dépêche à son frère Louis et une autre à M. et Mme Treillard ; Arthur était d’avis qu’il fallait télégraphier au Coq gaulois. Colette déclara qu’elle voulait visiter la maisonnette de M. Toupie ; quant à Paul, il souriait, heureux de contempler le vieux monsieur auteur de tant de bonheur.

Ce dernier fit entrer les voyageurs dans sa demeure. C’était une ancienne ferme qu’il avait modifiée entièrement à l’intérieur. On ne voyait, de la route, qu’une étroite façade, mais elle possédait une aile, dissimulée par un mur et des arbres, devant laquelle s’étendait une grande prairie, De là, on avait une vue magnifique sur le Puy.

« Voilà, mes enfants, dit M. Toupie, une maison qui vous réunira chaque année, si vous le voulez bien. L’habitation est assez vaste pour contenir beaucoup d’enfants et je serais si heureux que de la jeunesse vînt entourer mes vieux ans !

— Oui, oui, monsieur Toupie ! Nous viendrons chaque année près de vous. Quel bonheur ! »

Après ce débordement de joie, on songea à prendre le chemin du retour ; sur le seuil de la porte, Élisabeth s’arrêta en s’écriant :

« Regardez comme c’est beau ! »

Au loin, le soleil envoyait ses derniers rayons empourprés sur le Puy, iluminant les pierres brunes de la cathédrale.

Malgré leurs émotions, les enfants demeurèrent saisis devant la beauté de ce crépuscule.

« Allons ! descendons au Puy ! dit M. Toupie, car nous avons beaucoup de chose à faire.

— J’offre un champagne d’honneur à Charles et à Arthur, » déclara Paul tandis que les voyageurs s’entassaient dans la voiture, à l’exception de Charles qui revint sur sa bicyclette.

L’automobile s’arrêta chez Mme Saint-Paul ; elle reçut en riant toute la jeunesse qui lui annonça, non sans tumulte, le succès des recherches de Charles. Puis, Paul alla commander un dîner de gala ; M. Toupie accepta de se joindre à ses nouveaux amis ; Mme Saint-Paul resta chez elle, mais Colette avait couru chez une fleuriste et rapporta à l’aimable dame un magnifique bouquet de roses. Pendant ce temps, Charles et Arthur envoyaient à Versailles des dépêches enthousiastes.

Mais quelqu’un troubla la fête ; au moment où tous nos amis allaient se mettre à table, un domestique de l’hôtel vint annoncer qu’un inconnu désirait parler à M. Toupie. Avant même que ce dernier eût pu dire un mot, M. Procope parut derrière le domestique.

Charles et Arthur poussèrent une exclamation de surprise.

« Que voulez-vous et pourquoi venez-vous ainsi me déranger ? demanda sévèrement M. Toupie.

M. Charles Lefrançois n’est pas le gagnant du trésor, car c’est moi qui lui ai indiqué le lieu où il se trouvait.

— Oh ! s’écrièrent tous les assistants consternés.

— Attendez, dit avec calme M. Toupie. Comment lui avez-vous indiqué où était le trésor ?

— Dans une lettre que je lui ai écrite et qu’il a lue au moment de partir pour Roques, c’est-à-dire vers deux heures et demie.

— Bien, dit tranquillement monsieur Toupie en tirant une enveloppe de sa poche. Voilà cette lettre : Charles a eu l’idée de ne pas l’ouvrir, flairant un piège… et il vient de me la remettre. Tenez, regardez, votre lettre dans son enveloppe intacte. »

M. Procope blêmit et voulut sortir.

« Non, non, S’écria M. Toupie, lisez-la vous-même… Ou plutôt non… » Il déchira l’enveloppe, en tira une feuille de papier et continua : « Voilà ce que contenait ce perfide billet :

« Cher Monsieur, le trésor de M. Toupie est près de la maison située à Roques, entre les trois peupliers et les ruines du château de Lassalme. Entrez hardiment, il est là. Quant à nous, nous partons dans une heure pour l’Amérique où nous resterons de longues années.

« Gaston, »

« Ah ! s’écria M. Toupie, il n’a même pas eu le courage de signer de son propre nom !… Et comprenez-Vous la perfidie de cette lettre ? Si Charles l’avait ouverte, il ne pouvait plus concourir.
colette entra avec
un bouquet.
— Après avoir été si près du but ! dit Arthur en frémissant.

— Allons, partez, reprit M. Toupie en s’adressant à Procope. Vous n’avez plus rien à faire ici… »

Procope, la tête basse, sortit du salon sans qu’aucun mot ne fut prononcé par l’assistance.

On se mit à table. Bientôt la gaieté revint ; on forma des projets d’avenir réalisant tout ce que chacun souhaitait dans son cœur.

Au dessert, M. Toupie prit la parole.

« Mes enfants, je vous ai déjà dit combien je suis heureux que « mon trésor » ait été trouvé par Charles Lefrancois… Ce que je veux aussi que vous sachiez, c’est ma profonde satisfaction de le voir entouré d’amis aussi dévoués et aussi généreux… J’ai à leur annoncer une bonne nouvelle. Je viens d’apprendre que M. Tourneur est nommé professeur au lycée Henri IV, à Paris.

— Oh ! quel bonheur ! ne put s’empêcher de s’écrier Élisabeth.

— Comme Charles et son frère habiteront Paris… je le crois du moins…


colette porta un dernier toast.

— Oui… oui, opina Charles.

— Les deux familles pourront vivre ensemble dans une vieille demeure d’Auteuil où je suis si seul, Quant à Mlle Colette, qui a le bonheur d’avoir, ce que n’ont ni Élisabeth, ni Charles, je veux dire une maman, je suis bien sûr qu’elle et ses chers parents accepteront de venir passer quelque temps dans cette maison d’Auteuil… »

Colette se mit à battre des mains.

« Oui ! oui ! cher monsieur Toupie !

— Arthur, que nous surnommerons le modèle des amis, ira sans doute aussi finir ses études à Paris, et quelque chose me dit encore que ses parents s’installeront aussi dans la capitale pour resserrer son amitié avec notre brave Charles, dont ils n’ont eu qu’à se louer.

— Monsieur Toupie, s’écria Arthur, vous êtes un sorcier !

— Non, un très vieux monsieur qui aime les enfants.

— Bravo ! monsieur Toupie. Laissez-moi porter un toast à monsieur Toupie, s’écria Colette en se levant.

— Oui ! Oui !…

— Monsieur Toupie, nous sommes ici quatre qui avons pris part à votre concours : Charles, Élisabeth, Arthur et moi. Deux perfections, un étourdi et une enfant gâtée (Rires de l’assistance). Les deux perfections ont été récompensées de leur sagesse : l’étourdi, par amitié, est devenu aussi calme, prévoyant et réfléchi qu’un vieillard (Rires) ; l’enfant gâtée (Hé ! hé !) eh bien, elle a compris que la vie n’était pas gaie pour tout le monde et qu’il y avait des petites filles plus méritantes qu’elle qui n’avaient jamais été dans des autos ! Alors, elle a pris la résolution de ne plus faire ses trente-six mille volontés, d’écouter son institutrice et de partager tous ses plaisirs avec son amie Élisabeth !

— Chère petite sœur ! » s’écria Paul en prenant Colette dans ses bras et en l’embrassant tendrement, tandis que Mlle Marlvin essuyait ses yeux.

« Vive M. Toupie ! Vive M. Toupie ! »

Charles et Arthur accompagnèrent Élisabeth chez celle. En revenant, ils se donnaient le bras, mais ils demeuraient silencieux, ne pouvant exprimer le bonheur et la tendresse qui remplissaient leurs cœurs.