Librairie Hachette (p. 61-66).
UNE RENCONTRE



C’est un peu fort d’aller aussi vite ! » s’écria Charles, furieux, car il avait dû se coller contre un arbre et sauter de sa bicyclette, afin d’éviter un tas de cailloux.

— Ils boiraient un coup dans le gave, que cela ne m’étonnerait pas.

— Ne t’a-t-il pas semblé que l’automobile était conduite par une jeune fille ?

— Moi, je n’ai rien vu, » répondit Arthur, en s’essuyant la figure avec son mouchoir.

Ils avaient fini par mettre pied à terre et marchaient à côté de leur bicyclette, car la montée continuelle leur était pénible. Enfin, à un tournant de la route, alors qu’apparaissait à leurs yeux le clocher de l’église de Saint-Savin, ils aperçurent l’automobile jaune arrêtée contre une borne qu’elle avait heurtée ; une roue était disloquée.

« Çà, ce n’est pas volé ! murmura Arthur en apercevant les voyageurs groupés devant leur voiture.

— Nous allons leur offrir notre aide, n’est-ce pas ? proposa Charles.

— Si tu veux, mais pourrons-nous leur être utiles ? »

À ce moment, une autre automobile qui descendait de Saint-Savin s’arrêta, et le chauffeur, qui était seul dans la voiture, demanda si les voyageurs avaient besoin de ses services.

« Ma foi, s’écria un grand jeune homme, vêtu d’un cache-poussière, la tête coiffée d’une casquette et les yeux cachés par de grosses lunettes, ce n’est pas de refus. Si vous pouviez me remorquer jusqu’à Saint-Savin, ça m’irait bien. Je vais consolider ma roue. »

Les deux amis arrivaient sur les lieux de l’accident comme l’automobiliste achevait de prononcer cette dernière phrase ; Charles s’avança et dit en portant la main à sa casquette :

« Si nous pouvons vous être utiles, nous sommes à votre disposition.

— Je vous remercie infiniment ; nous allons essayer de continuer notre route en nous faisant remorquer. »

Alors Charles et Arthur reprirent leur grimpée, non sans avoir jeté un coup d’œil sur les deux voyageuses, dont l’une disparaissait dans le fond de la voiture, enveloppée de voiles de gaze. On ne pouvait distinguer sa physionomie. Quant à l’autre, qui avait sauté à terre,… c’était notre amie Colette. Les cheveux ébouriffés par la course, les bras nus au-dessus de ses gants tannés, l’air furieux, les yeux étincelants de colère, elle regarda les jeunes bicyclistes d’un air plein de dédain et se détourna pour surveiller la manière dont son frère s’y prenait pour réparer la roue.

« Elle n’a pas l’air commode, la petite demoiselle ! » dit Arthur en riant.

Quelques instants après, l’automobile sauveteuse, qui remorquait celle des Dambert à l’aide d’une corde, passa près d’eux.

« Ils n’arriveront pas en haut ! » s’écria Charles.

Il n’avait pas fini de parler que la corde qui reliait les deux voitures se rompit. L’automobile jaune fit une embardée et alla se jeter contre le petit parapet qui bordait la route.

Un cri s’éleva, poussé par la voyageuse si abondamment voilée, qui se crut à sa dernière heure. Frayeur bien exagérée, car le parapet arrêta l’automobile. Mais la roue déjà endommagée était désormais hors de service.


un chauffeur remorqua la voiture endommagée.

« Pour le coup, nous ne pouvons aller plus loin, s’écria Paul Dambert, et je n’hésite pas à vous demander votre aide, » ajouta-t-il en s’adressant à Charles et à Arthur qui s’étaient précipités au secours des voyageuses.

« Paul, Paul, s’écria Colette, Mlle Marvin est évanouie ! »

Paul se précipita, tandis que Colette ouvrait son nécessaire et en tirait un flacon de sels. On eut toutes les peines à dégager de ses voiles la pauvre institutrice, tant ils étaient serrés autour de son cou. Colette avec des mouvements brusques, les déchirait, embrouillait tout, sans réussir à les soulever.

« Si vous permettez, mademoiselle, dit Arthur, je m’y connais, car moi, j’ai une maman qui ne peut supporter l’auto et s’enveloppe de cette façon. »

On s’écarta et Arthur, d’une main très douce, défit rapidement les nœuds, débarrassa Mlle Marlvin de ce qui pouvait la gêner et lui enleva ses lunettes ; pendant ce temps, Charles avait couru à quelques pas, jusqu’à une mince cascade qui coulait du rocher ; il remplit d’eau un verre qu’il tendit à Mlle Marlvin.

Elle reprenait connaissance et son premier appel fut pour Colette. Sur le visage de celle-ci coulaient de grosses larmes : elle avait cru vraiment que son institutrice n’allait pas revenir à la vie.

Mais dès qu’elle fut rassurée, sa nature reprit le dessus, et sa figure eut de nouveau une expression volontaire.

« Qu’allons-nous faire maintenant ? Impossible d’avancer avec l’auto !

— Ah ! plus d’auto ! plus d’auto ! soupira Mlle Marlvin.

— Pardon ! excuse, messieurs, dames, interrompit le chauffeur de l’autre automobile, je pourrais vous aider… mais j’ai des clients qui m’attendent à Argelès, je ne peux pas les faire attendre, surtout que c’est des bons clients…

— Mais, s’écria Paul, vous pouvez nous envoyer une voiture d’Argelès ?

— Si j’en trouve une, pour sûr… mais payez-moi d’abord.

— Ah ! oui, dit Paul sérieusement, vous nous avez remorqué pendant cinq cents mètres… alors…

— J’ai ma corde cassée… mon essence… ma…

— Bon ! Eh bien ?

— Eh bien ! cinquante francs pour la corde, cinquante francs pour ma peine…

— Et le pourboire ? demanda ironiquement Paul.

— Dame ! ce que vous voudrez.

— Eh bien ! rien du tout, dit Paul ; voilà cinquante francs pour la corde, cinquante francs pour l’essence et rien comme pourboire… »

Le chauffeur esquissa un mouvement d’étonnement, mais, avant qu’il eût prononcé un mot, Paul ajouta :

« Faites-moi le plaisir de filer, ou vous aurez affaire à moi. »

Le chauffeur ne se le fit pas dire deux fois : il sauta sur sa machine et partit à fond de train.

« En voilà un qui sait gagner son argent à l’occasion !… Mais ce n’est pas tout ça… occupons-nous de notre affaire. D’abord, merci, messieurs… Je me présente : M. Paul Dambert, d’Arles…

— Je suis Charles Lefrançois.

— Et moi, Arthur Treillard….

— Nous voyageons pour notre plaisir, interrompit Charles qui craignit qu’Arthur ne révélât encore le but de leur voyage.

— Moi aussi, avec Mlle Marlvin et ma sœur Colette.

— Quel nom ravissant ! se dit Arthur en lui-même.

— Mais le plaisir pour l’instant n’est pas grand, Car Mlle Marlvin n’est pas en état d’atteindre Saint-Savin à pied.

— En tirant l’auto, ajouta Colette, en riant.

— En effet, répondit Charles. Alors voici ce que je vous propose : mon camarade et moi, nous allons aller jusqu’à Saint-Savin où nous trouverons un véhicule quelconque, automobile, charrette, calèche…

— Pousse-pousse ou palanquin ! dit Colette,

— Parfaitement, mademoiselle… et nous vous l’enverrons.

— Oui, seulement, reprit Paul, j’aurais bien voulu que l’un de vous restât pour m’aider à réparer l’auto, si cela est possible. J’ai une roue de rechange, et…

— Eh bien ! s’écria Arthur, je pars seul. Charles vous aidera.

— Moi, dit Colette, je vais aller à Saint-Savin avec M. Arthur… Si vous le voulez bien, ajouta-t-elle en se tournant vers Arthur. Je prendrai la bicyclette de M. Charles, je sais très bien monter.

— Non ! Non ! s’écria Mlle Marlvin, pas seule sur ces routes, dans ces montagnes !… Ça, Colette, je vous le défends.

— Mais je vais avec M. Arthur.

— Non, restez avec moi, Colette.

— Mademoiselle, intervint Paul, laissez donc aller Colette, elle va nous embarrasser ici.

— Ayez confiance en mon ami Arthur, dit Charles, qui aimait mieux que son camarade ne se rendit pas tout seul à Saint-Savin, vous pouvez lui laisser accompagner votre sœur. »

Colette, qui portait une robe à plis très large, n’avait pas attendu la fin de la phrase de Charles pour sauter sur la bicyclette de celui-ci et s’éloigner à toute allure. Arthur ne put que la suivre.

Mlle Marlvin faillit s’évanouir de nouveau sur les coussins de la voiture, tandis que Charles aidait Paul à soulever la voiture avec le cric.

Paul quitta son cache-poussière, son veston, releva ses manches jusqu’au coude, jeta sa casquette sur le bord de la route ; puis, ayant pris sa boîte d’outils, il se mit en devoir d’examiner sa machine.

Charles, lui, était un peu ému de l’état de Mlle Marlvin. Il retourna chercher de l’eau fraîche ; il déboucha un flacon de cognac qu’il trouva dans le panier de camping, et prépara un cordial pour l’institutrice. Après quoi, il s’occupa de la rassurer à propos de la nouvelle équipée de Colette.

« N’ayez aucune crainte, mademoiselle ; Arthur est un peu étourdi quelquefois… mais, depuis que nous voyageons ensemble, il s’efforce de remédier à sa légèreté. »

Puis, voyant que Mlle Marlvin était à peu près remise de son émotion, il se rapprocha de Paul qu’il aida. Malheureusement les avaries de l’automobile étaient trop graves pour qu’on pût y remédier sur place, avec des moyens de fortune.

Paul s’en aperçut vite, tout en causant avec Charles.

Celui-ci raconta comment ils passaient les vacances avec son ami. Ils venaient de Bretagne, parcouraient les Pyrénées ; après, ils ne savaient encore où ils iraient…

Mais le temps passait… et l’on ne voyait apparaître ni Colette, ni Arthur. Mlle Marlvin commençait à manifester quelque inquiétude.

L’institutrice allait et venait sur la route, épiant les voitures qui venaient de Saint-Savin.

« Mais, Paul, s’écria-t-elle tout à coup, c’est incompréhensible, ils devraient être ici ?

— Mademoiselle, songez que ce jeune homme a peut-être de la peine à trouver une automobile, ou une voiture.

— Cette petite est un démon, je ne devais pas la quitter… Je… »

Mlle Marlvin se tordait les mains.

« Voyons, mademoiselle, calmez-vous, dit Paul dont le front était pourtant un peu soucieux.

— Non, non, interrompit Mlle Marlvin, Colette est peut-être tombée dans un précipice. Votre ami (elle se tournait vers Charles) n’ose pas revenir… Je deviens folle… Impossible de rester ici une minute de plus… C’est affreux… »

Mile Marlvin était dans un état lamentable. De grosses larmes coulaient Sur ses joues ; elle avait déchiré ses gants, ses voiles pendaient dans son dos, son chapeau était incliné sur une oreille. Mais personne n’aurait songé à sourire, car son angoisse faisait pitié et les deux jeunes gens commençaient à partager son inquiétude.


charles courut chercher de l’eau fraîche.

« J’arrête la première automobile qui passe, s’écria-t-elle en se mettant au milieu de la route, et je vais à Saint-Savin.

— Moi, dit Paul, je file à pied. Lorsque je tiendrai Colette, gare à elle !

Paul commençait, en effet, à être furieux, un peu aussi contre lui-même.

« J’aurais dû ficeler cette écervelée… Ah ! la mâtine !

— Moi, dit Charles, je reste avec Mlle Marlvin.

— Merci, et surveillez l’auto. »


colette sauta sur la bicyclette de charles.

Paul se mit en marche à grandes enjambées et il disparut bientôt derrière un coude de la route.

Mlle Marlvin tournait sur elle-même, allait de droite à gauche, son mouchoir en lambeaux, son voile foulé aux pieds. Elle ne regardait plus dans la direction de Saint-Savin, mais au contraire du côté d’Argelès.

Charles ne comprit son intention qu’à la vue d’un nuage de poussière qui s’éleva au loin : Mlle Marlvin se mit au milieu de la route en agitant une grande écharpe blanche qu’elle avait prise dans la voiture.

L’automobile — une voiturette — était lancée à grande vitesse. Pourtant deux jeunes gens qui s’y trouvaient, ayant vu le geste de Mlle Marlvin, l’arrêtèrent et commencèrent par prononcer quelques paroles désagréables, parce qu’ils avaient failli écraser l’institutrice.

« Eh ! que voulez-vous ? Si c’est pour remorquer votre automobile, c’est bien inutile. Nous sommes pressés.

— Ce n’est pas pour l’automobile, c’est pour moi.

— Pour vous !

— Mais oui ; conduisez-moi jusqu’à Saint-Savin, je vous en supplie. Je suis dans une inquiétude…

— Elle a l’air un peu drôle, la dame, » dit le conducteur de la voiturette à son camarade.

Charles jugea bon d’intervenir.

« Messieurs, je vous prie instamment de conduire cette dame à Saint-Savin ; vous ferez un acte charitable. En chemin, elle vous expliquera dans quelle angoisse elle se trouve et vous comprendrez. »

Charles avait pris un air grave qui fit sans doute impression sur les automobilistes, car ils répondirent :

« C’est bon… mais nous serons serrés. »

Mile Marlvin saisit la main de celui qui conduisait en s’écriant :

« Oh ! merci ! merci. »

La voiturette ne contenait que deux places ; mais un des jeunes gens s’assit sur le marche-pied, Mile Marlvin sauta sur le siège avec une vivacité dont on ne l’aurait pas crue capable, et, tandis que l’automobile démarrait, elle cria à Charles :

Attendez-moi ici… Je…

Le reste de la phrase, criée par Mlle Marlvin à Charles, se perdit dans l’espace. Charles regarda la voiturette qui s’éloignait : puis il revint près de l’automobile endommagée, et s’assit sur les coussins en se disant :

« Maintenant, qui viendra me chercher ? »